jeudi 18 février 2016

Textes complémentaires Bonheur Désir

- Platon, Le Banquet : Le discours d'Aristophane.


«       Il me faut commencer par vous instruire un peu de la nature humaine et vous conter ses divers avatars ; car ce qu’elle est aujourd’hui n’est plus, loin de là, ce qu’elle fut jadis. D’abord, la race humaine se divisait en trois genres, et non point en ces deux seuls, mâle et femelle, que vous connaissez ; ce troisième genre participait des deux premiers et son nom, au moins, a subsisté jusqu’à nous : c’est l’androgyne dont la nature, comme le mot lui-même, tenait à la fois du mâle et de la femelle, et qui n’est plus de nos jours qu’un qualificatif insultant. Ensuite, chaque homme était tout d’une pièce, ayant le dos rond, les flancs en cercle, quatre mains et autant de pieds ; deux visages opposés, bien que tout pareils, au sommet d’un cou soigneusement arrondi, mais n’en formant pas moins une seule tête ; quatre oreilles, deux sexes, et le reste à l’avenant. Tantôt, ils marchaient tout comme nous debout sur deux jambes, dans la direction qu’ils avaient choisie ; tantôt, quand l’envie leur prenait de gagner du temps, comme les acrobates qui font la roue en tournant sur eux-mêmes pour finir par retomber sur leurs pieds ; et, comme ils disposaient de huit membres où prendre appui, ils atteignaient ainsi des vitesses fabuleuses. Or, s’il y avait des différences de constitution entre les trois genres, c’est que le mâle descendait du Soleil, la femelle de la Terre et le genre mixte de la Lune (car la Lune elle aussi participe des deux autres astres) ; et si leur nature et leur démarche rappelaient la sphère, c’est tout simplement qu’ils ressemblaient à leurs parents. Leur force, leur vigueur était si stupéfiante, leur orgueil si démesuré qu’ils s’en prirent aux dieux eux-mêmes, tentant d’escalader le ciel pour s’attaquer à eux, comme le raconte Homère, qui attribue d’ailleurs cet exploit à Ephialte et à Otus.

         Zeus et les autres dieux se consultaient donc, ne sachant quoi faire : pas plus qu’ils ne pouvaient les massacrer et faire disparaître leur race comme ils avaient exterminé les Géants par la foudre (car c’était voir disparaître avec eux les hommages et offrandes), ils ne pouvaient tolérer leurs bravades. Après s’être bien creusé la tête, Zeus enfin prit la parole : « Je crois que je tiens le moyen d’épargner les hommes tout en mettant un point final à leur licence : il n’est que de les désarmer. Je m’en vais donc les couper tous en deux : ainsi, du même coup, je les affaiblis et je double le nombre de nos fidèles ! Ils n’auront qu’à marcher debout sur leurs deux jambes ; et si, s’entêtant à faire les malins, ils ne veulent pas se tenir tranquilles, je les recouperai en deux, qu’ils en soient réduits à sauter sur une seule jambe, à cloche-pied ! »

         Aussitôt dit, aussitôt fait : il coupa les hommes en deux, comme on coupe les cormes qu’on veut mettre en conserve ou les œufs avec un cheveu. Et, une fois coupés, il chargeait Apollon de leur retourner le visage et une moitié du cou du côté de la coupure, afin que l’avant toujours sous les yeux ils apprissent un peu la modestie ; il le chargeait enfin d’achever leur remise sur pied. Apollon leur retourna donc le visage et, ramenant la peau sur ce qu’on appelle maintenant le ventre, il serra fortement, comme avec une bourse à coulisse, autour d’une ouverture unique pratiquée au milieu du ventre et qu’on nomme encore le nombril. Puis il effaça consciencieusement tous les plis et façonna la poitrine avec un outil pareil à celui qu’utilisent les cordonniers pour lisser le cuir sur la forme : mais il eut soin de laisser quelques rides autour du ventre et du nombril en souvenir de cette première épreuve.

         Les corps ainsi dédoublés, chacun poursuivait sa moitié pour s’y réunir. Embrassés, entrelacées, brûlant de ne faire plus qu’un, l’inanition et l’inactivité où les réduisait le refus de rien faire l’une sans l’autre les tuaient. Et, lorsque sa moitié périssait, la survivante en cherchait une autre et l’enlaçait, que ce fût une moitié de femme complète (ce que nous appelons précisément une femme aujourd’hui), que ce fût celle d’un homme ; de la sorte, la race allait s’éteignant. Pris de pitié, Zeus s’avise alors d’un autre expédient et leur transporte sur le devant le sexe que jusqu’alors ils portaient derrière, n’engendrant et n’enfantant pas entre eux, mais dans la terre, comme les cigales. Il le leur plaça donc là où vous savez pour leur permettre d’engendre entre eux par pénétration du mâle dans la femelle. Le but en était que l’union, quand elle se produisait entre homme et femme, assurât la propagation de l’espèce, et, quand elle se produisait entre hommes, provoquât à tout le moins une satiété qui leur permît, dans l’intervalle, de se tourner vers l’action et les autres intérêts de l’existence. C’est donc sans doute de ces temps reculés que date l’amour inné de l’homme pour son semblable, l’amour qui tente de retrouver notre condition première, de refaire l’unité rompue et de rétablir ainsi la nature humaine.

         C’est ainsi que nous sommes tous la tessère de quelqu’un, ayant été coupés en deux comme de vulgaires soles ; et nous passons notre vie à chercher notre moitié. Par conséquent, tous ceux d’entre nous qui sont des fragments du genre mixte qu’on appelait alors androgyne aiment les femmes, et c’est parmi eux que se recrutent la plupart des hommes adultères, comme les femmes qui aiment les hommes et celles qui trompent leurs maris. Par contre, les femmes qui sont des moitiés de femme, ne s’intéressant pas le moins du monde aux hommes, se tournent plutôt vers leurs pareilles : c’est là l’origine des tribades. Enfin, les hommes issus d’un mâle poursuivent les mâles et, tant qu’ils sont encore jeunes, comme ils sont des tranches de mâles, aiment les hommes, prenant plaisir à être dans leurs bras et à coucher avec eux. Ceux-là donnent les meilleurs enfants et les meilleurs adolescents du fait qu’ils sont, de nature, uniquement virils. Et quelle erreur de les accuser d’impudicité ! Ce n’est pas l’impudicité qui les pousse, mais la hardiesse, le courage et la virilité qu’ils ne peuvent retrouver qu’en leurs pareils. En voulez-vous une preuve ? Il suffit de constater que ces garçons, arrivés à leur maturité, sont les seuls qui se consacrent à la politique. Devenus hommes, ils aiment les garçons ; s’ils se marient, s’ils ont des enfants, ce n’est guère pour la règle ; car ils se contentent fort bien de vivre entre eux en célibataires. En un mot, ce sont des hommes qui aiment les garçons (et en sont aimés) parce qu’ils ne s’attachent jamais qu’à ce qui leur est semblable.

         Lors donc qu’un amoureux des garçons, ou des femmes, se trouve rencontrer sa moitié complémentaire, ils sont saisis l’un pour l’autre de tant d’affection, de confiance et d’amour qu’ils ne supportent plus d’être une seule minute détachés, si j’ose dire, l’un de l’autre. Et ces mêmes êtres qui passent toute leur vie ensemble seraient pourtant bien incapables de dire ce qu’ils attendent de leur union ; qui croirait en effet que le seul plaisir des sens pût les attacher pareillement à leur vie commune ? Leur âme, évidemment, cherche autre chose qu’elle ne peut dire, mais qu’elle pressent et sait laisser entendre. Et si, lorsqu’ils sont couchés ensemble, Héphaistos survenait, ses outils à la main, pour leur dire : « Qu’est-ce donc, vous autres, que vous espérez de votre union ? » et que, les voyant perplexes, il continuât : « Votre désir n’est-il pas de vous identifier si bien l’un à l’autre que ni jour ni nuit il n’y ait entre vous de distance ? Si c’est bien là votre désir, je vais vous amalgamer et vous fondre au feu de ma forge, afin que vous ne soyez plus deux, mais un, que, vivants, vous viviez tous les deux comme un seul et que, une fois morts, vous continuiez jusqu’au fond de l’Hadès à n’être qu’un au lieu de deux, partageant une commune mort. Mais voyez si c’est bien là votre désir, et si ce sort vous contenterait. » A ces paroles, nous le savons, personne ne dirait non, personne n’opposerait d’autre vœu ; chacun penserait simplement avoir entendu exprimer le désir même qu’il eut toujours de s’unir et de se confondre avec celui qu’il aime pour n’être enfin plus deux, mais un seul.  

         La cause en est que notre nature première était une et que nous ne faisions qu’un ; et ce qu’on nomme l’amour n’est rien d’autre que le désir et la quête de cette unité. Auparavant, je l’ai dit, nous étions un ; maintenant, par notre faute, nous nous sommes vu disséminer par le dieu comme les Arcadiens l’ont été par les Lacédémoniens. Il est donc à craindre que, si nous ne nous conduisons pas bien envers les dieux, nous ne soyons coupés en deux une fois de plus et n’allions déambuler comme ces personnages qu’on voit en bas-relief sur les stèles, sciés en deux selon la ligne du nez, u comme des tessères rompues. Voilà pourquoi on ne saurait trop s’exhorter, en toute circonstance, à la piété envers les dieux : ce sera le moyen d’éviter un nouveau châtiment pour trouver notre récompense sous les ordres et la conduite de l’Amour. Que personne n’entre en guerre avec lui (et c’est le faire que se rendre haïssable aux dieux), mais que chacun conclue plutôt avec lui un traité de paix et d’amitié, afin de trouver enfin cette autre part de nous-mêmes dont la rencontre est un bonheur qui n’est pas donné à tout le monde aujourd’hui. Et qu’Eryximaque ne vienne pas me couper la parole pour tourner mes propos en ridicule sous prétexte qu’ils viseraient Pausanias et Agathon ici présents (qui appartiennent, en effet, à cette minorité, et sont tous deux mâles de nature) ! Non ! C’est à tout le monde que je pense, hommes et femmes, quand je mets comme condition au bonheur de notre race que nous assumions notre amour et que nous trouvions le bien-aimé qui nous restitue à notre nature première. Si c’est là le plus grand des biens, il s’ensuit que ce qui s’en approche le plus sur terre sera le plus grand bien possible : et ce n’est pas autre chose, encore une fois, que la rencontre d’un ami selon son cœur.

         Si nous désirons chanter le dieu qui en est la source, nous chanterons l’Amour ; cet Amour qui, non seulement nous rend dès maintenant le plus grand des services en nous guidant vers notre véritable objet, mais encore nourrit nos plus grandes espérances d’avenir en nous permettant, pour peu que nous observions la piété envers les dieux, de nous rétablir dans notre primitive nature, de nous guérir et de nous élever à la parfaite félicité.

         Voilà mon discours, Eryximaque. »

 

Platon, Le Banquet, 189d – 193d, Poche, Pages 68 à 74 : Discours d’Aristophane
 
 
- Barbey d'Aurevilly, Les Diaboliques, "Le bonheur dans le crime" :
 
 
« « (…) ces deux êtres, immuablement beaux malgré le temps, immuablement heureux malgré leur crime, puissants, passionnés, absorbés en eux, passant aussi superbement dans la vie que dans ce jardin, semblables à ces Anges d’autel qui s’enlèvent, unis dans l’ombre d’or de leurs quatre ailes ! »
         J’étais épouvanté … « Mais, - fis-je, - si c’est vrai ce que vous me contez là, docteur, c’est un effroyable désordre dans la création que le bonheur de ces gens-là. 
-         C’est un désordre ou c’est un ordre, comme il vous plaira, - répondit le docteur Torty, et athée absolu et tranquille aussi, comme ceux dont il parlait, mais c’est un fait. Ils sont heureux exceptionnellement, et insolemment heureux. Je suis vieux, et j’ai vu dans ma vie bien des bonheurs qui n’ont pas duré ; mais je n’ai vu que celui-là qui fût aussi profond, et qui dure toujours !
« Et croyez que je l’ai bien étudié, bien scruté, bien persécuté ! Croyez que j’ai bien cherché la petite bête dans ce bonheur-là ! Je vous demande pardon de l’expression mais je puis dire que je l’ai pouillé … J’ai mis les deux pieds et les deux yeux aussi avant que j’ai pu dans la vie de ces deux êtres, pour voir s’il n’y avait pas à leur étonnant et révoltant bonheur un défaut, une cassure, si petite qu’elle fût, à quelque endroit caché ; mais je n’ai jamais rien trouvé qu’une félicité à faire envie, et qui serait une excellente et triomphante plaisanterie du Diable contre Dieu, s’il y avait un Dieu et un Diable ! »
Barbey d’Aurevilly, Les Diaboliques, « Le bonheur dans le crime. », Pages 145 – 146
 
« Je puis dire que je continuai de m’acharner à regarder et à percer dans l’intimité de ces deux êtres, si complètement heureux par l’amour. Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, mon cher, la pureté de ce bonheur, souillé par un crime dont j’étais sûr, je ne l’ai pas vue, je ne dirai pas ternie, mais assombrie une seule minute dans un seul jour. Cette boue d’un crime lâche qui n’avait pas eu le courage d’être sanglant, je n’en ai pas une seule fois aperçu la tache sur l’azur de leur bonheur ! C’est à terrasser, n’est-il pas vrai ? tous les moralistes de la terre, qui ont inventé le bel axiome du vice puni et de la vertu récompensée ! »
Ibid., Page 151
 
« je ne serais pas revenu à Savigny si je n’avais tenu à étudier macroscopiquement leur incroyable bonheur, et à y surprendre, pour mon édification personnelle, le grain de sable d’une lassitude, d’une souffrance, et, disons le grand mot : d’un remords. Mais rien ! rien ! L’amour prenait tout, emplissait tout, bouchait tout en eux, le sens moral et la conscience, - comme vous dites, vous autres ; et c’est en les regardant, ces heureux, que j’ai compris le sérieux de la plaisanterie de mon vieux camarade Broussais, quand il disait de la conscience : « Voilà trente ans que je dissèque, et je n’ai pas seulement découvert une oreille de ce petit animal-là ! »
            Et ne vous imaginez point, - continua ce vieux diable de docteur Torty, comme s’il eût lu dans ma pensée, - que ce que je vous dis là, c’est une thèse … la preuve d’une doctrine que je crois vraie, et qui nie carrément la conscience comme la niait Broussais. Il n’y a pas de thèse ici. Je ne prétends point entamer vos opinions … Il n’y a que des faits, qui m’ont étonné autant que vous. Il y a le phénomène d’un bonheur continu, d’une bulle de savon qui grandit toujours et qui ne crève jamais ! Quand le bonheur est continu, c’est déjà une surprise ; mais ce bonheur dans le crime, c’est une stupéfaction, et voilà vingt ans que je ne reviens pas de cette stupéfaction-là. Le vieux médecin, le vieux observateur, le vieux moraliste … ou immoraliste – (reprit-il, voyant mon sourire), - est déconcerté par le spectacle auquel il assiste depuis tant d’années »
Ibid., Pages 151 – 152
 
- Epicure, Lettre à Hérodote : Croyance en la non-intervention des dieux.
 
«       Il ne faut pas croire que les phénomènes célestes, les mouvements, les changements de direction, les solstices, les éclipses, les levers, les couchers et toutes les autres choses du même genre se produisent sous le gouvernement d’un être qui les règle ou doive intervenir un jour, s’il le faut, pour les régler, et à qui on attribue en même temps la béatitude et l’immortalité. Car les occupations, les soucis, les colères, les faveurs ne s’accordent point avec la béatitude, mais ont leur source dans la crainte ou dans le besoin qu’on éprouverait pour d’autres êtres avec lesquels on serait en rapport. […] Ce qu’il faut croire, c’est donc que les révolutions des astres étaient compris dès l’origine dans ces tourbillons qui chacun engendrent un monde. On doit d’ailleurs admettre que la physique accomplit sa fonction en approfondissant la cause des principaux faits relatifs aux astres, que notre félicité puise dans la connaissance des phénomènes célestes, la détermination de leur nature, et il en va de même à propos de tous les phénomènes semblables dont l’approfondissement contribue au bonheur.»
 
Epicure, Lettre à Hérodote, 76 à 78, Nathan, Pages 59 – 60
 
 

 
 
 
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire