Présentation :
Faire
de la philosophie, ce n’est pas exposer son opinion, dire ce que l’on pense,
donner son point de vue : c’est avant tout rendre compte des différents
débats qui sont possibles, expliquer des positions qui ne sont pas toujours les
nôtres, et interroger les idées qui, parfois, ne sont que des préjugés. La
méthode de la philosophie est alors : donner des armes à l’adversaire,
pour mieux lui reprendre par la suite (exposer la pensée de l’autre, en donner
des arguments, des exemples, et des références, pour ensuite montrer que sa
position comporte des problèmes, des paradoxes, des contradictions, et qu’une
autre manière de penser est possible).
Notions : Le bonheur ; Le désir
Thèse : Nous désirons tous être heureux.
Lorsque
nous parlons du bonheur, il semble que nous pouvons nous accorder au moins sur
un point : nous le cherchons tous, nous
désirons tous être heureux.
Critique :
La critique que l’on pourrait avancer
à cette affirmation consisterait à dire que certains préfèrent rester dans leur malheur plutôt que de chercher
à être heureux : c’est le cas, par exemple, de ceux qui ont à subir
un chagrin amoureux, ou, pire, le deuil d’un être cher.
Prise en compte de la critique :
On pourrait répondre à cela que ceux qui
préfèrent le malheur au bonheur ne sont pas lucides, raisonnables, au moment où
ils parlent : ils parlent et agissent sur le coup de la tristesse, d’une
mauvaise passion qui fait oublier ce
principe fondamental que tout le monde cherche à être heureux.
Définition :
Passion = Du latin passio, du verbe pati signifiant « souffrir ».
Emotion puissante et continue qui domine la raison.
On pourrait même aller jusqu’à dire
que ce désir du bonheur est en réalité enfoui au plus profond d’eux-mêmes, même
s’ils ne se l’avouent pas. Ce qui est intéressant de relever dans le cas de
celui qui déclare préférer son malheur à son bonheur, c’est justement qu’il
préfère quelque chose. En préférant rester dans sa tristesse, on pourrait dire
que, momentanément, il trouve là, dans sa tristesse, paradoxalement, son
bonheur. Le principe est alors le suivant : chaque être n’agit jamais qu’en vue de son bien. Même si le
dépressif par exemple se trompe sur ce qu’est son véritable bien (la vie
entourée de ses proches par exemple), en choisissant la tristesse, il choisit
ce qui, pour lui, à ses yeux, est son bien.
Critique 2 :
Pourtant, certains vont jusqu’à se suicider. Comment, dans le cas de celui
qui va jusqu’à attenter à sa vie, peut-on prétendre qu’il agit en vue de son
bien ?
Prise en compte de la critique 2 :
A cela, Pascal [1623 – 1662],
philosophe français du XVIIème siècle, répond, de manière
provocante, que même celui qui va se pendre agit pour son bonheur.
Texte
de Pascal :
« Tous les hommes
recherchent d’être heureux ; cela est sans exception ; quelques
différents moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait
que les uns vont à la guerre, et que les autres n’y vont pas, est ce même
désir, qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La volonté
ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes
les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre. »
Pascal (1623 – 1662), Pensées,
1669 (posthumes), Paragraphe 425
Pour celui qui se cause du tort, son
action vise tout de même un certain bien pour-soi : par exemple,
celui qui travaille dur dans ses études sacrifie une partie de sa vie pour
s’assurer un avenir. En somme, on ne se fait jamais du mal sans raison (le
suicidé cherche à échapper à ses problèmes ; celui qui se scarifie veut
attirer l’attention pour que l’on prenne en charge son mal-être). La véritable
raison de notre action peut nous échapper, être inconsciente, mais nous
n’agissons toujours que pour nous. Ainsi, après avoir pris en compte les
critiques, nous sommes en mesure de dire que chacun cherche à être heureux.
Problème : La définition du bonheur.
La difficulté apparaît alors lorsque
nous cherchons à réfléchir sur ce que nous souhaitons, désirons tous, lorsque
nous tentons de déterminer ce qu’est le bonheur. En effet, chacun avancera
alors sa propre « définition », sa propre recette du bonheur qui, parfois,
se trouve être inconciliable avec celle qu’avance le voisin : certains,
par exemple, trouveront leur bonheur dans une vie trépidante, faite
d’aventures, de voyages, de fêtes, alors que d’autres, au contraire, trouveront
le leur dans une vie rangée, une vie de famille à l’abri de toute
agitation. Différentes définitions du
bonheur semblent alors être utilisées, mais nous ne parvenons pas à déterminer
le concept du bonheur : nous discutons sur les différentes manières
d’accéder au bonheur, mais nous ne réfléchissons pas, à tort, pour déterminer
ce qu’est le bonheur. « Qu’est-ce qu’être
heureux ? » devrait être la première question à se poser, avant
même celle qui se demande ce que nous devons faire pour être heureux. Ainsi,
s’il n’y a pas de recette miracle du bonheur, si chacun a la sienne, il nous
faut réfléchir, non pas aux moyens de nous rendre heureux qui diffèrent selon
les individus, mais à ce qu’est la vie heureuse.
-
Sujet : Faut-il réaliser tous ses désirs pour vivre
heureux ?
La prudence, qui peut
être considérée comme l’une des formes de la sagesse dont le philo-sophe est
censé être amoureux selon l’étymologie de son nom philo-sophos, philo-sophia, nous amène nécessairement à ne pas trop déterminer certains
termes employés dans la question pour ne pas figer la réflexion.
En effet, si l’on suit l’opinion
commune selon laquelle « vivre heureux », c’est vivre satisfait,
c’est-à-dire dans le plaisir, alors la réponse à la question ne suscitera que
peu le débat.
Si l’on définit le bonheur comme
étant l’atteinte du plaisir, alors il ne faut pas laisser un seul de nos désirs
insatisfait : le faire serait s’exposer au sentiment de frustration, donc,
de mal-être, ce qui semble peu compatible avec le fait de vivre heureux. L’enfant
privé de bonbons par ses parents par exemple ne semble pas
heureux : la confrontation au « principe de réalité » théorisé
par Freud [1856 – 1939], médecin
autrichien fin XIXème – début XXème, et ici incarné
par les parents et leur règle qui va à l’encontre des pulsions, des envies de
l’enfant, suscite chez ce dernier la frustration, qui, au vu des pleurs et des
cris provoqués, ne semble pas correspondre au bonheur. Selon la psychanalyse
freudienne, le « principe de plaisir », opposé à celui de réalité,
nous semble alors plus conforme à l’idée que nous nous faisons du bonheur, de
la satisfaction. En effet, qui serait heureux du fait de se contenir, de
réprimer certaines envies, sous prétexte que nous vivions en société par exemple ?
Si, moralement, et légalement en ce qui concerne la France, je ne peux pas tout
dire par exemple car cela pourrait heurter certaines sensibilités, et
que, par conséquent, je me l’interdis, je peux ressentir de la frustration, de
la gêne : mon désir n’est pas réalisé, ce qui ne me procure pas le
bonheur. Celui qui parviendra alors à vivre heureux sera celui qui aura
l’audace de saisir sa liberté,
c’est-à-dire de s’affranchir de tous les codes sociaux et moraux, celui qui
osera tout dire, même si cela choque, pour que son désir personnel soit
satisfait : il faudra alors qu’il assume pleinement les conséquences,
sociales et judiciaires, de son acte transgressif. Ainsi, si l’on associe le
bonheur au plaisir, c’est-à-dire à l’absence de frustration, au fait d’oser
passer outre les interdits, alors celui qui vit heureux est celui qui met en
œuvre sa liberté absolue sans restriction.
Pourtant, il est important de ne pas associer le bonheur
uniquement au plaisir : d’autres définitions du bonheur sont
envisageables. Il ne s’agit pas ici de dire ce qui paraît pour nous important,
ce qui, selon nous, nous garantirait le bonheur. Nous réfléchissons à propos de
la nature même du bonheur, et non sur les conditions de ce bonheur : il ne
s’agit pas, pour le moment, de savoir si la famille et les amis constituent le
bonheur, mais de savoir ce qu’est le bonheur qu’ils sont censés être. La vie heureuse peut être définie, non pas
comme une vie de plaisirs, de satisfactions, d’anti-frustrations, mais comme une
vie loin de tout souci, tranquille, apaisée : une vie simple mais qui
permet enfin le repos, loin du tumulte du monde. Si l’on prend acte de cette
nouvelle définition du bonheur, faut-il encore réaliser tous ses désirs pour
atteindre la vie heureuse ? Celui qui satisfait la moindre de ses envies
pour éviter de connaître la frustration doit en assumer les conséquences
avons-nous dit : or, se confronter au regard de la société, et à sa
justice punitive, est-ce là ce qui nous garantira une vie calme, tranquille,
apaisée ? Il semble au contraire que celui qui a pour but cette vie de
repos doive effectuer un travail sur ses désirs, c’est-à-dire revoir ses
exigences à la baisse pour envisager vivre sereinement, sans souci. Celui qui
parviendra à désirer une vie simple et tranquille sera, ici, celui qui sera
heureux.
La question est alors ici de savoir si
vivre heureux signifie être satisfait et passe alors par la réalisation de tous
ses désirs, de toutes ses envies, pour ne pas connaître la frustration, même si
des risques sont encourus, ou bien si,
au contraire, la vie heureuse peut n’être pas la vie de plaisirs, mais la
vie tranquille, apaisée, qui est atteignable, non par la satisfaction de la
totalité de ses désirs, mais par un travail réalisé sur le désir lui-même.
Afin de répondre à cette question, nous
verrons d’abord en quoi le bonheur
peut-il passer par la réalisation de la totalité de nos désirs pour éviter la
frustration. Cependant, nous devrons
noter que vivre heureux peut aussi avoir le sens de vivre tranquille, apaisé,
serein, et que, par conséquent, cela peut passer par un travail sur nos désirs,
plutôt que par la satisfaction de la moindre de nos envies. Enfin, nous mettrons en garde face à
cette tendance que l’on peut avoir à transformer son désir pour gagner en
tranquillité : en effet, le désir ne doit pas devenir l’ennemi du bonheur.
I
/ Etre satisfait pour ne pas être frustré.
Si
l’on associe bonheur et plaisir, alors il semble qu’il faille réaliser la
totalité de nos désirs pour vivre heureux, c’est-à-dire pour ne pas vivre dans
la frustration.
A
/ Le désir insatisfait comme souffrance :
En effet, laisser un désir
insatisfait nous plongerait dans le mal-être : nous serions incomplets.
Désirer, sans atteindre la satisfaction de ce désir, peut être qualifié de
souffrance. Le désir étant l’expression d’un manque, si l’on veut vivre
heureux, alors il nous faut tout faire pour combler ce manque.
Référence : Platon :
Le désir comme manque, comme croyance au manque.
Ce lien entre le désir et le manque,
donc, entre le désir et la souffrance, remonte au moins à Platon, philosophe de l’Antiquité grecque (Vème siècle avant
Jésus-Christ). Il ne dit pas simplement que, désirer, c’est éprouver un
manque : il raffine un peu ce constat en disant, dans Le Banquet,
« Quand on ne croit pas manquer d’une chose, on ne
la désire pas. ». Ainsi, en réalité, ce n’est pas toujours le
manque véritable d’une chose ou de quelqu’un qui nous fait souffrir, mais
simplement dès lors qu’il y a la croyance en ce manque. C’est cette croyance au
manque que veulent placer en nous les publicitaires par exemple :
il faut que le consommateur soit persuadé qu’il a besoin du produit pour qu’il
soit poussé à l’achat.
Cette précision de Platon sur la
croyance au manque vient nuancer un discours qui est tenu dans Le Banquet, sous la plume de Platon, par
la voix du poète Aristophane : Le
Banquet étant un dialogue ayant pour thème l’amour, et guidé par la
question de savoir ce qu’est cet amour, Aristophane évoque alors le mythe de
l’androgyne originel qui aurait été coupé en deux par Zeus pour avoir voulu
prendre la place des dieux, et, depuis cette division, l’humanité n’aurait de
cesse de courir après sa moitié qui lui manque.
Vidéo :
Film d’animation de Pascal Szidon : Le discours d’Aristophane. (Lecture :
Jean-François Balmer ; Traduction : Luc Brisson ; Dessins :
Nicolas Thers)
Texte : Platon Aristophane Androgyne (Le Banquet, 189d – 193d)
Cependant, que le manque soit réel ou
fictif, lorsque le désir est ressenti, il faut tout faire pour le combler, si
l’on ne veut pas vivre dans l’insatisfaction, donc, dans le malheur.
Il est bien ici question de tout
mettre en œuvre pour connaître la satisfaction, pour ne pas ressentir la
souffrance de désirer. Ainsi, celui qui voudra vivre heureux selon cette
conception du bonheur devra franchir les différents obstacles qui peuvent se placer
entre lui et son plaisir.
Si l’on reprend l’exemple de la
relation amoureuse, du fait de retrouver sa moitié, la société peut bien
constituer un obstacle à la réalisation du désir : c’est là le ressort de
quelques tragédies. Dans Roméo et Juliette (1597) de Shakespeare (1564 –
1616 ; Royaume-Uni), c’est la rivalité entre les deux familles, les
Capulet et les Montaigu, qui constitue l’obstacle à l’union de ces deux êtres. Pour
vivre heureux, ils devront oser, avoir le courage de leur amour pourtant refusé
par leur entourage. Vivre au-delà du jugement d’autrui, affranchi, serait alors
la voie vers le bonheur, vers la satisfaction.
B
/ Oser vivre heureux contre la société :
Au-delà du poids de la sphère
familiale sur les décisions individuelles, la société peut également être un
frein à la pleine satisfaction personnelle en cherchant à limiter notre champ
d’action. En effet, le contrôle social des individus a tendance à nous figer
dans un rôle pré-déterminé par la foule, par l’opinion, par le préjugé, même si
notre désir consiste justement à nous affranchir de ces rôles sociaux.
-
Sartre :
La dénonciation du regard d’Autrui.
C’est cette tendance d’attribuer un
rôle social à chacun, et à ne voir dans l’individu que ce rôle (et non la
personne derrière le masque), que dénonce Sartre,
philosophe français du XXème siècle. Dans L’être et le néant
(1943),
il prend notamment l’exemple du garçon de café, avec lequel on a
tendance à communiquer uniquement en le considérant comme un garçon de café.
Cette fixation de notre nature par l’autre, qui tend à limiter nos possibilités
d’existence, est mise en scène dans Huis-clos (1944). Dans cette pièce
de théâtre, trois personnes sont en enfer, dans une pièce sans miroir, et leur
condamnation est de rester constamment les yeux ouverts. Cette situation
symbolise la persistance du regard d’Autrui sur nous, auquel on n’échappe
pas : on n’existe jamais que dans les yeux de l’autre, comme, dans cette
situation fictive, on ne peut se voir que dans l’œil de l’autre. Cela amènera Sartre
à faire dire à l’un de ses
personnages : « L’enfer, c’est les
autres. », qui ne faut pas comprendre comme étant une critique de
nos rapports chaotiques avec les autres, comme le dénonce Sartre lui-même :
« « L'enfer, c'est les autres. » a été
toujours mal compris. On a cru que je voulais dire par là que nos rapports avec
les autres étaient toujours empoisonnés, que c'était toujours des rapports
infernaux. Or, c'est tout autre chose que je veux dire. »
Sartre
Le regard d’Autrui, chez Sartre, peut
même exister sans que l’autre ne soit présent physiquement : rien que le
fait de se sentir observé, même s’il n’y a personne, montre cette omniprésence
du regard de l’Autre dans nos vies. Dans L’être
et le néant, il prend l’exemple du mari jaloux qui regarde par le
trou de la serrure de sa chambre pour voir si sa femme ne le trompe pas. Dans
l’exemple, le vent fait claquer une porte : à ce moment-là, le mari jaloux
croit que quelqu’un l’a vu. Ce quelqu’un l’aurait alors figé dans cette posture
de mari jaloux. Or, en tant qu’individu ayant de multiples facettes, nous refusons
de n’exister qu’au travers d’un seul rôle. Ainsi, pour vivre heureux,
c’est-à-dire, ici, pour vivre détaché du regard de l’Autre, alors il faut avoir
la force de ne vivre que pour soi, et non pour exister dans les yeux de
l’autre.
La société est alors un obstacle à
notre vie heureuse car elle exerce une pression sur nos décisions personnelles,
et elle a tendance à nous figer dans un rôle.
-
Diogène : La
société nous prive de notre nature.
Elle est également ce qui nous
éloigne de notre nature véritable qu’elle cherche à dissimuler sous les traits
de la civilité. L’ensemble des codes sociaux, de bonne conduite par exemple, de
politesse, peuvent être vus autrement que comme ce qui permet le vivre-ensemble :
en effet, ce ne seraient que l’expression de l’hypocrisie urbaine qui empêche
de voir ce que nous sommes vraiment. Ainsi, pour véritablement vivre heureux en
dépassant l’obstacle qu’est la société, il faudrait avoir le courage, non
seulement de ne vivre que pour soi, en prenant ses propres décisions, mais
aussi de vivre en marginal pour échapper au poids de la norme qui nous
dénature. Celui qui a réalisé cela est Diogène
de Sinope, dit le Cynique, philosophe grec du Vème – IVème
siècle avant Jésus-Christ, dont le projet est de s’éloigner le plus
possible de ce qui constitue la vie non-naturelle de la société.
Définition :
Cynique = Qui s’oppose effrontément aux principes moraux et à l’opinion
commune.
Diogène est connu pour son mode de
vie atypique : il vivait nu ou presque dans une jarre cassée en se
nourrissant de racines et d’oignons. Quelques anecdotes à son propos, relatées
par Diogène Laërce, biographe grec du IIIème siècle, illustrent son
rapport conflictuel avec la norme sociale qu’il dénonçait au profit d’un retour
à la nature même de l’homme.
Jean-Léon Gérôme (1824 – 1904), 1860
(Walters Art Museum, Baltimore)
Un jour, alors que Diogène buvait
dans une écuelle, il vît des chiens laper de l’eau croupie : il se rendit
alors compte que le récipient qu’il utilisait était inutile, était un
éloignement de la nature. Ce rapport aux chiens lui a d’ailleurs valu son
surnom : le Cynique (cynisme venant de kuôn
en grec, ce qui signifie « chien »). Une autre version de cette
légende remplace le chien par un enfant.
Il se promenait nu dans Athènes avec
un hareng sur la tête, et n’hésitait pas à uriner ou à copuler en public, dans
une démarche de provocation, anti-conformiste.
La tradition représente Diogène avec
une lanterne allumée en pleine journée et disant : « Je cherche un homme. ».
En effet, il cherchait un homme
véritable parmi les pantins artificiels de la société. Une autre interprétation
veut qu’il cherchait à démontrer, contre Platon, que le concept d’homme
n’existe pas, mais qu’il n’existe que des hommes concrets, particuliers. Platon
avait défini l’homme comme étant un animal bipède sans corne ni plume. Diogène se
promenait alors avec, à la main, un coq déplumé en disant : « Voici
l’homme de Platon ! », ce qui montre son irrévérence envers les
élites intellectuelles de son époque.
Enfin, alors qu’Alexandre le Grand,
roi de Macédoine du IVème siècle avant Jésus-Christ, lui demandait
s’il n’avait besoin de rien, Diogène lui aurait répondu : « Ôte-toi de mon soleil ! » (Mikròn
apò toû hêliou metástêthi),
en sous-entendant alors qu’il avait déjà tout ce qu’un homme a besoin pour
vivre.
Ainsi, pour vivre heureux, loin de
toute hypocrisie, en connaissant l’atuphia,
c’est-à-dire l’absence de vanité, il faudrait oser la marginalité de Diogène et
se libérer alors du poids que représente la société qui a toujours tendance à
exercer des pressions sur l’individu pour le rendre conforme à ses normes.
-
Rousseau :
La « rusticité » contre la
société des courtisans.
D’ailleurs, Rousseau, philosophe suisse du XVIIIème siècle,
s’inscrit dans cette même idée, notamment dans le Discours sur les sciences
et les arts (1750),
dans lequel il répond négativement à la question : « Le progrès dans
les sciences et les arts a-t-il contribué à épurer les mœurs ? »
posée par l’académie de Dijon. Il y met en lumière les avantages de la « rusticité », c’est-à-dire de
l’attitude du campagnard, qu’il oppose à la société qui corrompt la nature de
l’homme :
« C’est sous
l’habit rustique d’un laboureur, et non sous la dorure d’un courtisan, qu’on
trouvera la force et la vigueur du corps. »
Rousseau, Discours sur les sciences et les arts,
1750, I, Poche, Page 30
Alors que la société nous fait perdre
la « vigueur » naturelle du corps, Rousseau se veut nostalgique des
lutteurs de l’Antiquité gréco-latine qui exerçait leur force physique
nus :
« L’homme de
bien est un athlète qui se plaît à combattre nu : il méprise tous ces vils
ornements qui gêneraient l’usage de ses forces, et dont la plupart n’ont été
inventés que pour cacher quelque difformité. »
Rousseau, Discours sur les sciences et les arts,
1750, I, Poche, Page 30
Rousseau critique même le raffinement
social du langage qui dénature notre rapport à la réalité :
« Avant que l’art eût façonné nos manières
et appris à nos passions à parler un langage apprêté, nos mœurs étaient rustiques, mais naturelles. »
Rousseau, Discours sur les sciences et les arts,
1750, I, Poche, Page 30
-
Le mouvement
contestataire hippie : Le retour à la nature.
Plus récemment, et tout de même dans
un autre contexte idéologique, on retrouve ce discours pro-nature opposé à un
mode de vie urbain dans le mouvement contestataire hippie des années 1960.
Définition :
Hippie = Mouvement des années 1960 rejetant la société de consommation et
prônant la non-violence, la liberté en tous domaines et la vie en communauté.
Les hippies veulent s’affranchir du
mode de vie bourgeois, et de ses normes sociales, sur différents plans :
social, politique, et même sexuel. Ils ont le désir, comme Diogène et Rousseau
qui les ont inspiré, d’adopter un mode de vie naturel, libéré des contraintes
sociales.
Adolf Just (1859 – 1936), auteur
allemand que l’on peut considérer comme étant l’un des inspirateurs du
mouvement hippie, a d’ailleurs écrit un manifeste intitulé Retourner à la nature !. Il prônait notamment des méthodes
naturelles de guérison, à base d’argile. En 1918, il créa le Heilerde-Gesellschaft (la société de
guérison par la terre) dont l’auteur allemand Kafka (1883 – 1924) fut l’un des
patients.
Les premiers hippies sont alors des
allemands venus s’installer aux Etats-Unis : Bill Pester, en 1906,
s’installa à Palm Canyon en Californie, en vivant dans une hutte ;
Maximillian Sikinger, en 1935,
s’installa dans les monts Santa Monica en Californie pour inciter les
américains à devenir des « nature
boys ».
Aux Etats-Unis, dans les années 1960,
le mouvement hippie prend de l’ampleur à l’occasion des contestations contre la
guerre du Viêtnam (1955 – 1975) : il devient anti-militariste, et toujours
pro-nature.
= Une manifestante offre une fleur à
un militaire le 21 octobre 1967 lors de la grande marche vers le Pentagone
contre la guerre du Viêtnam.
Cet anti-militarisme prend la forme,
en France, dans les années 1970, de la lutte du Larzac au cours de laquelle des
hippies et des militants d’extrême-gauche sont venus soutenir, pendant près
d’une décennie, les paysans menacés d’expropriation par le projet
gouvernemental d’extension d’un terrain militaire.
Certains slogans alors scandés à
l’époque étaient clairement anti-militaristes et pro-nature :
-
« Faites
labour, pas la guerre. », reprenant le « Faites l’amour, pas la
guerre. (Make Love, not War) »
des militants américains contre la guerre du Viêtnam.
-
« Des
moutons, pas des canons. »
-
« Le blé fait
vivre, les armes font mourir. »
-
La contestation
hippie sur le plan politique :
Les hippies s’opposent à tout type
d’ordre. L’un des slogans de la révolte de mai 68 en France cherche alors à
refuser tout ce qui est susceptible de faire naître en nous la frustration, la
non-réalisation de nos désirs, en disant : « Il
est interdit d’interdire. ».
Ainsi, les hippies vivent
marginalisés, parfois nus, ou avec un style vestimentaire singulièrement
différent du conformisme ambiant (couleurs vives contre le costume gris,
notamment), en refusant la société bourgeoise capitaliste et ses codes.
L’un des symboles du mouvement hippie
est le fait de porter les cheveux longs, pour vivre en fonction de la nature,
et non en fonction des contraintes sociales, notamment militaires : le chanteur
Antoine, en France, défendait d’ailleurs le droit de porter les cheveux longs
dans sa chanson Les élucubrations
d’Antoine (1966).
« Ma mère m’a dit : « Antoine, fais-toi
couper les cheveux »
Je lui ai dit « ma mère, dans vingt ans si tu
veux
Je ne les garde pas pour me faire remarquer
Ni parce que je trouve ça beau
Mais parce que ça me plaît.
Oh yeah ! » (qui est devenu l’un des slogans du
mouvement hippie)
Pour se libérer de la façon de penser
dominante, les hippies sont, il est vrai, connus pour leur consommation de
drogues, notamment du LSD, destinée à ouvrir l’esprit et à renouveler les productions
artistiques en se détachant des codes
hérités de la tradition, selon leurs dires.
Ils prônent également l’amour libre
pour contester le modèle traditionnel du couple marié.
Ils prônent également des pédagogies
alternatives destinées à déconstruire les rapports traditionnels
d’autorité : on parle alors de déscolarisation, d’ « écoles
sauvages » ou « écoles parallèles ».
Ils contestent également la société
de consommation individualiste : cette contestation a pris la forme, aux
Pays-Bas, du mouvement libertaire Provo (1965 – 1970) à Amsterdam qui appelait
notamment à peindre son vélo en blanc et à le laisser à la libre disposition de
chacun, défendant ainsi la gratuité et luttant écologiquement contre la
circulation automobile.
Le mouvement Provo contestait l’ordre
de la société industrielle. Sur un plan plus local, le mouvement Provo
s’opposait à la monarchie néerlandaise. Le mouvement Provo entrait alors en
lutte contre l’ensemble de la société néerlandaise :
« Il s’agit d’un mouvement politique qui secouera la société hollandaise bien policée au
milieu des années soixante. Amsterdam est le théâtre de violents affrontements
en 1965 – 1966. Le phénomène a fait grand bruit à l’époque parce qu’il
représentait une forme de contestation globale, voire de rejet de la société. »
Patrick Rotman (historien), Mai 68 raconté à ceux qui ne l’ont pas vécu, Seuil, 2008, Page 22
En France, cette tendance à la
contestation prend la forme du mouvement révolutionnaire situationniste,
revendiquant un hédonisme libertaire, dont le slogan est : « Vivre sans temps mort et jouir sans entrave. ».
Définitions :
Hédonisme = Du grec hêdonê qui signifie
« plaisir ». Doctrine qui fait des plaisirs le but de la vie.
Libertaire = Partisan de la liberté absolue de
l’individu sur le plan politique et social.
Situationnisme = Mouvement d’avant-garde culturel et
politique des années 1960 dont les analyses et les formes de contestation
radicale de la société de consommation ont exercé une influence particulière
lors de la révolte de mai 1968.
L’un des meneurs du mouvement
situationniste, Guy Debord (1931 – 1994), prône le fait de « changer le
monde » en employant « tous les moyens de bouleversement de la vie
quotidienne » pour se réapproprier le monde contre le capitalisme, et l’art contre toutes les traditions.
Debord rejette alors tout type d’ordre :
« C'est un beau moment, que celui où se met en
mouvement un assaut contre l'ordre du monde. »
Guy Debord
Un autre situationniste, belge, Raoul
Vaneigem, prône, dans son Traité de
savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967), un
« renversement de perspective », une révolution :
« Dans une société qui abolit toute aventure, la
seule aventure possible, c’est l’abolition de cette société. »
Raoul Vaneigem, Traité
de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, 1967
Le problème d’une telle position
hédoniste défendue par les « Situs » (« Vivre sans temps mort et
jouir sans entrave. ») est qu’elle a servi, par la suite, le consumérisme
capitaliste qu’elle était censée dénoncer, en faisant de nous des individus ne
vivant que pour leur plaisir, des consommateurs. C’est ce que dénonce Pascal
Bruckner :
« Le fameux slogan situationniste « Vivre sans
temps mort et jouir sans entrave » était un idéal consumériste. Il se
voulait libertaire, il était publicitaire. »
Il est d’ailleurs symptomatique de
voir le parcours personnel d’un des inspirateurs de la révolte de Mai 68, Jerry
Rubin (1938 – 1994 ; Etats-Unis), qui se revendiquait des situationnismes
comme Vaneigem : il devint l’un des premiers actionnaires d’Apple et se
fit fervent républicain, soutien du président Reagan.
Ainsi, pour vivre heureux, c’est-à-dire, ici, pour vivre
satisfait, il nous faut nous affranchir du poids de la société qui cherche à
influencer nos décisions personnelles (Roméo
et Juliette), à nous figer dans un rôle unique (Sartre), à nous éloigner de
ce qu’est l’homme (Diogène), à corrompre la nature de l’homme (Rousseau), et à
imposer un mode de vie bourgeois (hippies).
La société n’est cependant pas le
seul obstacle à ma liberté totale, à ma licence, c’est-à-dire à ma
liberté excessive à l’égard des normes : en effet, la société ne se
contente pas de la coutume, de la loi implicite, tacite, mais
l’institutionnalise dans l’Etat. Ainsi, l’Etat et ses lois écrites qui
impliquent des sanctions si elles sont transgressées constitue une forme de
tentative de limitation de mon comportement qu’il me faudra contourner pour
connaître la satisfaction totale. Ainsi, celui qui vit heureux ne devra pas
seulement faire preuve de courage face aux normes : il faudra également
qu’il assume les conséquences de ses transgressions, y compris les conséquences
pénales. Il ne faut pas craindre la sanction pour vivre heureux, sans quoi nous
risquerions de nous restreindre dans nos actions.
C
/ L’hédonisme contre la morale :
Cependant, la norme n’est pas
seulement sociale ou politique, institutionnalisée : elle est aussi morale. Bien évidemment, agir
moralement, c’est-à-dire dans le respect de la dignité de l’autre, limite
ma liberté, et, par conséquent, ma possibilité de réaliser la totalité de mes
désirs, donc, de vivre heureux selon notre première conception du bonheur. Pour
vivre enfin heureux, pleinement satisfait, notre comportement ne peut se voir
cadré, pas même par des impératifs moraux. Ainsi, le principal obstacle que
l’on retrouve lors de la transgression des normes sociales, politiques, ou
morales, est celui du poids de la culpabilité : celui qui vivra heureux,
pleinement satisfait, devra assumer ses actes au point de ne pas regretter son
comportement passé.
Il nous paraît impossible de
commettre un acte immoral, illégal, et contre les normes sociales, sans
éprouver de remord : nous osons espérer que le criminel, l’assassin, par
exemple, ne peut s’en sortir sans au moins être torturé par sa conscience.
Pourtant, n’est-ce pas là une manière
qu’ont les honnêtes gens de se rassurer ? Ils se disent que le criminel
peut certes échapper à la justice, mais qu’il n’échappera pas à sa conscience,
à ses regrets d’avoir commis le Mal. Pourtant, est-ce une nécessité, pour le
criminel, de se sentir coupable et de regretter son geste ? Il y a des
criminels qui ne regrettent rien, et qui sont heureux. C’est ce que nous
rappelle le romancier du XIXème siècle Barbey d’Aurevilly (1808 – 1889), dans son ensemble de
nouvelles intitulé Les Diaboliques (1874),
et notamment dans une nouvelle au titre évocateur ici : « Le bonheur
dans le crime. ». Il s’agit de l’histoire du comte Savigny qui engage
comme domestique au service de sa femme malade sa propre maîtresse, Hauteclaire
Stassin, qui, pour l’occasion, se fait appeler Eulalie. A la suite d’une
soi-disant maladresse dans l’administration du traitement de la comtesse,
celle-ci avala de l’encre, ce qui la conduisit à la mort. A la suite de cet
assassinat, le comte et sa maîtresse n’éprouvaient aucun remord, et vécurent
heureux : le comte garda même à son service sa maîtresse comme domestique,
en bravant les commérages, alors qu’il aurait dû, en toute logique, la renvoyer
si elle avait véritablement commis une erreur provoquant la mort de la
comtesse.
Texte :
Barbey d’Aurevilly Diaboliques
Ainsi, on peut vivre heureux dans
l’immoralité, aussi étonnant que cela puisse nous paraître.
Le dernier obstacle qu’a à surmonter
celui qui veut vivre pleinement satisfait est celui de la religion, qui n’est ici qu’une tentative désespérée de réintroduire
de la morale dans le monde des hommes en leur faisant craindre l’enfer et
espérer le paradis. En effet, celui qui se satisfait pleinement n’agit pas en
fonction d’un ensemble de dogmes qui n’ont pour but ici que de cadrer le
comportement de l’individu. L’individu heureux est alors ici nécessairement athée,
c’est-à-dire qu’il croit en l’inexistence du divin. Dans cette conception des
choses, on peut même aller jusqu’à se moquer de l’attitude religieuse qui
limite la liberté de manière déraisonnable, c’est-à-dire en partant du principe
que Dieu existe. C’est à ce dénigrement teinté d’humour que se livre Sade (1740 – 1814), philosophe et romancier
français, vis-à-vis de la religion. Sade a donné lieu à une antonomase :
le sadisme, qui est le fait de prendre plaisir au fait de faire du mal à
l’autre.
Définition :
Antonomase = Figure de style par laquelle un individu est désigné par un nom
commun (exemple : Le Stagirite pour Aristote, philosophe grec du IVème
siècle avant Jésus-Christ), ou par laquelle un nom propre est pris pour un nom
commun (exemple : Un harpagon, pour un avare)
Sade est connu pour ses écrits
hautement subversifs dans lesquels il rejette, toujours avec humour et avec le
sens de la provocation, l’ensemble des normes sociales, politiques, morales et
religieuses. L’aspect le plus transgressif de ses écrits que l’on retient
aujourd’hui concerne la sexualité qu’il aborde de manière trash, même si l’emploi de ce terme est anachronique. Sade tourne
alors en dérision l’attitude religieuse qui, selon lui, cadre déraisonnablement
le comportement de l’individu. Il le fait notamment dans son roman Justine,
ou Les infortunes de la vertu (1791).
Just-ine incarne la vertu, la piété religieuse, l’obéissance. Pourtant, elle ne
connaît que des malheurs. A l’inverse, sa sœur, Juliette, vit dans la
dépravation, dans la débauche, dans l’immoralité contraire à la religion.
Pourtant, elle vit heureuse, dans la gloire et le confort. Sade se moque alors
de l’espérance, qu’il juge folle, de Justine qui continue à croire en Dieu en
pensant que les épreuves qu’elle traverse ne sont pas les preuves de
l’inexistence de Dieu, mais, au contraire, sont les signes de la mise à
l’épreuve, par Dieu, de sa foi, comme il l’a fait avec Job.
Transition :
Ainsi,
nous avons vu que, pour vivre pleinement satisfait, il fallait dépasser
certains obstacles : la société, l’Etat, la morale, et la religion. Il
nous faut alors être courageux, égoïstes, immoraux, et athées, pour être
heureux.
Pourtant, est-ce dans une telle
attitude que nous connaîtrons véritablement le bonheur ? Nous connaîtrons
certes le plaisir de la transgression, mais est-ce le bonheur, la vie
heureuse ? Nous devrons voir que la recherche du plaisir peut prendre
d’autres formes. Nous nous poserons aussi la question de savoir si ce plaisir
est le vrai bonheur à rechercher, si le bonheur ne peut pas, ne doit pas, être
qualifié autrement.
II
/ Sélection, suppression ou gestion du désir.
A
/ Sélection.
Pour
vivre le plus heureux possible, c’est-à-dire ici en ressentant le plus de
plaisir possible, en maximisant son plaisir, faut-il réaliser
« tous » ses désirs ?
Céder à toutes ses envies, comme Sade
le prônait et le réalisait dans sa vie, permet-il d’accéder au bonheur ? Notons
tout de même que Sade a passé 27 ans de sa vie soit en prison, soit en asile,
pour ses écrits et pour sa vie. Il a certes connu le plaisir de la
transgression, de vivre sans le poids de la norme, en en assumant les
conséquences, mais cela lui a-t-il permis de vivre heureux ? Ne
pouvait-il pas envisager une vie avec davantage de plaisir, une vie certes plus
simple, avec des actions moins spectaculaires, mais tout de même plus
heureuse ?
Pour vivre heureux, il nous faudra
alors vivre un peu plus raisonnablement. Il est d’ailleurs un fait que, pour
bien vivre, certaines envies sont à réprimer, notamment en ce qui concerne les
excès en tout genre. La vie heureuse passera par le fait de s’abstenir de tout
ce qui pourra nuire à notre santé, même si tel ou tel poison (cigarette,
alcool, drogues) peut, à un certain degré, paraître agréable. Il nous faudra
alors, pour maximiser son plaisir dans sa vie, maîtriser ses envies,
c’est-à-dire en circonscrire certaines, et, par conséquent, faire un tri dans
ses désirs pour voir lesquels sont à réaliser dans le cadre de la vie
raisonnable : c’est ce que prône la sagesse épicurienne (épicurisme),
c’est-à-dire la philosophie d’Epicure,
philosophe de l’Antiquité grecque du IVème – IIIème siècle
avant Jésus-Christ. Epicure est le fondateur d’une Ecole philosophique
appelée le Jardin : le discours principal de cette Ecole consiste à
définir le Souverain Bien par le plaisir. Epicure prône alors le fait de ne pas
faire d’excès, de vivre raisonnablement, contrairement à ce que l’on pense
couramment de quelqu’un dont on dit qu’il est épicurien : en effet, le
sens moderne du terme « épicurien » est une dénaturation de ce qu’est
l’épicurisme, car le terme épicurien désigne aujourd’hui celui qui aime les
bonnes choses de la table. Cette association de l’épicurien au jouisseur
déraisonnable qui se livre aux excès (culinaires) remonte au moins à Horace,
poète latin du Ier siècle avant Jésus-Christ, qui condamnait les « pourceaux d’Epicure ». Pourtant, le
véritable épicurien est un être raisonnable, qui condamne tout excès pour
maximiser son plaisir : c’est quelqu’un de prudent. On peut même dire, au
regard du tri parmi nos désirs que propose de réaliser Epicure, que l’épicurien
est un ascète (de askêsis qui
signifie « exercice »), c’est-à-dire quelqu’un qui, par des exercices
physiques et spirituels contraignants, qui passent par la restriction, cherche
à atteindre la perfection dans ces deux domaines. Epicure prône, dans sa Lettre à Ménécée, le fait de n’en rester
qu’à la satisfaction de nos « désirs naturels et nécessaires »,
c’est-à-dire de nos besoins, en laissant de côté les désirs
« vains », et les désirs non-nécessaires, pour enfin connaître la
véritable vie heureuse qui ne consiste pas dans la jouissance excessive, mais dans
l’ « ataraxie », c’est-à-dire l’absence de trouble permise par
le plaisir raisonnable :
Etude de texte : Epicure, Lettre
à Ménécée, 127 – 128 : La classification épicurienne des désirs.
« Il faut se rendre compte
que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les
désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement.
Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les
autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet
une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion
à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection
même de la vie heureuse. »
Epicure, Lettre à Ménécée, 127 – 128, Nathan, Page 78
Introduction :
Dans
cet extrait de la Lettre à Ménécée,
Epicure propose une typologie des désirs et cherche à mettre sa classification
en rapport avec la recherche du bonheur.
Selon cette classification des
désirs, Epicure prône le fait de rejeter tous les désirs qui ne sont pas
« naturels et nécessaires », c’est-à-dire tout ce qui n’est pas de
l’ordre du besoin, pour enfin connaître, de manière raisonnable, la « santé
du corps », et l’ « ataraxie », c’est-à-dire l’absence de
trouble, la tranquillité, permise par le plaisir raisonnable.
La question
à laquelle Epicure a alors pu vouloir répondre serait de savoir si, pour bien vivre, il nous faut réaliser
« tous » nos désirs, ou bien
si, au contraire, il convient, raisonnablement, d’en laisser certains de
côté.
Afin de répondre à cette question, nous étudierons d’abord
le détail de la classification des désirs prônée par Epicure (lignes 1 à 4), pour ensuite voir le lien que celle-ci
entretient avec la recherche du bonheur (lignes
4 à 6).
-
« Il faut se
rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres
vains » (ligne 1) :
Les désirs « naturels »
sont ceux qui relèvent de notre animalité.
« Naturel » ne signifie pas
ici « normal », ou « spontané », comme il serait
« naturel » de vouloir le bonheur de ses proches, ou
« naturel » de ressentir l’envie, qui serait irrépressible, de
posséder ce que l’autre possède.
Nos désirs « naturels »,
c’est-à-dire animaux, sont alors, par exemple : boire, manger, ou
dormir.
Les désirs « vains », eux,
sont ceux qui relèvent de l’inutilité : ce qui est « vain »
est ce qui ne mène à rien.
Il est ici à relever que les désirs
« vains » ne sont pas placés dans la catégorie des désirs
« naturels » : ainsi, on peut en déduire que les désirs
« vains », c’est-à-dire inutiles, sont les désirs non-naturels, c’est-à-dire
artificiels, superficiels même. Les désirs « vains » sont alors ceux
qui ont lieu dans la sphère humaine non-naturelle et peuvent être, par exemple :
le désir de richesse, le désir de pouvoir, ou encore le désir de gloire. La richesse, le pouvoir et la gloire sont
inutiles car nous pouvons bien vivre, survivre, sans eux.
-
« parmi les
désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels
seulement. » (ligne 2) :
Après avoir établi les deux premières
catégories du désir (naturels et vains), Epicure propose des sous-catégories
aux désirs naturels : les désirs « nécessaires », et les désirs
qui ne sont que naturels.
Les désirs naturels et nécessaires
peuvent être qualifiés de besoins, même si Epicure n’emploie pas ce terme ici.
Ces besoins sont, notamment : boire, manger, dormir, respirer.
D’autres désirs, naturels, n’en sont
pas pour autant nécessaires : c’est par exemple le cas du fait de
profiter des rayons agréables du soleil, ou de l’odeur agréable d’une fleur
sauvage.
-
« Parmi les désirs nécessaires,
les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du
corps, les autres pour la vie même. » (lignes 2 à 4)
Enfin, Epicure propose trois
sous-catégories aux désirs naturels et nécessaires, c’est-à-dire aux
besoins : les désirs « pour le bonheur », « pour la
tranquillité du corps », « pour la vie même ».
Pour mieux comprendre ces trois
ultimes sous-catégories, il faudrait les analyser dans le sens inverse de leur
présentation : « pour la vie même », « pour la tranquillité
du corps », « pour le bonheur ».
Les besoins « pour la vie
même » concernent ce qui nous permet de survivre, c’est-à-dire, par exemple,
boire, manger, dormir, respirer, comme nous avons dit pour les désirs naturels
et nécessaires.
Les besoins « pour la
tranquillité du corps » pourraient être les exercices physiques, qui nous
maintiennent en bonne santé.
Enfin, les besoins « pour le
bonheur » sont ceux qui nous permettent d’atteindre le bonheur du
raisonnable qu’il connaît grâce au plaisir modéré. Ce bonheur sera défini dans
la seconde partie du texte.
-
II /
« une théorie
non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé
du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la
vie heureuse. » (lignes 4 à 6)
Cette « théorie non erronée des
désirs » est évidemment la sienne.
Ainsi, celui qui n’est pas dans
l’erreur doit sélectionner son désir (ou sa haine) en vue de « la santé du
corps » et de « l’ataraxie de l’âme », c’est-à-dire l’absence de
trouble dans cette « âme ». Ainsi, ici, celui qui est heureux a
sélectionné parmi ses désirs ce qui lui permet d’atteindre la santé et
l’absence de trouble, ce qui revient à ne réaliser que nos désirs naturels et
nécessaires, pour ne pas nous laisser perturber par des désirs inutiles,
futiles.
L’ « âme » dont
parle Epicure ne doit pas ici être confondue avec l’esprit : en effet,
Epicure ne croit pas en l’existence d’un esprit immatériel distinct du corps.
Epicure est matérialiste au sens premier du terme, c’est-à-dire qu’il
considère la matière comme la seule réalité existante. L’ « âme »,
pour un matérialiste, est alors à rapporter à l’anima, c’est-à-dire au principe matériel, comme une énergie, qui
« anime » le corps. Cette conception de l’ « âme » se
trouve dès la Genèse :
« Yahvé Dieu modela l’homme avec la glaise du
sol, il insuffla dans ses narines une
haleine de vie et l’homme devint un être vivant. »
Genèse, 2, 7
Sélectionner parmi nos désirs
uniquement les désirs naturels et nécessaires n’est pas la seule solution pour
atteindre le bonheur du raisonnable, la santé et l’ataraxie permises par le
plaisir modéré : selon Epicure, il nous faut aussi nous défaire de ce qui
nous trouble, notamment la crainte des dieux, et la crainte de la mort.
Selon Epicure, il n’y a pas lieu de
craindre les dieux, car, s’ils existaient, ils n’interviendraient pas dans le
monde des hommes en raison de leur perfection qui implique une distance absolue
entre eux et nous. Pour ne pas craindre leur intervention ici-bas, il convient
d’expliquer les phénomènes en en étudiant les causes naturelles : c’est à
ce combat contre la superstition craintive que nous appelle Epicure.
Texte : Epicure Contre la croyance en l’intervention
des dieux
Ainsi, faire de la physique (même si le terme n’est
pas ici employé par Epicure) contribue au bonheur.
Combattre la peur des dieux n’est pas suffisant :
selon Epicure, il nous faut également combattre la peur de la mort pour
connaître une vie sans trouble. Pour ce faire, il fait appel à sa doctrine
matérialiste : en effet, si l’esprit n’existe pas, s’il n’existe que le
matériel, que le corps, alors nous ne connaissons que ce que nous sentons par
notre corps. Or, une fois mort, nous perdons cette faculté de sentir les
choses : nos sens ne sont plus effectifs. Or, pourquoi craindre une
situation dans laquelle nous ne sentirons plus rien, pas même une
douleur ? Selon Epicure, nous devons nous dire que la mort n’est pas à
craindre car elle ne nous concerne pas en tant qu’êtres vivants : si la
mort est l’absence de sensibilité, alors elle n’est pas à craindre car nous ne
ressentirons même pas de douleur.
Texte d’Epicure :
« Prends l’habitude de penser que la mort n’est
rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident dans la
sensation : or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent,
la connaissance de cette vérité que la mort n’est rien pour nous, nous rend
capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective
d’une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l’immortalité. »
Epicure, Lettre à Ménécée, 124,
Page 77
Epicure relève le fait que la crainte de la mort est
essentiellement liée à un désir vain dont il convient de se débarrasser :
le « désir de l’immortalité ». L’homme a souvent été confronté à
cette passion de ne pas accepter sa condition de mortel : c’est ce que
relève Ferdinand Alquié dans son œuvre consacrée à cette question Le désir d’éternité.
Ce qui est important de relever ici est le fait que,
pour contrer la peur de la mort, il faut « prendre l’habitude » de
penser à ce qu’est vraiment la mort, c’est-à-dire, ici, l’absence de
sensibilité.
Or, nous notons qu’il paraît paradoxal de croire que,
pour ne plus avoir peur de la mort, il faut penser à ce qu’est la mort.
Ainsi, Alain,
philosophe français du XXème siècle, propose une autre manière
de combattre la peur de la mort, comme toute autre crainte : l’action
plutôt que la réflexion, l’agir plutôt que l’auto-persuasion par l’exercice
mental que propose Epicure.
Textes d’Alain :
« Les hommes craignent la mort dès qu’ils y pensent ; je le crois
bien ; mais que ne craignent-ils pas, dès qu’ils pensent sans faire ?
Que ne craignent-ils pas, dès que leur pensée se perd dans les simples
possibles ? On peut avoir la colique par la seule pensée d’un examen. Ne
croirait-on pas, à ce mouvement des entrailles, que quelque fer les
menace ? Mais non. C’est l’irrésolution, par l’absence d’objet, qui leur
met le feu au ventre. »
Alain, Propos sur le bonheur,
XV : « Sur la mort », 10 août 1923, Folio essais, Page 45
« Comment expliquer qu’un pianiste, qui croit mourir de peur en
entrant sur la scène, soit immédiatement guéri dès qu’il joue ? On dira
qu’il ne pense plus alors à avoir peur, et c’est vrai ; mais j’aime mieux
réfléchir plus près de la peur elle-même, et comprendre que l’artiste secoue la
peur et la défait par ces souples mouvements des doigts. […] Chose remarquable
et trop peu remarquée, ce n’est point la pensée qui nous délivre des passions,
mais c’est plutôt l’action qui nous délivre. […] Dans les moments d’anxiété
n’essayez point de raisonner, car votre raisonnement se tournera en pointes
contre vous-même ; mais plutôt essayez ces élévations et flexions des bras
que l’on apprend maintenant dans toutes les écoles ; le résultat vous étonnera.
Ainsi le maître de philosophie vous renvoie au maître de gymnastique. »
Alain, Propos sur le bonheur, XVII : « Gymnastique », 16
mars 1922, Page 48
Ainsi, la pensée n’éradique pas la peur, mais, au
contraire, l’exacerbe : pour éradiquer définitivement la peur, il faut
d’abord comprendre que cette peur n’est essentiellement que la manifestation
physique de la peur, et que ce sont ces réactions physiques qui sont à gérer,
par l’action, par le sport.
Epicure proposait alors, malgré certaines lacunes de
sa philosophie, de ne pas satisfaire la totalité de nos désirs pour vivre
heureux, mais seulement certains, seulement les plus raisonnables, c’est-à-dire
ceux qui nous apportent la santé du corps et l’ataraxie.
Pourtant, faire dépendre notre bonheur de la
satisfaction de désirs, même naturels et nécessaires (besoins), est-il la
meilleure manière pour vivre heureux ? Le désir n’est-il pas, en lui-même,
l’ennemi de notre bonheur ? En effet, lorsque je désire quelque chose,
c’est que cette chose me manque, que je ne suis pas dans le contentement. La
solution pour vivre heureux n’est-elle pas, alors, de faire en sorte de ne plus
désirer quoi que ce soit ?
B / Suppression.
Le désir, même satisfait, rend-t-il heureux ?
La satisfaction du désir ne semble pas permettre le
bonheur que promettent les hédonistes, qu’ils soient radicaux comme Sade, ou
modérés comme Epicure. La preuve en est que cette satisfaction n’est pas
acquise de manière définitive, ce qui nous préserverait pourtant du trouble, de
l’in-quiétude. Celui qui connaît une satisfaction, comme celle d’être en couple
par exemple, peut voir celle-ci se dérober à lui avec le temps, laissant
alors place à la lassitude. Pour éviter de connaître cette lassitude, nous
sommes ici contraints de raviver la flamme du désir, par l’étonnement de la
nouveauté, au sein du couple, ou en formant un nouveau couple à la suite de la
destruction de l’ancien. Ainsi, en vue d’éviter l’ennui, le désir a toujours
tendance à se renouveler, et, par conséquent, ne nous laisse jamais en paix. Schopenhauer, philosophe allemand du XIXème
siècle, va même jusqu’à affirmer que nous ne connaissons jamais ne
serait-ce qu’un moment de satisfaction dont nous pourrions profiter, en disant,
dans Le monde comme volonté et comme représentation
(1818 – 1819) : « Le désir satisfait fait
aussitôt place à un nouveau désir. ». Par exemple : à peine
l’examen obtenu, je ne peux en profiter : le concours est en vue. Freud (1856 – 1939), psychanalyste
autrichien, va dans le même sens que ce que constate Schopenhauer :
nous ne sommes « heureux » que de manière très éphémère, et en
jouissant du contraste, c’est-à-dire de la nouveauté.
Texte de Freud :
« Ce qu’on appelle bonheur au sens le plus strict découle de la satisfaction
plutôt subite de besoins fortement mis en stase et, d’après sa nature, n’est possible que
comme phénomène épisodique. Toute persistance d’une situation
désirée par le principe de plaisir ne donne qu’un sentiment d’aise assez
tiède ; nos dispositifs sont tels que nous ne pouvons jouir intensément
que de ce qui est contraste, et nous ne pouvons jouir que très peu de ce qui
est état. »
Freud, Le Malaise
dans la culture, II
Plus largement que la peur de la lassitude qui nous
pousse à désirer toujours plus, et donc à nous maintenir dans l’agitation, le
désir satisfait engendre nécessairement la crainte de voir cette satisfaction
disparaître, ne serait-ce qu’en perdant les capacités, notamment physiques, de
profiter de ce qui fait notre bonheur. Chaque plaisir serait ici accompagné, de
la peur de la lassitude, et de la peur de ne plus pouvoir profiter de ce
plaisir, en raison de la maladie par exemple.
La crainte peut cependant ne pas concerner notre
sensation de plaisir, mais ce qui nous fait plaisir : en effet, si l’on
place notre bonheur dans le couple par exemple, l’autre peut toujours
nous faire faux bond (rupture, décès). Cette crainte de perdre l’autre se
traduira par de la jalousie, qui ne doit pas être confondue avec de l’envie :
je suis jaloux de mon bien, tandis que je suis envieux du bien de l’autre. Or, le
jaloux, qui est un craintif, peut-il être considéré comme heureux ?
N’est-il pas, au contraire, dans l’agitation de la passion qui le poussera,
parfois, à la haine, et à la folie ? Celui qui craint pour son bien
n’est-il pas, à l’inverse de l’individu heureux (en ataraxie) comme Harpagon,
l’avare de Molière ? Cette pièce ne serait alors que la mise en images de
notre comportement d’êtres désireux, incapables de connaître une satisfaction
apaisante, mais toujours agités, instables.
Comme l’avare qui craint pour son bien, à chaque désir
satisfait, à chaque plaisir, nous sommes, même de manière inconsciente, dans
une certaine forme d’agitation, d’inquiétude : c’est l’appréhension du
fait que notre plaisir ne dure qu’un instant, et, qu’irrémédiablement, il
passera avec le temps. A chaque fois que nous ressentons un plaisir, à chaque
fois qu’un de nos désirs est satisfait, nous aimerions que cet instant ne soit
plus soumis au temps qui passe et qui fait tout passer avec lui. C’est ce désir
déraisonnable, déraisonnable car jamais réalisé, d’arrêter le temps au moment
de la satisfaction que l’on retrouve dans le poème « Le lac. » (dans
le recueil Méditations poétiques
(1820)) de Lamartine, poète du XIXème siècle :
« O temps ! Suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours ! »
Lorsque nous ressentons un plaisir, la satisfaction
d’un désir, nous sommes alors comme ce poète qui implore le temps de suspendre
sa course, le temps que nous puissions profiter encore un peu plus de ces
instants délectables. Il y a alors ici un paradoxe : le temps doit
s’arrêter, le temps de profiter, de « savourer ». Or, s’il y a un
temps du plaisir, c’est que le temps n’est pas véritablement arrêté. Au-delà de
ce paradoxe apparent ici, il faut retenir que tout plaisir est alors
irrémédiablement associé à ce désir fou, qui nous plonge toujours dans
l’insatisfaction, de lutter contre le temps. L’homme désire ici s’extraire de
sa condition d’être temporel car il ne l’accepte pas, condition dans laquelle « tout passe, tout coule (panta rei) » comme le dit Héraclite, philosophe de l’Antiquité grecque du VIème – Vème siècle
avant Jésus-Christ. Nous sommes pris dans le fleuve du temps, et nous
désirons désespérément, donc, dans l’agitation, de trouver un îlot de repos,
sur la berge, alors qu’il nous est impossible de sortir du fleuve, de ne pas
être soumis au temps.
Ainsi, le désir ne semble jamais nous laisser en
paix : insatisfaction chronique (Schopenhauer, Freud), peur de la
lassitude, peur de perdre l’objet de notre plaisir (Molière), peur du temps qui
passe (Lamartine).
Pour vivre heureux, enfin en paix, il semblerait alors
plus sage de lutter contre l’existence même du désir en nous : il ne
s’agirait plus ici de satisfaire tel ou tel désir, de manière modérée ou
radicale, mais de combattre le désir en nous, de chercher à le supprimer, pour
enfin connaître le véritable apaisement. C’est ce que propose Platon, par l’intermédiaire de Socrate,
en évoquant, dans le Gorgias, le
mythe du tonneau des Danaïdes :
Etude de texte
: Platon, Gorgias, 493d – 494b : Les tonneaux pleins et
les tonneaux percés.
Socrate :
« Supposons, par exemple, que deux hommes possèdent un grand nombre de
tonneaux ; ceux du premier sont en bon état et tous remplis, l'un de vin,
l'autre de miel, celui-ci de lait ; il en a bien d'autres encore, pleins de
diverses liqueurs, qui sont rares, difficiles à se procurer parce qu'elles
demandent des travaux pénibles. Une fois ses tonneaux remplis, cet homme n'a
plus à y verser quoi que ce soit ; il n'a plus à s'en inquiéter et reste, en ce
qui les concerne, parfaitement tranquille. Le second pourrait, comme le
premier, se procurer les mêmes liqueurs, même si ce n'est pas sans mal. Mais
comme il n'a que des tonneaux percés et fêlés, il sera sans cesse obligé de les
remplir, jour et nuit, sous peine de souffrir les pires privations. La vie de
ces deux hommes étant telles que je les décris, maintiendras-tu que celle de
l'homme intempérant est plus heureuse que celle de l'homme qui sait se modérer
? En parlant ainsi, t'aurai-je persuadé de reconnaître qu'une vie réglée est
préférable à une vie déréglée, ou bien ne t'ai-je en rien convaincu ?
Calliclès : Tu ne me
convaincs pas, Socrate. Car l'homme qui a ses tonneaux pleins ne jouit plus
d'aucun plaisir. Du moment qu'il les a remplis, il n'éprouve plus ni plaisir ni
peine, et sa vie devient, comme je le disais tout à l'heure, celle d'une pierre
; tandis que ce qui fait le bonheur de la vie, c'est de verser toujours,
toujours plus dans son tonneau ! »
Platon, Gorgias, 493d –
494b, Nathan, Page 126
Introduction :
Cet
extrait du Gorgias de Platon est un
échange entre Socrate, incarnant la position de celui qui considère le désir
comme un obstacle à notre bonheur, et Calliclès qui, au contraire, défend
l’existence du désir qu’il veut même étendre pour obtenir une autre forme de
bonheur. Calliclès n’est pas un personnage ayant une réalité historique, comme
les autres personnages des dialogues de Platon : Calliclès est, en quelque
sorte, dans l’esprit de Platon, une antithèse de Socrate.
Cet échange s’ouvre sur l’évocation du mythe du tonneau
des Danaïdes, même si aucune allusion directe n’y est faite, Socrate reprenant
à son compte cette fable. Socrate utilise cette figure mythologique pour parler
du désir en soulignant bien le fait que le désir est en lui-même notre
châtiment, notre fardeau auquel il conviendrait d’échapper si nous voudrions
vivre en paix. En effet, qui souhaiterait avoir, comme les Danaïdes dans le
fond des Enfers, à remplir un tonneau qui ne se remplirait jamais, c’est-à-dire
désirer sans jamais obtenir satisfaction ? Socrate est en effet favorable
à la suppression même du désir, en défendant, dans sa version du mythe du
tonneau des Danaïdes, la situation de celui qui n’a plus rien à verser dans son
tonneau, c’est-à-dire qui, enfin, est apaisé.
Calliclès, quant à lui, fait l’éloge du désir que
Socrate espère supprimer : pour Calliclès, les Danaïdes sont heureuses car
elles ne connaissent pas l’ennui, mais le mouvement perpétuel, la constante
agitation mais qui est, au moins, existence de la vie.
Ainsi, la question est ici de savoir s’il est
préférable d’avoir ses tonneaux pleins, ne pas avoir à désirer, à s’agiter, à
s’in-quiéter, ou bien si, au contraire,
il convient, pour vivre heureux, d’avoir ses tonneaux percés, de désirer
perpétuellement, certes sans jamais obtenir satisfaction, mais en restant
vivants, c’est-à-dire avec un but, des rêves à réaliser.
Afin de répondre à cette question, nous
étudierons d’abord l’évocation du
mythe du tonneau des Danaïdes par Socrate et sa prise de position en faveur de
l’homme aux tonneaux pleins (lignes 1 à 12). Cependant, nous devrons également voir l’argumentaire de Calliclès
en faveur de l’homme aux tonneaux percés, des Danaïdes, argumentaire qui défend
une autre conception du bonheur (lignes 14 à 17).
Commençons
par étudier le détail de la version socratique du mythe du tonneau des
Danaïdes :
-
« Supposons, par exemple, que
deux hommes possèdent un grand nombre de tonneaux. » (lignes 1 – 2) :
Nous allons ici étudier deux situations, deux hommes
disposant chacun de tonneaux, c’est-à-dire, ici, deux rapports différents au
désir, et au bonheur.
-
« Ceux du premier sont en bon
état et tous remplis, l'un de vin, l'autre de miel, celui-ci de lait ; il en a
bien d'autres encore, pleins de diverses liqueurs, qui sont rares, difficiles à
se procurer parce qu'elles demandent des travaux pénibles. » (lignes 2 à
4) :
Les tonneaux du premier homme, que va défendre
Socrate, sont remplis grâce au travail qui a été fourni antérieurement :
l’homme s’est agité pour trouver enfin le repos. Ainsi, il semble convenable de
se mettre en mouvement, mais toujours en vue de connaître enfin la paix,
c’est-à-dire, ici, l’absence de mouvement, de désir.
-
« Une fois ses tonneaux
remplis, cet homme n'a plus à y verser quoi que ce soit ; il n'a plus à s'en
inquiéter et reste, en ce qui les concerne, parfaitement tranquille. »
(lignes 4 à 6) :
Cette tranquillité que connaît l’homme qui a ses
tonneaux déjà remplis est la conception socratique du bonheur : ne pas
avoir à s’ « inquiéter » (ligne 5), c’est-à-dire, ici, ne pas avoir à
désirer quoi que ce soit. L’homme heureux est alors ici celui qui est
débarrassé du désir, du fait d’avoir à remplir ses tonneaux, à combler un
manque.
-
« Le second pourrait, comme le premier, se procurer les mêmes liqueurs, même
si ce n'est pas sans mal. Mais comme il n'a que des tonneaux percés et fêlés,
il sera sans cesse obligé de les remplir, jour et nuit, sous peine de souffrir
les pires privations. » (lignes 6 à 9) :
Le second homme, la deuxième situation, est celle de
celui qui a ses tonneaux percés : s’il ne veut manquer de rien, il devra
faire en sorte de constamment remplir ses tonneaux. Il ne peut cesser son
action de remplir ses tonneaux, car ils se vident sans cesse. Ainsi, il est
pour toujours in-quiet, agité, car il doit toujours s’efforcer, travailler, pour combler ses manques. On
ne peut alors pas dire qu’il connaît la paix, la tranquillité que connaît le
premier homme : il est toujours en mouvement, et, donc, jamais en repos.
L’évocation des tonneaux percés évoque ainsi
implicitement le mythe du tonneau des Danaïdes. Dans ce mythe, les Danaïdes
sont les cinquante filles du roi Danaos. Elles tuent leurs cousins, les
cinquante fils de leur oncle Egyptos. Elles sont alors condamnées aux Enfers à
remplir un tonneau sans fond :
John
William Waterhouse, Les Danaïdes, 1903
Le fait que les Danaïdes soient condamnées à remplir
ce tonneau percé montre qu’une telle situation, comme celle du second homme
dans l’exposé de Socrate, relève d’un châtiment, c’est-à-dire d’une situation
qui n’est pas souhaitable. Ainsi, on peut déjà en conclure que Socrate estime plus
heureux l’homme aux tonneaux pleins que l’homme aux tonneaux percés.
D’autres mythes antiques mettent en scène un châtiment
infini, un cycle interminable, qui peut symboliser le désir qui nous tourmente
constamment sans jamais nous permettre d’atteindre la satisfaction :
-
Le mythe de Sisyphe
montre ce personnage condamné à monter un rocher en haut d’une colline, rocher
qui redescend à chaque fois avant d’atteindre le sommet :
-
Le supplice de Tantale montre ce personnage qui, pour avoir cherché à tromper
les dieux, est condamné à être éternellement au milieu d'un fleuve :
lorsqu'il se penche pour boire, le fleuve s'assèche ; lorsqu'il tend la
main pour saisir un fruit, le vent éloigne les branches.
-
Le châtiment de Prométhée montre ce titan condamné pour avoir volé le
feu sacré de l’Olympe à Zeus pour le donner aux hommes : Prométhée est
condamné à être attaché par Héphaïstos à un rocher sur le mont Caucase, son
foie se faisant dévorer par l’Aigle du Caucase, dit le chien ailé de Zeus,
chaque jour, son foie se régénérant la nuit.
-
« La vie de ces deux hommes
étant telles que je les décris, maintiendras-tu que celle de l'homme
intempérant est plus heureuse que celle de l'homme qui sait se modérer ? En
parlant ainsi, t'aurai-je persuadé de reconnaître qu'une vie réglée est
préférable à une vie déréglée, ou bien ne t'ai-je en rien convaincu ? »
(lignes 9 à 12) :
Selon Socrate, la situation de
l’homme aux tonneaux pleins est alors plus heureuse que celle de l’homme aux
tonneaux percés, que celle de l’ « intempérant » (ligne 10) qui
désire constamment, ce qui serait là comme un châtiment, comme nous le rappelle
la mythologie. L’homme aux tonneaux percés serait malheureux car toujours
inquiet, physiquement et psychologiquement, de remplir ses tonneaux alors qu’ils
se vident dans le même temps. Le fait que les tonneaux ne se remplissent jamais
définitivement plonge alors l’homme aux tonneaux percés dans une irrémédiable
in-satisfaction.
Il est à noter que Socrate parle de
modération pour qualifier la situation de l’homme qu’il défend, de l’homme aux
tonneaux pleins qui n’a plus à désirer : en somme, être modéré, c’est peu
à peu se libérer du désir, pour, à terme, ne plus avoir à désirer. Le fait que
l’ultime étape de l’homme aux tonneaux pleins est de ne plus désirer nous
incite à interpréter la position de Socrate comme étant hostile au désir
lui-même, qui ne nous permettrait pas de connaître enfin la paix, la
tranquillité.
-
II / « Tu ne me convaincs pas,
Socrate. Car l'homme qui a ses tonneaux pleins ne jouit plus d'aucun plaisir.
Du moment qu'il les a remplis, il n'éprouve plus ni plaisir ni peine, et sa vie
devient, comme je le disais tout à l'heure, celle d'une pierre. » (lignes
14 à 16) :
Pourtant, Calliclès ne se range pas
à l’avis de Socrate. En effet, pour lui, les Danaïdes sont heureuses, comme
l’homme aux tonneaux percés que présente Socrate : ce n’est pas une
situation qu’il qualifierait de châtiment car, même si elle ne permet pas de
connaître la pleine satisfaction, éternelle, elle permet au moins de rester en
vie, en désirant. A l’inverse, l’homme aux tonneaux pleins que défend Socrate,
c’est-à-dire l’homme qui n’a plus à désirer, auquel il ne manque rien, celui-là
n’est plus véritablement vivant : il ne ressent plus la
« peine » (ligne 15) du travail, ni le « plaisir » (ligne
15) de l’effort réalisé, bref, il ne ressent plus rien, il est comme mort,
comme « une pierre » (ligne 16), c’est-à-dire inerte. Ainsi,
Calliclès, en s’opposant à Socrate, nous invite à changer notre regard sur les
Danaïdes : elles ne sont pas à plaindre car elles ont trouvé là l’occasion
d’être actives pour l’éternité, de rester constamment vivantes. Le bonheur
auquel nous appelle Socrate est alors une forme de mort pour Calliclès, donc,
n’est pas souhaitable.
-
« Tandis que ce qui fait le
bonheur de la vie, c'est de verser toujours, toujours plus dans son tonneau ! » (lignes 16 – 17) :
Bien que la situation des Danaïdes,
ou du second homme présenté par Socrate, implique un travail nécessitant des
efforts, des peines, et, donc, une certaine agitation, une absence de
tranquillité, une in-quiétude, un mouvement perpétuel, c’est là, pour
Calliclès, la vie heureuse, lui qui refuse de mourir pour être enfin en paix, qui
ne veut pas sacrifier ce qui fait l’essence même de la vie en nous (le
mouvement) sur l’autel de la quiétude ennemie du désir. « Verser toujours,
toujours plus dans son tonneau ! » (ligne 17) est alors ce à quoi
nous exhorte Calliclès, contre Socrate qui prône un bonheur qui ne peut être
vécu.
Calliclès appelle à laisser libre
cours à la vie en soi, c’est-à-dire aux désirs, aux agitations, aux mouvements,
à nos passions : en cela, il peut être considéré comme un hédoniste
radical.
Calliclès :
« Pour bien vivre, il faut laisser ses passions devenir aussi puissantes
que possible, sans les réprimer. Il faut être capable de les satisfaire [492a],
si fortes soient-elles, en y mettant tout son courage et toute son
intelligence, et en leur prodiguant tout ce qu’elles ne cessent de
désirer. »
Platon, Gorgias, 491 e – 492a, Nathan, Page 123
Ainsi, Calliclès s’oppose à Socrate qui, en étant
méfiant à l’égard du désir et en cherchant à ne plus désirer pour connaître la
tranquillité, ne fait que promouvoir le fait de se « réprimer », et,
donc, de combattre la vie en soi. Calliclès préfère à la tranquillité morte de
Socrate le fait de développer ses passions, et de satisfaire ses désirs en
ayant le « courage » et l’ « intelligence » nécessaires
pour ce faire. En effet, nous l’avons vu avec les différentes manières de
s’opposer à la société, le fait d’oser se satisfaire implique une forme de
courage, ne serait-ce que le courage d’être anti-conformiste. De plus, il faut
également être intelligent car il faut savoir tout mettre en œuvre pour obtenir
satisfaction. Ainsi, pour Calliclès, seuls les forts (courageux et
intelligents) peuvent être heureux. Le bonheur de l’hédoniste radical n’est
donc pas donné à tout le monde.
Dans la pensée de Calliclès, à l’inverse, les faibles,
qui ne peuvent donc connaître le bonheur, font tout faire pour tenter de faire
culpabiliser le fort, l’intempérant. S’ils ne parviennent pas à faire naître en
lui des remords, des regrets, alors les faibles chercheront, comme Socrate le
fait avec Calliclès, à ce que le fort et intempérant se remette lui-même en
cause pour chercher davantage de tranquillité. Ainsi, aux yeux de Calliclès,
Socrate ne serait ici qu’un faible qui mettrait en œuvre un discours appuyé par
la mythologie pour le faire changer d’attitude en raison du caractère envieux
de Socrate qui n’aurait ni le courage ni l’intelligence ni la force d’être
heureux en étant intempérant.
Ainsi, en raison de l’in-quiétude causée par le désir,
Socrate proposait (peut-être à tort au regard de l’argumentaire de Calliclès)
de faire en sorte de ne plus désirer pour enfin connaître la tranquillité.
C / Gestion.
Pourtant, ne plus désirer est-il seulement
possible ? Comme nous l’a rappelé Calliclès en nous mettant en garde
contre la vie de « pierre », c’est-à-dire une forme de mort, que
causerait l’absence de désir, Hobbes
(1588 – 1679), philosophe anglais du XVIIème siècle, relève
l’impossibilité de dissocier le désir de notre condition d’êtres vivants :
« la vie n’est elle-même que le
mouvement et ne peut être ni sans désir, ni sans crainte. »
Hobbes, Léviathan, 1651, I, 6
Ainsi, étant donné que l’éradication
du désir prônée par Socrate se révèle impossible, il semble plus convenable de
faire en sorte de vivre avec ses désirs. Ici, il ne s’agit pas de revendiquer
la totalité de ses désirs tel un hédoniste radical, ou encore de prôner la
modération épicurienne : il s’agit de se rendre libre à l’égard de ses
désirs pour s’éviter la frustration, l’insatisfaction, le malheur. Ici, notre
bonheur ne doit pas dépendre de la satisfaction de nos désirs, de nos envies,
mais d’une certaine réorientation de nos désirs. Cela sera la solution
stoïcienne à la question du bonheur. Afin de définir ce en quoi consiste cette
Ecole philosophique, étudions l’un de ses auteurs : Marc-Aurèle, philosophe et Empereur romain du IIème siècle après
Jésus-Christ. Marc-Aurèle prône, en bon stoïcien, le fait de vivre
conformément à la nature, c’est-à-dire en respectant les limites que la nature
a fixé en nous, par rapport à la question du sommeil par exemple, et en
inscrivant son être dans le tout unifié qu’est le monde, le cosmos.
Etude de texte :
Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même,
V, 1 : La question de la grasse matinée.
« Au petit jour, lorsqu’il t’en coûte de t’éveiller, aie cette
pensée à ta disposition : c’est pour faire œuvre d’homme que je m’éveille.
Serai-je donc encore de méchante humeur, si je vais faire ce pour quoi je suis
né, et ce en vue de quoi j’ai été mis dans le monde ? Ou bien, ai-je été
formé pour rester couché et me tenir au chaud sous mes couvertures ?
-
Mais c’est plus
agréable !
-
Es-tu donc né pour te
donner de l’agrément ? Et, somme toute, es-tu fait pour la passivité ou
pour l’activité ? Ne vois-tu pas que les arbustes, les moineaux, les
fourmis, les araignées, les abeilles remplissent leur tâche respective et
contribuent pour leur part à l’ordre du monde ? Et toi, après cela, tu ne
veux pas faire ce qui convient à l’homme ? […]
-
Mais il faut aussi se
reposer.
-
Il le faut, j’en conviens.
La nature a cependant mis des bornes à ce besoin, comme elle en a mis au manger
et au boire. Mais toi pourtant, ne dépasses-tu pas ces bornes, et ne vas-tu pas
au-delà du nécessaire ? […] C’est qu’en effet, tu ne t’aimes point
toi-même, puisque tu aimerais alors, et ta nature et sa volonté. Les autres,
qui aiment leur métier, s’épuisent aux travaux qu’il exige, oubliant bains et
repas. Toi, estimes-tu moins ta nature que le ciseleur la ciselure, le danseur
la danse, l’avare l’argent, et le vaniteux la gloriole ? Ceux-ci,
lorsqu’ils sont en goût pour ce qui les intéresse, ne veulent ni manger ni
dormir avant d’avoir avancé l’ouvrage auquel ils s’adonnent. »
Marc-Aurèle, Pensées
pour moi-même, V, I, GF, Pages 71 – 72
Introduction :
Dans cet extrait des Pensées pour moi-même, Marc-Aurèle met
en scène un dialogue entre deux positions, deux possibilités : l’une qui défend
le fait, pour l’homme, de devoir se
lever le matin ; et l’autre, qui cherche des objections pour pouvoir
rester couché sous les couvertures. Il est à noter que, bien que ce débat soit
rendu sous la forme d’un dialogue, le titre de l’œuvre est Pensées pour moi-même : ainsi, il s’agit sans doute d’un
dialogue intérieur entre le sens du devoir de Marc-Aurèle qui lui dit de se
lever le matin et son envie de rester couché.
Marc-Aurèle défend alors, dans ce dialogue, la
position qui rappelle le sens du devoir, c’est-à-dire le fait de devoir se
lever le matin, au lieu de rester sous les couvertures. Selon Marc-Aurèle, il
s’agit là de faire ce pour quoi nous sommes faits, et nous ne sommes pas faits
pour dormir plus que nécessaire. Ainsi, Marc-Aurèle nous appelle à vivre selon
la nature, pas seulement pour nous éloigner des désirs vains comme le prônait
Epicure, mais aussi pour se rendre conforme à ce que l’ordre naturel,
cosmologique, a prévu pour nous.
Ainsi, la question est ici de savoir s’il
correspond mieux à notre finalité naturelle de se lever le matin, bien que cela
nous coûte un effort, car c’est là ce pour quoi nous avons été faits, ou bien si nous sommes en droit de
rester sous les couvertures.
Afin de répondre à cette question, nous
verrons d’abord l’exposé de la thèse
de Marc-Aurèle selon laquelle, pour correspondre à ce pour quoi on est fait, il
convient de se lever le matin, et non de rester sous les couvertures (lignes 1
à 4). Par la suite, nous étudierons
comment il répond à l’argument qui consiste à dire qu’il est plus agréable de
faire grasse matinée (lignes 5 à 9). Enfin,
nous montrerons comment Marc-Aurèle prend en compte le fait que le sommeil est
tout de même un besoin (lignes 10 à 18).
-
« Au petit jour, lorsqu’il t’en
coûte de t’éveiller, aie cette pensée à ta disposition : c’est pour faire
œuvre d’homme que je m’éveille. Serai-je donc encore de méchante humeur, si je
vais faire ce pour quoi je suis né, et ce en vue de quoi j’ai été mis dans le
monde ? » (lignes 1 à 3) :
Ce qui importe de considérer d’abord, c’est que, comme
l’ensemble des Pensées pour moi-même,
il s’agit avant tout d’un manuel de vie que Marc-Aurèle se rédige pour lui,
pour savoir comment réagir dans telle ou telle situation : on peut le voir
grâce à l’usage de l’impératif à la ligne 1 (« aie cette pensée à ta
disposition. »), impératif qui s’adresse à l’auteur lui-même.
Marc-Aurèle cherche alors à savoir comment se
comporter dans une situation commune, que tout le monde connaît : celle de
voir le lever comme une épreuve presque insurmontable (« lorsqu’il t’en
coûte de t’éveiller » (ligne 1)).
Or, pour se donner le courage de se lever, de bonne
humeur, et, donc, pour ne pas céder à son envie de rester couché, Marc-Aurèle
cherche à se dire qu’il va « faire œuvre d’homme » (ligne 2) en se
levant.
Ainsi, s’il fait ce pour quoi l’homme est fait en se
levant, il sera de meilleure humeur qu’auparavant, quand il devait fournir un
effort pour sortir de son lit.
Le stoïcisme de Marc-Aurèle consiste alors en partie à
modifier son regard sur une situation, plutôt que de combattre son désir en le
réprimant : en effet, est-il plus efficace, permet-il mieux le bonheur de
se condamner soi-même en refusant de céder à son désir de grasse matinée, ou de
se dire qu’en se levant on fait ce pour quoi un homme est fait, ce pour quoi on
est né, « ce en vue de quoi j’ai été mis dans le monde » (ligne
3) ? Il ne s’agit alors plus d’éradiquer le désir en nous, mais de désirer
autre chose. Il ne faut pas faire son devoir en désirant ne pas le faire :
il faut faire en sorte de diriger son envie vers son devoir, en se donnant des
raisons pour le désirer. Ainsi, dans une telle attitude stoïcienne, on n’élimine
plus le désir en nous, ce qui risquait de ne pas réussir, de nous maintenir
alors dans la frustration, ou, si cela réussissait, de nous changer en
« pierre », mais on réoriente l’énergie de notre désir vers d’autres
objets, on fait coïncider son désir et son devoir.
-
« Ou bien, ai-je été
formé pour rester couché et me tenir au chaud sous mes
couvertures ? » (lignes 3 – 4) :
Marc-Aurèle relève alors ironiquement la seule autre hypothèse que
pourrait soutenir son adversaire partisan de la grasse matinée, hypothèse qui
consisterait à dire que l’homme est fait pour rester couché, « au chaud
sous [l]es couvertures » (ligne 4) : évidemment, la fonction de l’homme,
dans la nature, dans l’ordre du cosmos, n’est pas dans ce sommeil excessif.
-
II / « - Mais c’est plus
agréable ! » (ligne 5) :
Pourtant, dans le débat intérieur, Marc-Aurèle relève tout de même
qu’il est « plus agréable » de rester « au chaud sous [l]es
couvertures » que de se lever pour « faire œuvre d’homme ».
Ainsi, le fait qu’il nous coûte un effort pour se lever serait peut-être la
preuve que l’homme, naturellement, n’est pas fait pour se lever, mais, au
contraire, pour paresser au lit. Nous serions faits pour nous lever comme
l’avance Marc-Aurèle, nous n’aurions pas à nous faire violence pour cela. Aristote relevait, dans son étude
physique du mouvement, que le « mouvement violent » est opposé au
« mouvement naturel » : le « mouvement violent »,
c’est lorsque nous lançons une pierre en l’air (elle n’est pas destinée, à
l’origine, en fonction de sa nature, à progresser vers le haut), et, le
« mouvement naturel », c’est lorsqu’elle retombe vers le bas,
c’est-à-dire vers son « lieu naturel ». Ainsi, aller vers son
« lieu naturel » ne nécessite pas d’effort. Or, si nous ne faisons
pas d’effort pour rester au lit, c’est peut-être que c’est là notre « lieu
naturel ».
-
« - Es-tu donc né pour
te donner de l’agrément ? Et, somme toute, es-tu fait pour la passivité ou
pour l’activité ? » (lignes 6 – 7) :
Pourtant, Marc-Aurèle relève que la recherche du plaisir, du moindre
effort, n’est pas notre nature d’homme : ainsi, il serait dans la nature
de l’homme de faire ce pour quoi il est fait, c’est-à-dire son devoir. Celui
qui doit s’efforcer pour faire son devoir est alors celui qui n’a pas compris
quelle est sa vraie nature. Selon Marc-Aurèle, il conviendrait, à terme, que
celui qui fait son devoir en se levant ne s’efforce plus pour le faire.
De la même manière, celui qui prétend que le « lieu naturel »
de l’homme est le lit considère, à tort, que l’homme est « fait pour la
passivité » (lignes 6 – 7) : c’est ici la même incompréhension de ce
qu’est la nature de l’homme. Il nous faut alors comprendre et accepter,
désirer, que la nature de l’homme, ce pour quoi nous sommes nés, est
« l’activité » (ligne 7) dans la réalisation de son devoir.
-
« Ne vois-tu pas que
les arbustes, les moineaux, les fourmis, les araignées, les abeilles
remplissent leur tâche respective et contribuent pour leur part à l’ordre du
monde ? Et toi, après cela, tu ne veux pas faire ce qui convient à
l’homme ? » (lignes 7 à 9) :
Marc-Aurèle rappelle alors que les animaux ne peuvent sombrer dans une
telle mécompréhension de ce pour quoi ils sont faits : ils remplissent
leur rôle instinctivement, et sans rechigner, contrairement à l’homme. Ils
participent à l’ordre du monde, du cosmos, et c’est cette fonction qui incombe
également à l’homme, qui n’est pas en dehors de la nature, que nous avons
tendance à oublier en nous trompant sur la nature même de l’homme. Sur la
conception cosmologique du monde dans le stoïcisme impérial, que l’on trouve
déjà dans le stoïcisme des fondateurs que sont Zénon et Chrysippe, on peut
écouter la série d’interventions de spécialistes de cette philosophie sur
France Culture dans Les nouveaux chemins de la connaissance des 25, 26 et 28
janvier 2016, notamment celle de Frédérique Ildefonse, directrice de recherches
au CNRS, sur Zénon de Cition, philosophe grec du IVème – IIIème
siècle avant Jésus-Christ, fondateur de l’Ecole stoïcienne, aussi appelée Ecole
du Portique, et Chrysippe, philosophe stoïcien grec du IIIème siècle
avant Jésus-Christ, et celle portant sur les Pensées pour moi-même de
Marc-Aurèle, intervention au cours de laquelle Christelle Veillard, maître de
conférences à l’université Paris-Ouest La Défense, propose un commentaire de
notre texte :
Ainsi, selon Marc-Aurèle, il convient de vivre en suivant notre
fonction naturelle, comme l’ensemble des autres animaux.
-
III / « - Mais il faut aussi se
reposer. » (ligne 10) :
Pourtant, le dialogue intérieur, la réflexion se poursuit : la
part de désir en Marc-Aurèle cherche toujours à se faire passer pour
respectueuse de la nature en nous, en disant, non plus que le plaisir que l’on
a à dormir plus longtemps est la preuve de sa fonction naturelle, mais en
disant maintenant qu’il s’agit d’un besoin, d’une nécessité prévue par la
nature.
-
« Il le faut, j’en
conviens. La nature a cependant mis des bornes à ce besoin, comme elle en a mis
au manger et au boire. Mais toi pourtant, ne dépasses-tu pas ces bornes, et ne
vas-tu pas au-delà du nécessaire ? » (lignes 11 à 13) :
Cependant, cet argumentaire voulant faire passer la grasse matinée pour
un besoin physiologique ne tient pas selon Marc-Aurèle : au contraire,
c’est aller au-delà des limites fixées par la nature, au-delà du nécessaire,
et, par conséquent, contre la nature, contre notre nature, contre nous-mêmes.
D’ailleurs, une étude de l’université de Sydney analysant 231 048
australiens âgés de 45 ans ou plus, relayée par le site Atlantico, montre que
la grasse matinée est nocive pour ceux qui la pratiquent. Le titre de l’article
est d’ailleurs évocateur : « Faire la grasse matinée tue :
dormir plus de 9 heures par nuit serait aussi dangereux que l’alcool ou le
tabac. ».
D’après l’étude australienne, la grasse matinée est nocive en raison du
manque d’activité physique qu’elle implique. Ainsi, la grasse matinée serait la
cause de cancers, de diabète, de maladies cardio-vasculaires, de dépression, et
de fatigue chronique, et, par conséquent, d’une espérance de vie réduite.
Une seconde étude, relayée par l’article, du professeur Franco
Cappuccio de l’université de Warwick en Angleterre montre que ceux qui dorment
moins de 6 heures par nuit ont 12 % de taux de mortalité en plus que ceux qui
dorment entre 6 et 8 heures par nuit, mais que ceux qui dorment plus de 8
heures par nuit ont 30 % de taux de mortalité en plus que ceux qui dorment
entre 6 et 8 heures par nuit.
Ainsi, il serait un fait scientifique que ceux qui font grasse matinée
agissent contre eux-mêmes, donc, ne s’estimeraient pas suffisamment :
-
« C’est qu’en effet,
tu ne t’aimes point toi-même, puisque tu aimerais alors, et ta nature et sa
volonté. » (lignes 13 – 14) :
Ainsi, agir en excès, dans le sommeil, le boire ou le manger, c’est
agir contre soi, c’est ne pas s’aimer, ne pas chercher à se préserver, et c’est
ne pas aimer notre nature, ce pour quoi nous sommes faits. Ainsi, suivre la
voie du devoir, sans s’efforcer en continuant de désirer l’inverse, serait la
voie de l’amour de soi, de l’estime de soi même.
-
« Les autres, qui
aiment leur métier, s’épuisent aux travaux qu’il exige, oubliant bains et
repas. Toi, estimes-tu moins ta nature que le ciseleur la ciselure, le danseur
la danse, l’avare l’argent, et le vaniteux la gloriole ? Ceux-ci,
lorsqu’ils sont en goût pour ce qui les intéresse, ne veulent ni manger ni
dormir avant d’avoir avancé l’ouvrage auquel ils s’adonnent. » (lignes 14
à 18) :
Marc-Aurèle finit alors son propos en faveur de la voie du devoir
contre la grasse matinée en prenant en exemple ceux qui sont concentrés dans
leur activité, quelle qu’elle soit (ciselure, danse, avarice, vanité) : en
effet, les hommes qui sont à ce qu’ils font ont le mérite de ne pas prendre le
prétexte des besoins physiologiques pour fuir leur responsabilité. Ils vont
même par-delà leur véritables besoins en « oubliant bains et repas »
(ligne 15). Selon Marc-Aurèle, il conviendrait alors de faire son devoir sans désirer
autre chose que ce pour quoi nous sommes faits, et en oubliant, momentanément,
nos besoins corporels, au profit de notre concentration dans l’activité pour
laquelle on se consacre. Par exemple, faire une dissertation (si telle est là
notre fonction), en oubliant, le temps de l’épreuve et au profit de la
réflexion, que nous sommes des corps. Il nous faut atteindre cet état, une fois
notre devoir désiré, dans lequel nous ne voulons « ni manger ni
dormir » (ligne 17) avant d’avoir terminé ce pour quoi nous sommes faits.
Ainsi, le stoïcisme consiste à vivre selon ce que la nature a prévu
pour nous, en participant à l’ordre du cosmos, mais aussi dans le fait de
réorienter son désir vers son devoir pour ne plus faire son devoir sans le
désirer, c’est-à-dire en traînant les pieds.
L’un des mots d’ordre du stoïcisme est alors d’apprendre à faire la
distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous :
certaines choses naturelles, comme le fait que le temps passe par exemple,
ne dépend pas de nous. Nous n’avons aucune prise sur le temps. Pourtant, il
reste une chose sur laquelle nous pouvons exercer notre pouvoir :
accepter, ou ne pas accepter, que le temps passe. Celui qui n’acceptera pas que
le temps passe sera comme le poète Lamartine que nous avons étudié, alors qu’il
faudrait, pour mieux vivre, assumer cet état de fait. Ainsi, il faut prendre
conscience que nous pouvons et devons exercer un pouvoir sur nos désirs, pour
les rendre conforme à ce qui ne peut être changé : c’est à cela que nous
exhorte Epictète (50 – 130), philosophe
grec, stoïcien.
« Il y
a des choses qui dépendent de nous ; il y en a d’autres qui n’en dépendent
pas. Ce qui dépend de nous, ce sont
nos jugements, nos tendances, nos désirs, nos aversions : en un mot,
toutes les œuvres qui nous appartiennent. »
Epictète, Manuel, I, 1, GF, Page 183
Le nom « Epictète » est ici intéressant car il signifie
« Homme acheté ; Serviteur », ce qui nous rappelle que la pensée
stoïcienne est valable et applicable dans toutes les catégories sociales, de
l’Empereur à l’esclave.
Pour vivre heureux selon le stoïcisme, il faut alors apprendre à ne pas
désirer modifier ce qui ne dépend pas de nous, comme le temps qui passe :
« Il n’y a qu’une route vers le bonheur (que cela
soit présent à ton esprit dès l’aurore, jour et nuit), c’est de renoncer aux
choses qui ne dépendent pas de notre volonté. »
Epictète, Entretiens
Ainsi, selon l’Ecole stoïcienne, la meilleure manière pour vivre
heureux n’est pas de céder à tous ses désirs, ou de se restreindre en
combattant le désir en nous, mais d’adapter son désir à ce qui n’est pas de
notre ressort. Ainsi :
« veuille
que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux. »
Epictète, Manuel, VIII, GF, Page
187
Les choses arrivent alors ici en fonction d’un destin, d’un ordre
naturel des événements qui est l’ordre du cosmos : c’est donc ce destin
naturel qu’il faut accepter, et désirer, pour être heureux, car nous n’avons
pas de prise sur ce destin. Marc-Aurèle s’inscrit alors dans cette acceptation
du destin en disant qu’il fait s’accommoder « sans violence de sa
destinée » (Pensées pour moi-même, III, XVI, Page 55). Il exprime
régulièrement, en bon stoïcien, sa croyance au destin, c’est-à-dire à un
certain enchaînement de causes et de conséquences, à un certain tissage des
événements, qui amène inexorablement à la situation présente :
« Quoi que soit ce qui
t’arrive, cela t’était préparé de toute éternité, et l’enchaînement des causes
avait filé ensemble pour toujours et ta substance et cet accident. »
Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, X,
V, Page 142
« Ne te trouble
pas ; fais-toi une âme simple. […] Quelque chose t’est-il
arrivé ? C’est bien, tout ce qui arrive t’était destiné dès l’origine, par
l’ordre de l’ensemble, et y était tissé. »
Ibid., IV, XXVI, Pages 63 –
64
« Il faut […] aimer pour deux raisons ce qui
t’arrive. L’une parce que cela était fait pour toi, te correspondait, et
survenait en quelque sorte à toi, d’en haut, de la chaîne des plus antiques
causes. L’autre, parce que ce qui arrive à chaque être en particulier contribue
à la bonne marche, à la perfection et, par Zeus ! à la persistance même de
Celui qui gouverne la nature universelle. L’univers, en effet, se trouverait
mutilé, si tu retranchais quoi que ce soit à la connexion et à la consistance
de ses parties, tout comme de ses causes. »
Ibid., VIII, Page 75
Cette dernière hypothèse selon laquelle nous pourrions nous extraire de
l’ordre de l’univers est évidemment de l’ordre de l’impossible dans la pensée
de Marc-Aurèle.
L’acceptation stoïcienne du destin, de ce qui ne dépend pas de nous,
n’est en rien un fatalisme résigné : le résigné regrette que la
situation présente ne correspond pas à ses attentes, alors que le stoïcien a
réorienté son désir et veut, maintenant, ce que l’ordre cosmique lui propose de
vivre.
Définition : Fatalisme =
Attitude d’une personne qui s’abandonne aux événements, se résigne à son sort.
Le fait que le stoïcien désire sa situation lui évite la frustration de
désirer autre chose que ce qui est sans l’obtenir.
De la même manière qu’il ne faut pas confondre stoïcien et fataliste,
il ne faut pas non plus confondre stoïcien et stoïque. Le stoïque est celui qui
ne réagit pas aux événements, même les plus tragiques, ou qui s’interdit de
faire paraître quoi que ce soit. Le stoïcien n’est pas celui qui endure la
réalité en serrant les poings : il reste humain et a donc des sentiments,
des réactions. Un événement dramatique peut le bouleverser, ce qui est normal.
Cependant, suite à la réaction sentimentale, le stoïcien se rappellera qu’il
doit accepter, désirer, ce qui ne dépend pas de lui, bien que cette acceptation
puisse prendre du temps.
C’est ce que rappelle Sénèque, philosophe romain, stoïcien, du
Ier siècle après Jésus-Christ, au travers de ses Consolations à Marcia.
Marcia est une mère qui a perdu ses deux enfants dans un accident. Sénèque, en
stoïcien, ne va pas lui dire de s’efforcer de ne rien ressentir face à ce
drame : un tel conseil, au-delà de son aspect inhumain, de son manque
criant de compréhension, de compassion, d’empathie, serait inapplicable pour
Marcia dans sa situation. Sénèque relève, au contraire, le fait qu’il soit
normal de réagir à la disparition tragique des enfants par des pleurs.
Cependant, par la suite, même si cela prend du temps, Marcia doit, selon
Sénèque, pour malgré tout connaître le bonheur après le drame, ne pas organiser
sa vie autour de sa tristesse : elle doit modifier son désir, le
réorienter, c’est-à-dire, par exemple, ne plus avoir l’espoir
déraisonnable de voir revivre ses enfants. Elle doit, autant que faire se peut,
faire coïncider ce qu’elle désire avec l’état de fait qui se présente à
elle : il s’agit là de l’acceptation de ce qui est, ce qui nécessite du
temps et des efforts, un travail sur soi. Bien plus tard, Freud, dans Deuil et mélancolie (1917), parle justement du
travail de deuil qui nous éloigne progressivement de la dépression.
Le stoïcisme, qui cherche
donc à faire coïncider nos désirs avec ce qui est pour vivre heureux avec eux,
est alors avant tout un art de vivre passant par des exercices spirituels en
vue d’acquérir une disposition plus sage à l’égard des événements.
Sénèque utilise alors une
image pour rappeler que le stoïcien est celui qui apprend à accepter ce qui
est, et non le stoïque qui supporte la réalité en désirant autre chose qu’il
n’obtient pas :
« Vivre
heureux, ce n’est pas attendre que l’orage passe, c’est apprendre à danser sous
la pluie. »
Sénèque
Epictète estime alors,
comme Sénèque dans ses Consolations à Marcia, que nous sommes capables
d’accepter la mort d’un proche, sans l’endurer :
Etude de texte : Epictète, Manuel, V :
Jugements
« Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les
choses, mais les jugements qu’ils portent sur ces choses. Ainsi, la mort n’est
rien de redoutable, puisque, même à Socrate, elle n’a point paru telle. Mais le
jugement que nous portons sur la mort en la déclarant redoutable, c’est là ce
qui est redoutable. Lorsque nous sommes traversés, troublés, chagrinés, ne nous
en prenons jamais à un autre, mais à nous-mêmes, c’est-à-dire à nos jugements
propres. Accuser les autres de ses malheurs est le fait d’un ignorant ;
s’en prendre à soi-même est d’un homme qui commence à s’instruire ; n’en
accuser ni un autre ni soi-même est d’un homme parfaitement instruit. »
Epictète, Manuel,
V, GF, Pages 185 – 186
Introduction :
Dans cet extrait de son Manuel, Epictète analyse ce
qui trouble les hommes, ce qui les plonge dans le malheur.
Il expose sa pensée
stoïcienne selon laquelle ce qui nous trouble n’est pas l’événement auquel on
est confronté, mais notre manière de vivre cet événement sur laquelle nous avons
prise. Les événements, comme la mort d’un proche dont il est ici question, sont
alors neutres : ce qui nous plonge dans le malheur, c’est le regard que
l’on porte sur eux, regard que l’on peut, que l’on doit modifier pour entrer
dans l’acceptation de ce qui ne dépend pas de nous.
Ainsi, la question
est ici de savoir si nous sommes responsables de notre malheur, et, par
conséquent, de notre bonheur, et, si oui, que devons-nous faire pour vivre
heureux, apaisés.
Afin de répondre à
cette question, nous étudierons d’abord
en quoi la mort est un événement neutre sur laquelle nous portons un jugement,
un regard, qu’il convient d’adapter à ce qui est pour vivre heureux (lignes 1 à
4). Par la suite, nous verrons en
quoi nous devons nous considérer comme les seuls responsables de notre malheur,
et, par conséquent, de notre bonheur (lignes 4 à 8).
-
« Ce qui
trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu’ils
portent sur ces choses. » (lignes 1 – 2) :
En exposant sa thèse selon
laquelle l’événement que l’on a à juger est neutre et que ce qui nous rend
malheureux ou heureux est le jugement, le regard que l’on porte sur cet
événement, Epictète souligne notre responsabilité dans la question de notre
bonheur. Il ne faut plus, ici, chercher ce qui nous rend malheureux dans notre
vie : rien ne peut nous rendre malheureux, si ce n’est un mauvais jugement
sur ce qu’est notre vie. Ainsi, Epictète a recentré la question sur l’homme,
sur la vie intérieure de l’homme, et nous exhorte alors à ne plus accuser le
monde extérieur de notre malheur.
-
« Ainsi, la
mort n’est rien de redoutable, puisque, même à Socrate, elle n’a point paru
telle. Mais le jugement que nous portons sur la mort en la déclarant
redoutable, c’est là ce qui est redoutable. » (lignes 2 à 4) :
Epictète prend alors un
exemple pour illustrer sa thèse : la mort d’autrui. Un tel événement est
neutre, et ne peut être essentiellement la cause de notre malheur. En effet, de
nombreuses personnes meurent chaque jour sans que cela ne nous affecte. Ainsi,
la mort n’est pas ce qui nous rend malheureux : ce qui nous rend
malheureux, c’est le regard que nous portons sur telle ou telle mort. En effet,
la mort d’un proche nous affectera bien plus que le massacre de milliers
d’inconnus pour nous. Ainsi, ce qui est la cause de notre malheur, c’est de
considérer la mort, et la mort d’autrui, comme un malheur. Pourtant, il est
possible d’envisager la mort autrement que comme un malheur : Socrate, par
exemple, la considérait comme la libération de son âme. Ainsi, envisager la
mort autrement serait ici la voie vers le bonheur. C’est à cela que nous
appelle le discours religieux en général, en nous disant que la mort
n’est que le passage dans la pièce d’à côté.
-
II / « Lorsque nous sommes
traversés, troublés, chagrinés, ne nous en prenons jamais à un autre, mais à
nous-mêmes, c’est-à-dire à nos jugements propres. » (lignes 4 – 5) :
Ainsi, si notre malheur ou
notre bonheur ne dépend que du regard que l’on porte sur tel ou tel événement
qui, lui, reste neutre, nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous si nous
sommes malheureux. En effet, il n’appartient qu’à nous de modifier notre
jugement sur l’événement qui nous trouble, comme la mort par exemple. Ainsi,
l’autre ne peut pas nous rendre heureux ou malheureux : le bonheur ou le
malheur est une affaire personnelle, intime, intérieure.
-
« Accuser les
autres de ses malheurs est le fait d’un ignorant ; s’en prendre à soi-même
est d’un homme qui commence à s’instruire ; n’en accuser ni un autre ni
soi-même est d’un homme parfaitement instruit. » (lignes 5 à 8) :
Epictète expose alors trois
degrés, trois stades de progression dans la voie stoïcienne :
-
L’
« ignorant » (ligne 6) considère que les éléments du monde extérieur,
les autres, sont responsables, coupables, de son malheur personnel : il ne
voit pas encore qu’il n’appartient qu’à lui de modifier son regard sur sa vie.
-
Celui qui
« commence à s’instruire » (ligne 7), c’est-à-dire le disciple, celui
qui est en voie pour devenir stoïcien, ne s’en prend qu’à lui-même : il
reconnaît qu’il est le seul responsable de son malheur ou de son bonheur car
cela dépend de son jugement, de son regard sur les événements, regard qui ne
dépend que de son intériorité.
-
Enfin,
celui qui est « parfaitement instruit » (ligne 8), c’est-à-dire le
sage stoïcien, n’accuse « ni un autre ni [lui]-même » (ligne
7) : en effet, il n’est même pas responsable de son malheur ou de son
bonheur car, dans les deux cas, cela est d’ores et déjà inscrit dans le destin
cosmique.
Ainsi, être stoïcien, c’est
agir selon l’ordre naturel, mais aussi se considérer comme responsable de son
bonheur ou de son malheur, en ayant conscience que nous avons le devoir
de faire correspondre notre désir, notre regard, notre jugement, et l’ordre des
choses.
Le stoïcisme a également la
particularité, notamment chez Sénèque, de tenir à distance le plaisir, non pas
dans un ascétisme restrictif, mais dans une manière raisonnable de vivre le
plaisir. Le stoïcien peut connaître le plaisir, mais en aucun cas il n’en fait
dépendre son bonheur, à l’inverse de l’hédoniste, qu’il soit radical, ou même
modéré comme Epicure. Sénèque reconnaissait une certaine vertu à Epicure, mais
refusait de considérer le plaisir comme le Souverain Bien (qu’il estimait être
la vertu (stoïcienne)). Le plaisir, pour le stoïcien, n’est qu’anecdotique,
qu’un « préférable » :
« Il [le sage stoïcien] n’aime pas les richesses, mais il les préfère. Ce n’est pas dans son âme
qu’il les accueille, mais dans sa maison ; il ne repousse pas celles qu’il
possède mais les contrôle »
Sénèque, La Vie heureuse, 58, XXI, 4, GF, Page 82
Le sage stoïcien ne connaît
pas l’amour des richesses, c’est-à-dire l’attachement déraisonnable aux biens
matériels : il ne fait que les préférer. Ainsi, si la fortune s’évapore,
cela n’affecte en rien le bonheur du sage. Néanmoins, il reconnaît qu’il est
préférable d’être riche plutôt que pauvre : Sénèque était d’ailleurs un
riche banquier. Il était ainsi en proie à un trop grand attachement aux
richesses, et c’est de cela qu’il cherche à se prémunir. Sénèque rappelle alors
que l’argent n’est pas, ne doit pas être l’essence de notre bonheur car il
n’est qu’accidentel, anecdotique, facultatif, bien que préférable. Ainsi, il
faut faire entrer l’argent « dans sa maison », et non en soi ;
ne pas le repousser, ce qui serait déraisonnable, mais tout de même les
contrôler. La richesse, comme le plaisir en général, ne doit être alors qu’un
« compagnon de route » sur le chemin du bonheur :
« Les anciens ont prescrit de vivre la vie la meilleure et non la plus
agréable, de telle sorte que le plaisir soit non pas le guide d’une volonté
droite et morale, mais son compagnon de
route [ou un résultat dérivé (epigennêma)]. »
Sénèque, La Vie heureuse, VIII, 1, Page 58
En contrôlant, en tenant à distance le plaisir sans pour autant le
combattre, le stoïcien peut alors être dit plus libre que l’hédoniste, tant
radical que modéré. L’hédoniste, quel qu’il soit, est alors l’esclave du
plaisir, donc, de ce qui ne dépend pas toujours de nous :
« c’est là la pire des servitudes, elle se met à avoir besoin de la Fortune.
Il s’ensuit une vie pleine d’angoisse, de soupçon, d’inquiétude, redoutant ce
qui arrive. »
Sénèque, La Vie heureuse, XV, 3, Page 71
Définition : Fortune = Sort heureux.
Or, le bonheur ne dépend pas du plaisir ressenti grâce à un bien
extérieur à nous : il ne dépend que de nous, de notre rapport au monde
qu’il convient de travailler.
Transition :
Cependant, peut-on
considérer que le bonheur est accessible en appliquant une méthode, en se
faisant disciple d’une Ecole philosophique ? Suffit-il de se faire
hédoniste, épicurien ou stoïcien pour vivre heureux ? Si l’on pense cela,
cela serait le signe d’une véritable mécompréhension de ce qu’est le bonheur,
cet état plus éphémère et parfois inexplicable que ce que les
« sages » ont pu en dire.
III / Vivre heureux n’est
pas le résultat d’une méthode :
Le bonheur ne serait pas
un état (satisfaction ou tranquillité), mais une humeur passagère, qui ne peut
être décrétée par l’individu. On peut être heureux par moments, en réaction à
un ensemble de sentiments, et cette réaction que l’on peut qualifier d’heureuse
n’est pas toujours facilement explicable. C’est cette réaction heureuse
qu’illustre cet extrait du film Le fabuleux destin d’Amélie Poulain (2001)
:
Extrait vidéo :
Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, de 32’44 à 35’53 (3’09)
Dans cet extrait, Amélie n’est certes pas dans une sérénité absolue, mais
elle semble être emportée par le bonheur, un bonheur qui vient réagir à la
détresse de l’homme dans le café, et un bonheur qui est animé par le désir
d’aider l’autre, les autres, comme l’aveugle.
D’ailleurs, on ne le souligne pas assez, mais le rapport à l’autre est
essentiel à ces moments de bonheur, à ces moments, rares, de vraie humanité.
Ainsi, c’est pour l’autre, plus que pour nous, que nous nous devons d’être
heureux, comme nous le rappelle Prévert en
nous disant d’ « essayer d’être heureux, ne
serait-ce que pour donner l’exemple. ». Alain va même plus loin
dans cette analyse en estimant que celui qui fait en sorte d’être heureux, en
étant rayonnant, mérite récompenses, et que, s’il est aimé par les autres,
c’est qu’il le mérite, qu’il a œuvrer pour cela. Il faudrait même que la
société instaure des récompenses pour les gens heureux, qui sont bénéfiques
pour la vie commune, qui sont véritablement politiques :
Texte d’Alain :
« Ce
que l’on a point assez dit, c’est que c’est un devoir aussi envers les autres que d’être heureux. On dit
bien qu’il n’y a d’aimé que celui qui est heureux ; mais on oublie que
cette récompense est juste et méritée ; car le malheur, l’ennui et le
désespoir sont dans l’air que nous respirons tous ; aussi nous devons
reconnaissance et couronne d’athlète à ceux qui digèrent les miasmes, et
purifient en quelque sorte la commune vie par leur énergique exemple. Aussi n’y
a-t-il rien de plus profond dans l’amour que le serment d’être heureux. Quoi de
plus difficile à surmonter que l’ennui, la tristesse ou le malheur de ceux que
l’on aime ? Tout homme et toute femme devraient penser continuellement à
ceci que le bonheur, j’entends celui que l’on conquiert pour soi, est
l’offrande la plus belle et la plus généreuse.
J’irais
même jusqu’à proposer quelque couronne civique pour récompenser les hommes qui
auraient pris le parti d’être heureux. Car, selon mon opinion, tous ces
cadavres, et toutes ces ruines, et ces folles dépenses, et ces offensives de
précaution, sont l’œuvre d’hommes qui n’ont jamais su être heureux et qui ne
peuvent supporter ceux qui essaient de l’être. »
Alain, Propos, 16 mars 1923
Ainsi, il faudrait apprendre à assumer notre vie en nous, nos émotions,
pour les partager à l’autre. Pour rendre quelqu’un heureux, il faudrait alors
l’entraîner par des sentiments positifs, joyeux, pour qu’enfin il renvoie une
image positive, rayonnante de lui-même aux autres, au lieu de répandre son
malheur, de l’exposer de manière obscène, indécente, à tout le monde, comme le
font souvent les malheureux. C’est cette thérapie et ce caractère public du
bonheur qu’illustre une chanson de Jacques Brel intitulée Jef : il
s’agit d’un homme malheureux d’avoir été quitté, qui est réconforté par un de
ses amis.
Cet entraînement joyeux pour contrer le malheur de la déception
amoureuse, entraînement renforcé, comme dans l’extrait du fabuleux destin
d’Amélie Poulain, par la musique, correspond à ce que théorise le
philosophe allemand Max Scheler dans Nature et formes de la sympathie
sous le terme de « contagion affective ». Scheler prend l’exemple,
comme Jacques Brel, du malheureux qui oublie son chagrin dans un café :
« la simple contagion affective. C’est ainsi que la gaité qui
règne dans une brasserie ou dans une fête se transmet instantanément à toute
personne venant du dehors ; même si cette personne a été, quelques
instants auparavant, envahie par la tristesse, elle est pour ainsi dire
« entraînée » par la gaité générale, emportée dans son
courant. »
Max Scheler (1874 – 1928), Nature et formes de la sympathie
Les différentes doctrines que nous avons étudiées (l’école socratique,
l’épicurisme, ou le stoïcisme) ont en commun d’être méfiantes à l’égard du
désir, de plaisir, bref, de ce qui fait la vie. Ainsi, combattre le désir,
c’est combattre la vie en nous, alors qu’il faudrait apprendre à vivre avec
cette énergie pour en faire quelque chose de constructif, pour soi comme pour
les autres. C’est ce à quoi nous exhorte Nietzsche,
philosophe allemand du XIXème siècle, dans sa critique de l’Eglise
catholique qui agirait contre la vie même en condamnant le désir au lieu de
vivre avec lui :
Etude de texte : Nietzsche, Crépuscule
des idoles, VI, 1 : Spiritualisation de la passion
« Toutes les passions
ont un temps où elles ne sont que néfastes, où elles avilissent leurs victimes
avec la lourdeur de la bêtise, – et une époque tardive, beaucoup plus tardive
où elles se marient à l’esprit, où elles se « spiritualisent ». Autrefois,
à cause de la bêtise dans la passion, on faisait la guerre à la passion
elle-même : on se conjurait pour l’anéantir, – tous les anciens jugements
moraux sont d’accord sur ce point, « il faut tuer les passions ». La
plus célèbre formule qui en ait été donnée se trouve dans le Nouveau Testament,
dans ce Sermon sur la Montagne, où, soit dit en passant, les choses ne sont pas
du tout vues d’une hauteur. Il y est dit par exemple avec application à la
sexualité : « Si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le » :
heureusement qu’aucun chrétien n’agit selon ce précepte. Détruire les passions
et les désirs, seulement à cause de leur bêtise, et pour prévenir les suites
désagréables de leur bêtise, cela ne nous paraît être aujourd’hui qu’une forme
aiguë de la bêtise. Nous n’admirons plus les dentistes qui arrachent les dents
pour qu’elles ne fassent plus mal... On avouera d’autre part, avec quelque
raison, que, sur le terrain où s’est développé le christianisme, l’idée d’une
« spiritualisation de la passion » ne pouvait pas du tout être
conçue. Car l’Eglise primitive luttait, comme on sait, contre les
« intelligents », au bénéfice des « pauvres
d’esprit » : comment pouvait-on attendre d’elle une guerre
intelligente contre la passion ? – L’Eglise combat les passions par
l’extirpation radicale : sa pratique, son traitement c’est le castratisme.
Elle ne demande jamais : « Comment spiritualise-t-on, embellit-on et
divinise-t-on un désir ? » – De tous temps elle a mis le poids de la
discipline sur l’extermination (de la sensualité, de la fierté, du désir de
dominer, de posséder et de se venger). – Mais attaquer la passion à sa racine,
c’est attaquer la vie à sa racine : la pratique de l’Eglise est nuisible à
la vie… »
Nietzsche, Crépuscule
des idoles, 1888, VI, 1
Introduction :
Dans cet extrait du Crépuscule
des idoles, Nietzsche s’en prend, parfois même avec une ironie mordante, à
l’Eglise catholique et notamment à son combat, jugé déraisonnable, contre les
passions, c’est-à-dire contre nos désirs, et, par conséquent, contre les
plaisirs, la vie.
Nietzsche estime qu’il n’est pas raisonnable de chercher à éradiquer la
passion comme cherche à le faire l’Eglise : au contraire, il faudrait
parvenir à « spiritualiser » la passion, c’est-à-dire en faire
quelque chose d’autre, de plus grand, de plus noble, la transformer, travailler
à partir de l’énergie de la passion qu’il faut utiliser, ce que ne sait ni
faire ni comprendre l’Eglise.
Ainsi, la question est ici de savoir si
l’énergie du désir est à éliminer en nous pour connaître la paix, ou si cette énergie est au contraire à
transformer, et, par conséquent, à préserver pour être ainsi transformée.
Afin de répondre à cette question, nous étudierons d’abord le regard que Nietzsche porte
sur la passion, qui reconnaît qu’elle peut parfois poser problème, mais qui
nuance en disant que l’on peut tirer parti de cette énergie présente dans nos
désirs (lignes 1 à 3). Par la suite,
nous verrons comment Nietzsche s’oppose à l’Eglise catholique en dénonçant son
combat déraisonnable contre la passion (lignes 3 à 12). Enfin, nous montrerons pourquoi l’Eglise ne pouvait envisager
transformer l’énergie de la passion, comme le propose Nietzsche (lignes 12 à
20).
-
« Toutes les passions ont un temps où elles ne
sont que néfastes, où elles avilissent leurs victimes avec la lourdeur de la
bêtise. » (lignes 1 – 2) :
Nietzsche,
avant d’entamer sa diatribe contre l’Eglise qui condamne à tort la passion en
tant que telle, concède que les passions, au moment où elles surgissent en
nous, sont mauvaises, « néfastes » (ligne 1), avilissantes, bêtes. En
effet, si l’on prend l’exemple de la passion qu’est la colère
vengeresse, elle ne semble en aucun cas raisonnable, bénéfique, au moment où
elle est ressentie. Médée, par exemple, qui, dans la mythologie, tue ses
enfants en représailles de la tromperie de son mari Jason, car ses enfants sont
les symboles de cette union trahie, n’est en aucun cas raisonnable en agissant
ainsi : elle se laisse dominer par la passion, et, à ce moment-là, se
comporte de manière bête, commet une irréparable erreur.
-
« et une
époque tardive, beaucoup plus tardive où elles se marient à l’esprit, où elles
se « spiritualisent ». » (lignes 2 – 3) :
Pourtant,
la passion n’est pas que cette bêtise qui parfois nous domine. En effet, il y a
un temps, bien après le surgissement en nous de la passion, où l’on peut faire
quelque chose de cette énergie : c’est ce que Nietzsche appelle la
« spiritualisation » de la passion, du désir. Freud reprendra ce principe en parlant de « sublimation »
de l’énergie pulsionnelle, notamment dans l’art : pour Freud, l’énergie,
principalement sexuelle, se trouve transformée dans l’œuvre d’art,
matérialisée. Ainsi, en analysant les œuvres des artistes, le psychanalyse
serait capable de déceler les obsessions et les frustrations sexuelles de ses
patients.
-
II / « Autrefois,
à cause de la bêtise dans la passion, on faisait la guerre à la passion
elle-même : on se conjurait pour l’anéantir, – tous les anciens jugements
moraux sont d’accord sur ce point, « il faut tuer les
passions ». » (lignes 3 à 5) :
Nietzsche
prônant la « spiritualisation » de la passion, il s’oppose alors à
tous ceux qui condamnent à tort la passion, à tous ceux qui cherchent à
l’éradiquer. Ils rejettent alors les « anciens jugements moraux »
(ligne 4) qui veulent « tuer les passions » (ligne 5), c’est-à-dire,
notamment, les différentes Ecoles philosophiques que nous avons étudiées :
l’école socratique et l’épicurisme. Le stoïcisme ne peut être considéré parmi
les cibles de Nietzsche car le stoïcien fait quelque chose de l’énergie de son
désir en la réorientant. Nietzsche vise alors peut-être également un stoïcisme
mal compris (par lui ?) qui défendrait une attitude stoïque, une attitude
dans laquelle nous nous interdirions de réagir aux événements qui nous
frappent.
-
« La plus célèbre formule qui en ait été donnée
se trouve dans le Nouveau Testament, dans ce Sermon sur la Montagne »
(lignes 5 – 6) :
Nietzsche
centre alors ses critiques sur son ennemi juré : l’Eglise catholique, et
son écrit, c’est-à-dire la Bible. En
effet, dans la Bible, on retrouve
cette tendance à se méfier de la passion, alors qualifiée de péché, notamment
charnel. La Bible, Jésus-Christ,
préconise alors d’éradiquer en nous cette énergie démoniaque pour retourner sur
le droit chemin du salut de notre âme. Dans le « Sermon sur la
Montagne », dans l’Evangile selon Saint-Matthieu, Jésus-Christ met en
valeur les faibles en leur promettant le bonheur de la vie éternelle dans
l’au-delà : en faisant cela, il vient dénoncer l’orgueil des forts qui ne
trouveront que porte close, il vient réprimer la passion en nous, cette
puissance de vie, cette « volonté de puissance » comme l’appellera
Nietzsche en parlant de son « Sur-Homme (Übermensch) » (à ne pas confondre avec l’aryen nazi, confusion
entretenue volontairement par la sœur nazie de Nietzsche). En effet,
Jésus-Christ, dans ses Béatitudes, valorise « ceux qui ont une âme de
pauvre, car le Royaume des Cieux est à eux. […] les doux, car ils posséderont
la terre. […] les affligés, car ils seront consolés. […] les affamés et
assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés. […] les miséricordieux, car
ils obtiendront miséricorde. […] les cœurs purs, car ils verront Dieu. […] les
artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu. […] les persécutés pour
la justice, car le Royaume des Cieux est à eux. » (Matthieu, 5, 1 à 10),
ceux qui sont insultés, persécutés, calomniés, comme les prophètes et les
martyrs, ceux qui obéissent à la Loi. Par-là, Jésus-Christ nous interdit la
passion assumée de l’âme de riche qui n’est pas douce mais guerrière pour
dominer la terre et acquérir le royaume terrestre. Jésus-Christ nous prive de
notre légitime défense pour obtenir réparation, et non consolation en tant que
victimes. Il nous prive de nous faire justice, de ne pas pardonner, de ne pas
avoir le cœur pur mais rempli de haine justifiée, de ne pas œuvrer pour la paix
mais pour la guerre en vue de se défendre contre les autres, de ne pas être
martyrs, mais guerriers pour soi, de ne pas être insultés mais de défier en
duel celui qui nous agresse, de ne pas être calomniés mais d’être défendus, de
ne pas obéir à la Loi mais à la sienne uniquement. Ainsi, en s’opposant de la
sorte au Sermon sur la Montagne de Jésus-Christ, Nietzsche peut être considéré
comme un hédoniste radical, mais l’on peut retirer de son enseignement la
critique, légitime, de ceux qui condamnent tout le temps la passion, l’énergie
du désir qui fait de nous des êtres vivants. Jésus-Christ, quant à lui,
condamne, à tort selon Nietzsche, celui-là même qui « se fâche contre son
frère » (Matthieu, 5, 21), ou qui l’insulte, celui-là aussi qui convoite
une autre femme que la sienne (Matthieu, 5, 28), celui-là aussi qui divorce
(Matthieu, 5, 32), celui-là aussi qui jure (Matthieu, 5, 34), celui-là même qui
ne tend pas la joue gauche lorsqu’il est frappé (Matthieu, 5, 39), celui-là
même qui ne donne pas (Matthieu, 5, 42), celui-là même qui n’aime pas ses
ennemis et qui ne prie pas pour ses persécuteurs (Matthieu, 5, 44), celui-là
même qui pratique la justice « devant les hommes », l’aumône, la
prière, le jeûne, par orgueil (Matthieu, 6, 1 – 2 et 5 – 6 et 16 à 18), celui
qui s’attache aux richesses matérielles (Matthieu, 6, 19 – 20 et 24), celui qui
s’inquiète de la nourriture et du vêtement (Matthieu, 6, 25 à 34). Ainsi,
Jésus-Christ semble nous appeler à ne plus être des hommes, mais à être
transformés par la grâce divine. Pourtant, nous sommes des hommes, et la grâce,
selon Nietzsche, n’est qu’une invention humaine. Ainsi, il faut assumer le fait
d’être imparfait, dominé par la passion, pour transformer cette énergie en soi
en une activité spirituelle, comme l’art par exemple, et non éradiquer en soi,
comme le prône à tort l’Eglise, ce qui fait de nous des hommes (se fâcher,
insulter, convoiter, divorcer, jurer, frapper, garder, haïr, s’enfler
d’orgueil, être cupide, s’inquiéter). La Bible
pointe alors la misère de l’homme sans la grâce divine, alors que Nietzsche
l’assume et souligne qu’il s’agit là de ce qui fait de nous des êtres humains
vivants, bien qu’imparfaits.
-
« dans ce Sermon sur la Montagne, où, soit dit en
passant, les choses ne sont pas du tout vues d’une hauteur. » (lignes 6 –
7) :
Nietzsche
se fait alors ironique à l’égard du discours biblique en disant qu’il ne voit
pas les choses telles qu’elles sont, mais telles qu’elles devraient,
soi-disant, être. Jésus-Christ, du haut de sa Montagne, n’est plus à hauteur
d’homme et appelle alors les hommes à suivre une voie qui n’est pas faite pour
eux. Ainsi, Jésus-Christ manque de hauteur de vue, de recul dans son discours,
bien qu’il soit surélevé sur sa Montagne : « les choses ne sont pas
du tout vues d’une hauteur. ».
-
« Il y est dit par exemple avec application à la
sexualité : « Si ton œil est pour toi une occasion de chute,
arrache-le » : heureusement qu’aucun chrétien n’agit selon ce
précepte. » (lignes 7 à 9) :
Nietzsche
fait alors explicitement référence à un passage du Sermon sur la Montagne qu’il
juge absolument déraisonnable. Jésus-Christ déclare : « si ton œil
droit est pour toi une occasion de péché, arrache-le et jette-le loin de
toi : car mieux vaut pour toi que périsse un seul de tes membres et que
tout ton corps ne soit pas jeté dans la géhenne. Et si ta main droite est pour
toi une occasion de péché, coupe-la et jette-la loin de toi : car mieux
vaut pour toi que prisse un seul de tes membres et que tout ton corps ne s’en
aille pas dans la géhenne. » (Matthieu, 5, 29 – 30). Ainsi, si un désir
implique une partie de notre corps, il nous faut nous en séparer. Une telle
condamnation, radicale, du désir, est ridicule pour Nietzsche, qui se réjouit
alors que personne, dans la communauté chrétienne, ne respecte ce précepte de
Jésus-Christ. En effet, si les chrétiens obéiraient à cela, la foule serait
peuplée de borgnes et d’infirmes, car il est naturel, humain, de désirer, de
convoiter, bien que cela soit le signe de notre imperfection.
-
« Détruire les passions et les désirs, seulement
à cause de leur bêtise, et pour prévenir les suites désagréables de leur
bêtise, cela ne nous paraît être aujourd’hui qu’une forme aiguë de la
bêtise. » (lignes 9 à 11) :
Condamner
la passion, au lieu de l’assumer et de la transformer, est alors la marque de
la bêtise présente dans le discours de Jésus-Christ, selon Nietzsche.
Nietzsche, en s’opposant ainsi à l’Eglise catholique, est alors blasphémateur,
et il le revendique.
-
« Nous n’admirons plus les dentistes qui
arrachent les dents pour qu’elles ne fassent plus mal... » (lignes 11 –
12) :
Nietzsche
emploie alors une image pour finir son attaque contre l’Eglise, et contre
Jésus-Christ : ce dernier est comparé à un dentiste arracheur de dents. En
effet, Jésus-Christ cherche à extraire en nous nos passions. Pourtant, ces
dentistes arracheurs de dents sont aujourd’hui dépassés par les progrès de la
médecine : il ne s’agit plus d’arracher la dent, comme d’exterminer la
passion en nous, mais de rendre la douleur supportable et de redresser la dent,
comme on transforme la passion vers quelque chose de constructif.
-
III / « On
avouera d’autre part, avec quelque raison, que, sur le terrain où s’est
développé le christianisme, l’idée d’une « spiritualisation de la
passion » ne pouvait pas du tout être conçue. Car l’Eglise primitive
luttait, comme on sait, contre les « intelligents », au bénéfice des
« pauvres d’esprit » : comment pouvait-on attendre d’elle une
guerre intelligente contre la passion ? » (lignes 12 à 16) :
Nietzsche
termine alors son propos, son attaque contre l’Eglise catholique, en montrant
qu’une « spiritualisation » de la passion, du désir, de l’énergie
humaine, ne pouvait naître dans un contexte chrétien. En effet, une telle
« spiritualisation » demande un minimum d’intelligence, ce que refuse
à l’homme le christianisme en défendant toujours la faiblesse, y compris de
l’esprit. Ainsi, l’Eglise n’est pas intelligente et ne peut donc suivre
Nietzsche dans ce qu’il prône, c’est-à-dire le fait d’assumer le désir
humain pour le transformer.
-
« L’Eglise combat les passions par l’extirpation
radicale : sa pratique, son traitement c’est le castratisme. Elle ne
demande jamais : « Comment spiritualise-t-on, embellit-on et divinise-t-on
un désir ? » – De tous temps elle a mis le poids de la discipline sur
l’extermination (de la sensualité, de la fierté, du désir de dominer, de
posséder et de se venger). » (lignes 16 à 19) :
Nietzche
oppose alors la doctrine de l’Eglise catholique basée sur « l’extirpation
radicale » (ligne 16), « l’extermination » (ligne 18) de la
passion, et la sienne, qu’il place à égalité, et même supérieure à celle de
l’Eglise, basée, elle, sur la « spiritualisation » qui est un
embellissement, une divinisation de l’énergie du désir, par l’art par exemple.
-
« Mais attaquer la passion à sa racine, c’est
attaquer la vie à sa racine : la pratique de l’Eglise est nuisible à la
vie… » (lignes 19 – 20) :
Nietzsche
reproche alors à l’Eglise d’être inhumaine, et contre la vie en nous, alors que
lui assume cette vie et veut en faire quelque chose de beau.
Ainsi, nous
avons vu que le combat contre la passion, le désir, n’était pas toujours la
solution pour vivre heureux : il faudrait, au contraire, assumer cette
énergie en soi pour en faire quelque chose de beau, pour le partager avec les
autres dans une démarche politique.
Conclusion :
Afin
de répondre à la question, nous sommes maintenant en mesure de dire que,
pour vivre heureux, il ne faut pas réaliser tous ses désirs : il nous est
apparu qu’il faille sélectionner raisonnablement nos désirs à réaliser, ou,
mieux, apprendre à réorienter son désir vers ce qui est. Cependant, il ne faut
pas sombrer dans une méfiance extrême envers l’énergie du désir en nous, mais
assumer cette dimension de notre humanité pour en faire quelque chose et vivre
heureux, en paix avec ce que nous sommes, et en relation avec les autres.
Notions étudiées :
Principales :
-
Le bonheur
-
Le désir
Secondaires :
-
La société
-
L’Etat
-
La morale
-
La religion
-
Le devoir
-
Autrui
-
La liberté
-
L’art
Sources :
Internet :
Pour certaines citations, notamment
concernant le mouvement hippie :
-
Wikipédia
-
Lalibre.be :
-
Lemonde.fr :
Bibliographie :
-
Pascal,
Pensées, 1669 (posthumes)
-
Platon,
Le Banquet, Poche
-
Sartre :
L’Etre et le Néant, 1943 ; Huis-Clos, 1944
-
Rousseau,
Discours sur les sciences et les arts,
1750, Poche
-
Epicure,
Lettre à Ménécée, Nathan ; Lettre à Hérodote, Nathan
-
Ferdinand Alquié, Le désir d’éternité, PUF
-
Marc-Aurèle,
Pensées pour-moi-même, GF
-
Epictète,
Manuel, GF
-
Sénèque,
La Vie heureuse, GF
Référence cinématographique :
-
Le fabuleux destin d’Amélie Poulain
Référence musicale :
-
Jacques Brel, Jef
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