jeudi 18 février 2016

Pour vivre heureux, faut-il satisfaire tous ses désirs ?

Présentation :
 
        Faire de la philosophie, ce n’est pas exposer son opinion, dire ce que l’on pense, donner son point de vue : c’est avant tout rendre compte des différents débats qui sont possibles, expliquer des positions qui ne sont pas toujours les nôtres, et interroger les idées qui, parfois, ne sont que des préjugés. La méthode de la philosophie est alors : donner des armes à l’adversaire, pour mieux lui reprendre par la suite (exposer la pensée de l’autre, en donner des arguments, des exemples, et des références, pour ensuite montrer que sa position comporte des problèmes, des paradoxes, des contradictions, et qu’une autre manière de penser est possible).
 
 
Notions : Le bonheur ; Le désir
 
 
Thèse : Nous désirons tous être heureux.
 
         Lorsque nous parlons du bonheur, il semble que nous pouvons nous accorder au moins sur un point : nous le cherchons tous, nous désirons tous être heureux.
 
 
Critique :
 
La critique que l’on pourrait avancer à cette affirmation consisterait à dire que certains préfèrent rester dans leur malheur plutôt que de chercher à être heureux : c’est le cas, par exemple, de ceux qui ont à subir un chagrin amoureux, ou, pire, le deuil d’un être cher.
 
 
Prise en compte de la critique :
 
On pourrait répondre à cela que ceux qui préfèrent le malheur au bonheur ne sont pas lucides, raisonnables, au moment où ils parlent : ils parlent et agissent sur le coup de la tristesse, d’une mauvaise passion qui fait oublier ce principe fondamental que tout le monde cherche à être heureux.
 
Définition : Passion = Du latin passio, du verbe pati signifiant « souffrir ». Emotion puissante et continue qui domine la raison.
 
On pourrait même aller jusqu’à dire que ce désir du bonheur est en réalité enfoui au plus profond d’eux-mêmes, même s’ils ne se l’avouent pas. Ce qui est intéressant de relever dans le cas de celui qui déclare préférer son malheur à son bonheur, c’est justement qu’il préfère quelque chose. En préférant rester dans sa tristesse, on pourrait dire que, momentanément, il trouve là, dans sa tristesse, paradoxalement, son bonheur. Le principe est alors le suivant : chaque être n’agit jamais qu’en vue de son bien. Même si le dépressif par exemple se trompe sur ce qu’est son véritable bien (la vie entourée de ses proches par exemple), en choisissant la tristesse, il choisit ce qui, pour lui, à ses yeux, est son bien.
 
 
Critique 2 :
 
Pourtant, certains vont jusqu’à se suicider. Comment, dans le cas de celui qui va jusqu’à attenter à sa vie, peut-on prétendre qu’il agit en vue de son bien ?
 
 
Prise en compte de la critique 2 :
 
A cela, Pascal [1623 – 1662], philosophe français du XVIIème siècle, répond, de manière provocante, que même celui qui va se pendre agit pour son bonheur.
 
         Texte de Pascal :
 
« Tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception ; quelques différents moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre, et que les autres n’y vont pas, est ce même désir, qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre. »
 
Pascal (1623 – 1662), Pensées, 1669 (posthumes), Paragraphe 425
 
 
Pour celui qui se cause du tort, son action vise tout de même un certain bien pour-soi : par exemple, celui qui travaille dur dans ses études sacrifie une partie de sa vie pour s’assurer un avenir. En somme, on ne se fait jamais du mal sans raison (le suicidé cherche à échapper à ses problèmes ; celui qui se scarifie veut attirer l’attention pour que l’on prenne en charge son mal-être). La véritable raison de notre action peut nous échapper, être inconsciente, mais nous n’agissons toujours que pour nous. Ainsi, après avoir pris en compte les critiques, nous sommes en mesure de dire que chacun cherche à être heureux.
 
 
Problème : La définition du bonheur.
 
La difficulté apparaît alors lorsque nous cherchons à réfléchir sur ce que nous souhaitons, désirons tous, lorsque nous tentons de déterminer ce qu’est le bonheur. En effet, chacun avancera alors sa propre « définition », sa propre recette du bonheur qui, parfois, se trouve être inconciliable avec celle qu’avance le voisin : certains, par exemple, trouveront leur bonheur dans une vie trépidante, faite d’aventures, de voyages, de fêtes, alors que d’autres, au contraire, trouveront le leur dans une vie rangée, une vie de famille à l’abri de toute agitation.  Différentes définitions du bonheur semblent alors être utilisées, mais nous ne parvenons pas à déterminer le concept du bonheur : nous discutons sur les différentes manières d’accéder au bonheur, mais nous ne réfléchissons pas, à tort, pour déterminer ce qu’est le bonheur. « Qu’est-ce qu’être heureux ? » devrait être la première question à se poser, avant même celle qui se demande ce que nous devons faire pour être heureux. Ainsi, s’il n’y a pas de recette miracle du bonheur, si chacun a la sienne, il nous faut réfléchir, non pas aux moyens de nous rendre heureux qui diffèrent selon les individus, mais à ce qu’est la vie heureuse.
 
 
-         Sujet : Faut-il réaliser tous ses désirs pour vivre heureux ?
 
La prudence, qui peut être considérée comme l’une des formes de la sagesse dont le philo-sophe est censé être amoureux selon l’étymologie de son nom philo-sophos, philo-sophia, nous amène nécessairement à ne pas trop déterminer certains termes employés dans la question pour ne pas figer la réflexion.
En effet, si l’on suit l’opinion commune selon laquelle « vivre heureux », c’est vivre satisfait, c’est-à-dire dans le plaisir, alors la réponse à la question ne suscitera que peu le débat.
Si l’on définit le bonheur comme étant l’atteinte du plaisir, alors il ne faut pas laisser un seul de nos désirs insatisfait : le faire serait s’exposer au sentiment de frustration, donc, de mal-être, ce qui semble peu compatible avec le fait de vivre heureux. L’enfant privé de bonbons par ses parents par exemple ne semble pas heureux : la confrontation au « principe de réalité » théorisé par Freud [1856 – 1939], médecin autrichien fin XIXème – début XXème, et ici incarné par les parents et leur règle qui va à l’encontre des pulsions, des envies de l’enfant, suscite chez ce dernier la frustration, qui, au vu des pleurs et des cris provoqués, ne semble pas correspondre au bonheur. Selon la psychanalyse freudienne, le « principe de plaisir », opposé à celui de réalité, nous semble alors plus conforme à l’idée que nous nous faisons du bonheur, de la satisfaction. En effet, qui serait heureux du fait de se contenir, de réprimer certaines envies, sous prétexte que nous vivions en société par exemple ? Si, moralement, et légalement en ce qui concerne la France, je ne peux pas tout dire par exemple car cela pourrait heurter certaines sensibilités, et que, par conséquent, je me l’interdis, je peux ressentir de la frustration, de la gêne : mon désir n’est pas réalisé, ce qui ne me procure pas le bonheur. Celui qui parviendra alors à vivre heureux sera celui qui aura l’audace de saisir sa liberté, c’est-à-dire de s’affranchir de tous les codes sociaux et moraux, celui qui osera tout dire, même si cela choque, pour que son désir personnel soit satisfait : il faudra alors qu’il assume pleinement les conséquences, sociales et judiciaires, de son acte transgressif. Ainsi, si l’on associe le bonheur au plaisir, c’est-à-dire à l’absence de frustration, au fait d’oser passer outre les interdits, alors celui qui vit heureux est celui qui met en œuvre sa liberté absolue sans restriction.
Pourtant, il est important de ne pas associer le bonheur uniquement au plaisir : d’autres définitions du bonheur sont envisageables. Il ne s’agit pas ici de dire ce qui paraît pour nous important, ce qui, selon nous, nous garantirait le bonheur. Nous réfléchissons à propos de la nature même du bonheur, et non sur les conditions de ce bonheur : il ne s’agit pas, pour le moment, de savoir si la famille et les amis constituent le bonheur, mais de savoir ce qu’est le bonheur qu’ils sont censés être.  La vie heureuse peut être définie, non pas comme une vie de plaisirs, de satisfactions, d’anti-frustrations, mais comme une vie loin de tout souci, tranquille, apaisée : une vie simple mais qui permet enfin le repos, loin du tumulte du monde. Si l’on prend acte de cette nouvelle définition du bonheur, faut-il encore réaliser tous ses désirs pour atteindre la vie heureuse ? Celui qui satisfait la moindre de ses envies pour éviter de connaître la frustration doit en assumer les conséquences avons-nous dit : or, se confronter au regard de la société, et à sa justice punitive, est-ce là ce qui nous garantira une vie calme, tranquille, apaisée ? Il semble au contraire que celui qui a pour but cette vie de repos doive effectuer un travail sur ses désirs, c’est-à-dire revoir ses exigences à la baisse pour envisager vivre sereinement, sans souci. Celui qui parviendra à désirer une vie simple et tranquille sera, ici, celui qui sera heureux.  
         La question est alors ici de savoir si vivre heureux signifie être satisfait et passe alors par la réalisation de tous ses désirs, de toutes ses envies, pour ne pas connaître la frustration, même si des risques sont encourus, ou bien si, au contraire, la vie heureuse peut n’être pas la vie de plaisirs, mais la vie tranquille, apaisée, qui est atteignable, non par la satisfaction de la totalité de ses désirs, mais par un travail réalisé sur le désir lui-même.
 
         Afin de répondre à cette question, nous verrons d’abord en quoi le bonheur peut-il passer par la réalisation de la totalité de nos désirs pour éviter la frustration. Cependant, nous devrons noter que vivre heureux peut aussi avoir le sens de vivre tranquille, apaisé, serein, et que, par conséquent, cela peut passer par un travail sur nos désirs, plutôt que par la satisfaction de la moindre de nos envies. Enfin, nous mettrons en garde face à cette tendance que l’on peut avoir à transformer son désir pour gagner en tranquillité : en effet, le désir ne doit pas devenir l’ennemi du bonheur.
 
I / Etre satisfait pour ne pas être frustré.
 
         Si l’on associe bonheur et plaisir, alors il semble qu’il faille réaliser la totalité de nos désirs pour vivre heureux, c’est-à-dire pour ne pas vivre dans la frustration.
 
A / Le désir insatisfait comme souffrance :
 
En effet, laisser un désir insatisfait nous plongerait dans le mal-être : nous serions incomplets. Désirer, sans atteindre la satisfaction de ce désir, peut être qualifié de souffrance. Le désir étant l’expression d’un manque, si l’on veut vivre heureux, alors il nous faut tout faire pour combler ce manque.
 
Référence : Platon : Le désir comme manque, comme croyance au manque.
 
Ce lien entre le désir et le manque, donc, entre le désir et la souffrance, remonte au moins à Platon, philosophe de l’Antiquité grecque (Vème siècle avant Jésus-Christ). Il ne dit pas simplement que, désirer, c’est éprouver un manque : il raffine un peu ce constat en disant, dans Le Banquet, « Quand on ne croit pas manquer d’une chose, on ne la désire pas. ». Ainsi, en réalité, ce n’est pas toujours le manque véritable d’une chose ou de quelqu’un qui nous fait souffrir, mais simplement dès lors qu’il y a la croyance en ce manque. C’est cette croyance au manque que veulent placer en nous les publicitaires par exemple : il faut que le consommateur soit persuadé qu’il a besoin du produit pour qu’il soit poussé à l’achat.
Cette précision de Platon sur la croyance au manque vient nuancer un discours qui est tenu dans Le Banquet, sous la plume de Platon, par la voix du poète Aristophane : Le Banquet étant un dialogue ayant pour thème l’amour, et guidé par la question de savoir ce qu’est cet amour, Aristophane évoque alors le mythe de l’androgyne originel qui aurait été coupé en deux par Zeus pour avoir voulu prendre la place des dieux, et, depuis cette division, l’humanité n’aurait de cesse de courir après sa moitié qui lui manque.
 
 
Vidéo : Film d’animation de Pascal Szidon : Le discours d’Aristophane. (Lecture : Jean-François Balmer ; Traduction : Luc Brisson ; Dessins : Nicolas Thers)
 
 
Texte : Platon Aristophane Androgyne (Le Banquet, 189d – 193d)
 
 
Cependant, que le manque soit réel ou fictif, lorsque le désir est ressenti, il faut tout faire pour le combler, si l’on ne veut pas vivre dans l’insatisfaction, donc, dans le malheur.
Il est bien ici question de tout mettre en œuvre pour connaître la satisfaction, pour ne pas ressentir la souffrance de désirer. Ainsi, celui qui voudra vivre heureux selon cette conception du bonheur devra franchir les différents obstacles qui peuvent se placer entre lui et son plaisir.
Si l’on reprend l’exemple de la relation amoureuse, du fait de retrouver sa moitié, la société peut bien constituer un obstacle à la réalisation du désir : c’est là le ressort de quelques tragédies. Dans Roméo et Juliette (1597) de Shakespeare (1564 – 1616 ; Royaume-Uni), c’est la rivalité entre les deux familles, les Capulet et les Montaigu, qui constitue l’obstacle à l’union de ces deux êtres. Pour vivre heureux, ils devront oser, avoir le courage de leur amour pourtant refusé par leur entourage. Vivre au-delà du jugement d’autrui, affranchi, serait alors la voie vers le bonheur, vers la satisfaction.
 
B / Oser vivre heureux contre la société :
 
Au-delà du poids de la sphère familiale sur les décisions individuelles, la société peut également être un frein à la pleine satisfaction personnelle en cherchant à limiter notre champ d’action. En effet, le contrôle social des individus a tendance à nous figer dans un rôle pré-déterminé par la foule, par l’opinion, par le préjugé, même si notre désir consiste justement à nous affranchir de ces rôles sociaux.
 
-         Sartre : La dénonciation du regard d’Autrui.
 
C’est cette tendance d’attribuer un rôle social à chacun, et à ne voir dans l’individu que ce rôle (et non la personne derrière le masque), que dénonce Sartre, philosophe français du XXème siècle. Dans L’être et le néant (1943), il prend notamment l’exemple du garçon de café, avec lequel on a tendance à communiquer uniquement en le considérant comme un garçon de café. Cette fixation de notre nature par l’autre, qui tend à limiter nos possibilités d’existence, est mise en scène dans Huis-clos (1944). Dans cette pièce de théâtre, trois personnes sont en enfer, dans une pièce sans miroir, et leur condamnation est de rester constamment les yeux ouverts. Cette situation symbolise la persistance du regard d’Autrui sur nous, auquel on n’échappe pas : on n’existe jamais que dans les yeux de l’autre, comme, dans cette situation fictive, on ne peut se voir que dans l’œil de l’autre. Cela amènera Sartre à faire dire à l’un de ses personnages : « L’enfer, c’est les autres. », qui ne faut pas comprendre comme étant une critique de nos rapports chaotiques avec les autres, comme le dénonce Sartre lui-même :
 
« « L'enfer, c'est les autres. » a été toujours mal compris. On a cru que je voulais dire par là que nos rapports avec les autres étaient toujours empoisonnés, que c'était toujours des rapports infernaux. Or, c'est tout autre chose que je veux dire. »
Sartre                                
 
Le regard d’Autrui, chez Sartre, peut même exister sans que l’autre ne soit présent physiquement : rien que le fait de se sentir observé, même s’il n’y a personne, montre cette omniprésence du regard de l’Autre dans nos vies. Dans L’être et le néant, il prend l’exemple du mari jaloux qui regarde par le trou de la serrure de sa chambre pour voir si sa femme ne le trompe pas. Dans l’exemple, le vent fait claquer une porte : à ce moment-là, le mari jaloux croit que quelqu’un l’a vu. Ce quelqu’un l’aurait alors figé dans cette posture de mari jaloux. Or, en tant qu’individu ayant de multiples facettes, nous refusons de n’exister qu’au travers d’un seul rôle. Ainsi, pour vivre heureux, c’est-à-dire, ici, pour vivre détaché du regard de l’Autre, alors il faut avoir la force de ne vivre que pour soi, et non pour exister dans les yeux de l’autre.
 
La société est alors un obstacle à notre vie heureuse car elle exerce une pression sur nos décisions personnelles, et elle a tendance à nous figer dans un rôle.
 
-         Diogène : La société nous prive de notre nature.
 
Elle est également ce qui nous éloigne de notre nature véritable qu’elle cherche à dissimuler sous les traits de la civilité. L’ensemble des codes sociaux, de bonne conduite par exemple, de politesse, peuvent être vus autrement que comme ce qui permet le vivre-ensemble : en effet, ce ne seraient que l’expression de l’hypocrisie urbaine qui empêche de voir ce que nous sommes vraiment. Ainsi, pour véritablement vivre heureux en dépassant l’obstacle qu’est la société, il faudrait avoir le courage, non seulement de ne vivre que pour soi, en prenant ses propres décisions, mais aussi de vivre en marginal pour échapper au poids de la norme qui nous dénature. Celui qui a réalisé cela est Diogène de Sinope, dit le Cynique, philosophe grec du Vème – IVème siècle avant Jésus-Christ, dont le projet est de s’éloigner le plus possible de ce qui constitue la vie non-naturelle de la société.
 
Définition : Cynique = Qui s’oppose effrontément aux principes moraux et à l’opinion commune.
 
Diogène est connu pour son mode de vie atypique : il vivait nu ou presque dans une jarre cassée en se nourrissant de racines et d’oignons. Quelques anecdotes à son propos, relatées par Diogène Laërce, biographe grec du IIIème siècle, illustrent son rapport conflictuel avec la norme sociale qu’il dénonçait au profit d’un retour à la nature même de l’homme.
 
 
Jean-Léon Gérôme (1824 – 1904), 1860 (Walters Art Museum, Baltimore)
 
Un jour, alors que Diogène buvait dans une écuelle, il vît des chiens laper de l’eau croupie : il se rendit alors compte que le récipient qu’il utilisait était inutile, était un éloignement de la nature. Ce rapport aux chiens lui a d’ailleurs valu son surnom : le Cynique (cynisme venant de kuôn en grec, ce qui signifie « chien »). Une autre version de cette légende remplace le chien par un enfant.
Il se promenait nu dans Athènes avec un hareng sur la tête, et n’hésitait pas à uriner ou à copuler en public, dans une démarche de provocation, anti-conformiste.
La tradition représente Diogène avec une lanterne allumée en pleine journée et disant : « Je cherche un homme. ».
 
 
En effet, il cherchait un homme véritable parmi les pantins artificiels de la société. Une autre interprétation veut qu’il cherchait à démontrer, contre Platon, que le concept d’homme n’existe pas, mais qu’il n’existe que des hommes concrets, particuliers. Platon avait défini l’homme comme étant un animal bipède sans corne ni plume. Diogène se promenait alors avec, à la main, un coq déplumé en disant : « Voici l’homme de Platon ! », ce qui montre son irrévérence envers les élites intellectuelles de son époque.
Enfin, alors qu’Alexandre le Grand, roi de Macédoine du IVème siècle avant Jésus-Christ, lui demandait s’il n’avait besoin de rien, Diogène lui aurait répondu : « Ôte-toi de mon soleil ! » (Mikròn apò toû hêliou metástêthi), en sous-entendant alors qu’il avait déjà tout ce qu’un homme a besoin pour vivre.
Ainsi, pour vivre heureux, loin de toute hypocrisie, en connaissant l’atuphia, c’est-à-dire l’absence de vanité, il faudrait oser la marginalité de Diogène et se libérer alors du poids que représente la société qui a toujours tendance à exercer des pressions sur l’individu pour le rendre conforme à ses normes.
 
-         Rousseau : La « rusticité » contre la société des courtisans.
 
D’ailleurs, Rousseau, philosophe suisse du XVIIIème siècle, s’inscrit dans cette même idée, notamment dans le Discours sur les sciences et les arts (1750), dans lequel il répond négativement à la question : « Le progrès dans les sciences et les arts a-t-il contribué à épurer les mœurs ? » posée par l’académie de Dijon. Il y met en lumière les avantages de la « rusticité », c’est-à-dire de l’attitude du campagnard, qu’il oppose à la société qui corrompt la nature de l’homme :
 
« C’est sous l’habit rustique d’un laboureur, et non sous la dorure d’un courtisan, qu’on trouvera la force et la vigueur du corps. »
Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, 1750, I, Poche, Page 30
 
Alors que la société nous fait perdre la « vigueur » naturelle du corps, Rousseau se veut nostalgique des lutteurs de l’Antiquité gréco-latine qui exerçait leur force physique nus :
 
« L’homme de bien est un athlète qui se plaît à combattre nu : il méprise tous ces vils ornements qui gêneraient l’usage de ses forces, et dont la plupart n’ont été inventés que pour cacher quelque difformité. »
Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, 1750, I, Poche, Page 30
 
Rousseau critique même le raffinement social du langage qui dénature notre rapport à la réalité :
 
«       Avant que l’art eût façonné nos manières et appris à nos passions à parler un langage apprêté, nos mœurs étaient rustiques, mais naturelles. »
Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, 1750, I, Poche, Page 30
 
-         Le mouvement contestataire hippie : Le retour à la nature.
 
Plus récemment, et tout de même dans un autre contexte idéologique, on retrouve ce discours pro-nature opposé à un mode de vie urbain dans le mouvement contestataire hippie des années 1960.
 
Définition : Hippie = Mouvement des années 1960 rejetant la société de consommation et prônant la non-violence, la liberté en tous domaines et la vie en communauté.
 
Les hippies veulent s’affranchir du mode de vie bourgeois, et de ses normes sociales, sur différents plans : social, politique, et même sexuel. Ils ont le désir, comme Diogène et Rousseau qui les ont inspiré, d’adopter un mode de vie naturel, libéré des contraintes sociales.
Adolf Just (1859 – 1936), auteur allemand que l’on peut considérer comme étant l’un des inspirateurs du mouvement hippie, a d’ailleurs écrit un manifeste intitulé Retourner à la nature !. Il prônait notamment des méthodes naturelles de guérison, à base d’argile. En 1918, il créa le Heilerde-Gesellschaft (la société de guérison par la terre) dont l’auteur allemand Kafka (1883 – 1924) fut l’un des patients.
Les premiers hippies sont alors des allemands venus s’installer aux Etats-Unis : Bill Pester, en 1906, s’installa à Palm Canyon en Californie, en vivant dans une hutte ;
 
 
Maximillian Sikinger, en 1935, s’installa dans les monts Santa Monica en Californie pour inciter les américains à devenir des « nature boys ».
Aux Etats-Unis, dans les années 1960, le mouvement hippie prend de l’ampleur à l’occasion des contestations contre la guerre du Viêtnam (1955 – 1975) : il devient anti-militariste, et toujours pro-nature.
 
 
= Une manifestante offre une fleur à un militaire le 21 octobre 1967 lors de la grande marche vers le Pentagone contre la guerre du Viêtnam.
 
Cet anti-militarisme prend la forme, en France, dans les années 1970, de la lutte du Larzac au cours de laquelle des hippies et des militants d’extrême-gauche sont venus soutenir, pendant près d’une décennie, les paysans menacés d’expropriation par le projet gouvernemental d’extension d’un terrain militaire.
 
 
Certains slogans alors scandés à l’époque étaient clairement anti-militaristes et pro-nature :
-         « Faites labour, pas la guerre. », reprenant le « Faites l’amour, pas la guerre. (Make Love, not War) » des militants américains contre la guerre du Viêtnam.
-         « Des moutons, pas des canons. »
-         « Le blé fait vivre, les armes font mourir. »
 
-         La contestation hippie sur le plan politique :
 
Les hippies s’opposent à tout type d’ordre. L’un des slogans de la révolte de mai 68 en France cherche alors à refuser tout ce qui est susceptible de faire naître en nous la frustration, la non-réalisation de nos désirs, en disant : « Il est interdit d’interdire. ».
Ainsi, les hippies vivent marginalisés, parfois nus, ou avec un style vestimentaire singulièrement différent du conformisme ambiant (couleurs vives contre le costume gris, notamment), en refusant la société bourgeoise capitaliste et ses codes.
L’un des symboles du mouvement hippie est le fait de porter les cheveux longs, pour vivre en fonction de la nature, et non en fonction des contraintes sociales, notamment militaires : le chanteur Antoine, en France, défendait d’ailleurs le droit de porter les cheveux longs dans sa chanson Les élucubrations d’Antoine (1966).
 
 
« Ma mère m’a dit : « Antoine, fais-toi couper les cheveux »
Je lui ai dit « ma mère, dans vingt ans si tu veux
Je ne les garde pas pour me faire remarquer
Ni parce que je trouve ça beau
Mais parce que ça me plaît. 
 
Oh yeah ! » (qui est devenu l’un des slogans du mouvement hippie)
 
Pour se libérer de la façon de penser dominante, les hippies sont, il est vrai, connus pour leur consommation de drogues, notamment du LSD, destinée à ouvrir l’esprit et à renouveler les productions artistiques en se détachant des codes hérités de la tradition, selon leurs dires.
Ils prônent également l’amour libre pour contester le modèle traditionnel du couple marié.
Ils prônent également des pédagogies alternatives destinées à déconstruire les rapports traditionnels d’autorité : on parle alors de déscolarisation, d’ « écoles sauvages » ou « écoles parallèles ».
Ils contestent également la société de consommation individualiste : cette contestation a pris la forme, aux Pays-Bas, du mouvement libertaire Provo (1965 – 1970) à Amsterdam qui appelait notamment à peindre son vélo en blanc et à le laisser à la libre disposition de chacun, défendant ainsi la gratuité et luttant écologiquement contre la circulation automobile.
 
 
Le mouvement Provo contestait l’ordre de la société industrielle. Sur un plan plus local, le mouvement Provo s’opposait à la monarchie néerlandaise. Le mouvement Provo entrait alors en lutte contre l’ensemble de la société néerlandaise :
 
« Il s’agit d’un mouvement politique qui secouera la société hollandaise bien policée au milieu des années soixante. Amsterdam est le théâtre de violents affrontements en 1965 – 1966. Le phénomène a fait grand bruit à l’époque parce qu’il représentait une forme de contestation globale, voire de rejet de la société. »
Patrick Rotman (historien), Mai 68 raconté à ceux qui ne l’ont pas vécu, Seuil, 2008, Page 22
 
 
En France, cette tendance à la contestation prend la forme du mouvement révolutionnaire situationniste, revendiquant un hédonisme libertaire, dont le slogan est : « Vivre sans temps mort et jouir sans entrave. ».
 
Définitions :
 
Hédonisme = Du grec hêdonê qui signifie « plaisir ». Doctrine qui fait des plaisirs le but de la vie.
 
Libertaire = Partisan de la liberté absolue de l’individu sur le plan politique et social.
 
Situationnisme = Mouvement d’avant-garde culturel et politique des années 1960 dont les analyses et les formes de contestation radicale de la société de consommation ont exercé une influence particulière lors de la révolte de mai 1968.
 
L’un des meneurs du mouvement situationniste, Guy Debord (1931 – 1994), prône le fait de « changer le monde » en employant « tous les moyens de bouleversement de la vie quotidienne » pour se réapproprier le monde contre le capitalisme, et l’art contre toutes les traditions. Debord rejette alors tout type d’ordre :
 
« C'est un beau moment, que celui où se met en mouvement un assaut contre l'ordre du monde. »
Guy Debord
 
Un autre situationniste, belge, Raoul Vaneigem, prône, dans son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967), un « renversement de perspective », une révolution :
 
« Dans une société qui abolit toute aventure, la seule aventure possible, c’est l’abolition de cette société. »
Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, 1967
 
 
Le problème d’une telle position hédoniste défendue par les « Situs » (« Vivre sans temps mort et jouir sans entrave. ») est qu’elle a servi, par la suite, le consumérisme capitaliste qu’elle était censée dénoncer, en faisant de nous des individus ne vivant que pour leur plaisir, des consommateurs. C’est ce que dénonce Pascal Bruckner :
 
« Le fameux slogan situationniste « Vivre sans temps mort et jouir sans entrave » était un idéal consumériste. Il se voulait libertaire, il était publicitaire. »
Pascal Bruckner, Le Paradoxe amoureux, 2009[
 
Il est d’ailleurs symptomatique de voir le parcours personnel d’un des inspirateurs de la révolte de Mai 68, Jerry Rubin (1938 – 1994 ; Etats-Unis), qui se revendiquait des situationnismes comme Vaneigem : il devint l’un des premiers actionnaires d’Apple et se fit fervent républicain, soutien du président Reagan.
 
Ainsi, pour vivre heureux, c’est-à-dire, ici, pour vivre satisfait, il nous faut nous affranchir du poids de la société qui cherche à influencer nos décisions personnelles (Roméo et Juliette), à nous figer dans un rôle unique (Sartre), à nous éloigner de ce qu’est l’homme (Diogène), à corrompre la nature de l’homme (Rousseau), et à imposer un mode de vie bourgeois (hippies).
La société n’est cependant pas le seul obstacle à ma liberté totale, à ma licence, c’est-à-dire à ma liberté excessive à l’égard des normes : en effet, la société ne se contente pas de la coutume, de la loi implicite, tacite, mais l’institutionnalise dans l’Etat. Ainsi, l’Etat et ses lois écrites qui impliquent des sanctions si elles sont transgressées constitue une forme de tentative de limitation de mon comportement qu’il me faudra contourner pour connaître la satisfaction totale. Ainsi, celui qui vit heureux ne devra pas seulement faire preuve de courage face aux normes : il faudra également qu’il assume les conséquences de ses transgressions, y compris les conséquences pénales. Il ne faut pas craindre la sanction pour vivre heureux, sans quoi nous risquerions de nous restreindre dans nos actions.
 
C / L’hédonisme contre la morale :
 
Cependant, la norme n’est pas seulement sociale ou politique, institutionnalisée : elle est aussi morale. Bien évidemment, agir moralement, c’est-à-dire dans le respect de la dignité de l’autre, limite ma liberté, et, par conséquent, ma possibilité de réaliser la totalité de mes désirs, donc, de vivre heureux selon notre première conception du bonheur. Pour vivre enfin heureux, pleinement satisfait, notre comportement ne peut se voir cadré, pas même par des impératifs moraux. Ainsi, le principal obstacle que l’on retrouve lors de la transgression des normes sociales, politiques, ou morales, est celui du poids de la culpabilité : celui qui vivra heureux, pleinement satisfait, devra assumer ses actes au point de ne pas regretter son comportement passé.
Il nous paraît impossible de commettre un acte immoral, illégal, et contre les normes sociales, sans éprouver de remord : nous osons espérer que le criminel, l’assassin, par exemple, ne peut s’en sortir sans au moins être torturé par sa conscience.
Pourtant, n’est-ce pas là une manière qu’ont les honnêtes gens de se rassurer ? Ils se disent que le criminel peut certes échapper à la justice, mais qu’il n’échappera pas à sa conscience, à ses regrets d’avoir commis le Mal. Pourtant, est-ce une nécessité, pour le criminel, de se sentir coupable et de regretter son geste ? Il y a des criminels qui ne regrettent rien, et qui sont heureux. C’est ce que nous rappelle le romancier du XIXème siècle Barbey d’Aurevilly (1808 – 1889), dans son ensemble de nouvelles intitulé Les Diaboliques (1874), et notamment dans une nouvelle au titre évocateur ici : « Le bonheur dans le crime. ». Il s’agit de l’histoire du comte Savigny qui engage comme domestique au service de sa femme malade sa propre maîtresse, Hauteclaire Stassin, qui, pour l’occasion, se fait appeler Eulalie. A la suite d’une soi-disant maladresse dans l’administration du traitement de la comtesse, celle-ci avala de l’encre, ce qui la conduisit à la mort. A la suite de cet assassinat, le comte et sa maîtresse n’éprouvaient aucun remord, et vécurent heureux : le comte garda même à son service sa maîtresse comme domestique, en bravant les commérages, alors qu’il aurait dû, en toute logique, la renvoyer si elle avait véritablement commis une erreur provoquant la mort de la comtesse.
 
         Texte : Barbey d’Aurevilly Diaboliques
 
Ainsi, on peut vivre heureux dans l’immoralité, aussi étonnant que cela puisse nous paraître.
Le dernier obstacle qu’a à surmonter celui qui veut vivre pleinement satisfait est celui de la religion, qui n’est ici qu’une tentative désespérée de réintroduire de la morale dans le monde des hommes en leur faisant craindre l’enfer et espérer le paradis. En effet, celui qui se satisfait pleinement n’agit pas en fonction d’un ensemble de dogmes qui n’ont pour but ici que de cadrer le comportement de l’individu. L’individu heureux est alors ici nécessairement athée, c’est-à-dire qu’il croit en l’inexistence du divin. Dans cette conception des choses, on peut même aller jusqu’à se moquer de l’attitude religieuse qui limite la liberté de manière déraisonnable, c’est-à-dire en partant du principe que Dieu existe. C’est à ce dénigrement teinté d’humour que se livre Sade (1740 – 1814), philosophe et romancier français, vis-à-vis de la religion. Sade a donné lieu à une antonomase : le sadisme, qui est le fait de prendre plaisir au fait de faire du mal à l’autre.
 
Définition : Antonomase = Figure de style par laquelle un individu est désigné par un nom commun (exemple : Le Stagirite pour Aristote, philosophe grec du IVème siècle avant Jésus-Christ), ou par laquelle un nom propre est pris pour un nom commun (exemple : Un harpagon, pour un avare)
 
Sade est connu pour ses écrits hautement subversifs dans lesquels il rejette, toujours avec humour et avec le sens de la provocation, l’ensemble des normes sociales, politiques, morales et religieuses. L’aspect le plus transgressif de ses écrits que l’on retient aujourd’hui concerne la sexualité qu’il aborde de manière trash, même si l’emploi de ce terme est anachronique. Sade tourne alors en dérision l’attitude religieuse qui, selon lui, cadre déraisonnablement le comportement de l’individu. Il le fait notamment dans son roman Justine, ou Les infortunes de la vertu (1791). Just-ine incarne la vertu, la piété religieuse, l’obéissance. Pourtant, elle ne connaît que des malheurs. A l’inverse, sa sœur, Juliette, vit dans la dépravation, dans la débauche, dans l’immoralité contraire à la religion. Pourtant, elle vit heureuse, dans la gloire et le confort. Sade se moque alors de l’espérance, qu’il juge folle, de Justine qui continue à croire en Dieu en pensant que les épreuves qu’elle traverse ne sont pas les preuves de l’inexistence de Dieu, mais, au contraire, sont les signes de la mise à l’épreuve, par Dieu, de sa foi, comme il l’a fait avec Job.
 
 
Transition :
 
Ainsi, nous avons vu que, pour vivre pleinement satisfait, il fallait dépasser certains obstacles : la société, l’Etat, la morale, et la religion. Il nous faut alors être courageux, égoïstes, immoraux, et athées, pour être heureux.
Pourtant, est-ce dans une telle attitude que nous connaîtrons véritablement le bonheur ? Nous connaîtrons certes le plaisir de la transgression, mais est-ce le bonheur, la vie heureuse ? Nous devrons voir que la recherche du plaisir peut prendre d’autres formes. Nous nous poserons aussi la question de savoir si ce plaisir est le vrai bonheur à rechercher, si le bonheur ne peut pas, ne doit pas, être qualifié autrement.
 
II / Sélection, suppression ou gestion du désir.
 
A / Sélection.
 
         Pour vivre le plus heureux possible, c’est-à-dire ici en ressentant le plus de plaisir possible, en maximisant son plaisir, faut-il réaliser « tous » ses désirs ?
Céder à toutes ses envies, comme Sade le prônait et le réalisait dans sa vie, permet-il d’accéder au bonheur ? Notons tout de même que Sade a passé 27 ans de sa vie soit en prison, soit en asile, pour ses écrits et pour sa vie. Il a certes connu le plaisir de la transgression, de vivre sans le poids de la norme, en en assumant les conséquences, mais cela lui a-t-il permis de vivre heureux ? Ne pouvait-il pas envisager une vie avec davantage de plaisir, une vie certes plus simple, avec des actions moins spectaculaires, mais tout de même plus heureuse ?
Pour vivre heureux, il nous faudra alors vivre un peu plus raisonnablement. Il est d’ailleurs un fait que, pour bien vivre, certaines envies sont à réprimer, notamment en ce qui concerne les excès en tout genre. La vie heureuse passera par le fait de s’abstenir de tout ce qui pourra nuire à notre santé, même si tel ou tel poison (cigarette, alcool, drogues) peut, à un certain degré, paraître agréable. Il nous faudra alors, pour maximiser son plaisir dans sa vie, maîtriser ses envies, c’est-à-dire en circonscrire certaines, et, par conséquent, faire un tri dans ses désirs pour voir lesquels sont à réaliser dans le cadre de la vie raisonnable : c’est ce que prône la sagesse épicurienne (épicurisme), c’est-à-dire la philosophie d’Epicure, philosophe de l’Antiquité grecque du IVème – IIIème siècle avant Jésus-Christ. Epicure est le fondateur d’une Ecole philosophique appelée le Jardin : le discours principal de cette Ecole consiste à définir le Souverain Bien par le plaisir. Epicure prône alors le fait de ne pas faire d’excès, de vivre raisonnablement, contrairement à ce que l’on pense couramment de quelqu’un dont on dit qu’il est épicurien : en effet, le sens moderne du terme « épicurien » est une dénaturation de ce qu’est l’épicurisme, car le terme épicurien désigne aujourd’hui celui qui aime les bonnes choses de la table. Cette association de l’épicurien au jouisseur déraisonnable qui se livre aux excès (culinaires) remonte au moins à Horace, poète latin du Ier siècle avant Jésus-Christ, qui condamnait les « pourceaux d’Epicure ». Pourtant, le véritable épicurien est un être raisonnable, qui condamne tout excès pour maximiser son plaisir : c’est quelqu’un de prudent. On peut même dire, au regard du tri parmi nos désirs que propose de réaliser Epicure, que l’épicurien est un ascète (de askêsis qui signifie « exercice »), c’est-à-dire quelqu’un qui, par des exercices physiques et spirituels contraignants, qui passent par la restriction, cherche à atteindre la perfection dans ces deux domaines. Epicure prône, dans sa Lettre à Ménécée, le fait de n’en rester qu’à la satisfaction de nos « désirs naturels et nécessaires », c’est-à-dire de nos besoins, en laissant de côté les désirs « vains », et les désirs non-nécessaires, pour enfin connaître la véritable vie heureuse qui ne consiste pas dans la jouissance excessive, mais dans l’ « ataraxie », c’est-à-dire l’absence de trouble permise par le plaisir raisonnable :
 
Etude de texte : Epicure, Lettre à Ménécée, 127 – 128 : La classification épicurienne des désirs.
 
«     Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la vie heureuse. »
 
Epicure, Lettre à Ménécée, 127 – 128, Nathan, Page 78
 
Introduction :
 
         Dans cet extrait de la Lettre à Ménécée, Epicure propose une typologie des désirs et cherche à mettre sa classification en rapport avec la recherche du bonheur.
Selon cette classification des désirs, Epicure prône le fait de rejeter tous les désirs qui ne sont pas « naturels et nécessaires », c’est-à-dire tout ce qui n’est pas de l’ordre du besoin, pour enfin connaître, de manière raisonnable, la « santé du corps », et l’ « ataraxie », c’est-à-dire l’absence de trouble, la tranquillité, permise par le plaisir raisonnable.
La question à laquelle Epicure a alors pu vouloir répondre serait de savoir si, pour bien vivre, il nous faut réaliser « tous » nos désirs, ou bien si, au contraire, il convient, raisonnablement, d’en laisser certains de côté.
Afin de répondre à cette question, nous étudierons d’abord le détail de la classification des désirs prônée par Epicure (lignes 1 à 4), pour ensuite voir le lien que celle-ci entretient avec la recherche du bonheur (lignes 4 à 6).
 
-         « Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains » (ligne 1) :
 
Les désirs « naturels » sont ceux qui relèvent de notre animalité.
« Naturel » ne signifie pas ici « normal », ou « spontané », comme il serait « naturel » de vouloir le bonheur de ses proches, ou « naturel » de ressentir l’envie, qui serait irrépressible, de posséder ce que l’autre possède.
Nos désirs « naturels », c’est-à-dire animaux, sont alors, par exemple : boire, manger, ou dormir.
 
Les désirs « vains », eux, sont ceux qui relèvent de l’inutilité : ce qui est « vain » est ce qui ne mène à rien.
Il est ici à relever que les désirs « vains » ne sont pas placés dans la catégorie des désirs « naturels » : ainsi, on peut en déduire que les désirs « vains », c’est-à-dire inutiles, sont les désirs non-naturels, c’est-à-dire artificiels, superficiels même. Les désirs « vains » sont alors ceux qui ont lieu dans la sphère humaine non-naturelle et peuvent être, par exemple : le désir de richesse, le désir de pouvoir, ou encore le désir de gloire.  La richesse, le pouvoir et la gloire sont inutiles car nous pouvons bien vivre, survivre, sans eux.
 
-         « parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. » (ligne 2) :
 
Après avoir établi les deux premières catégories du désir (naturels et vains), Epicure propose des sous-catégories aux désirs naturels : les désirs « nécessaires », et les désirs qui ne sont que naturels.
Les désirs naturels et nécessaires peuvent être qualifiés de besoins, même si Epicure n’emploie pas ce terme ici. Ces besoins sont, notamment : boire, manger, dormir, respirer.
D’autres désirs, naturels, n’en sont pas pour autant nécessaires : c’est par exemple le cas du fait de profiter des rayons agréables du soleil, ou de l’odeur agréable d’une fleur sauvage.
 
-         « Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. » (lignes 2 à 4)
 
Enfin, Epicure propose trois sous-catégories aux désirs naturels et nécessaires, c’est-à-dire aux besoins : les désirs « pour le bonheur », « pour la tranquillité du corps », « pour la vie même ».
Pour mieux comprendre ces trois ultimes sous-catégories, il faudrait les analyser dans le sens inverse de leur présentation : « pour la vie même », « pour la tranquillité du corps », « pour le bonheur ».
Les besoins « pour la vie même » concernent ce qui nous permet de survivre, c’est-à-dire, par exemple, boire, manger, dormir, respirer, comme nous avons dit pour les désirs naturels et nécessaires.
Les besoins « pour la tranquillité du corps » pourraient être les exercices physiques, qui nous maintiennent en bonne santé.
Enfin, les besoins « pour le bonheur » sont ceux qui nous permettent d’atteindre le bonheur du raisonnable qu’il connaît grâce au plaisir modéré. Ce bonheur sera défini dans la seconde partie du texte.
 
-         II / « une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la vie heureuse. » (lignes 4 à 6)
 
Cette « théorie non erronée des désirs » est évidemment la sienne.
Ainsi, celui qui n’est pas dans l’erreur doit sélectionner son désir (ou sa haine) en vue de « la santé du corps » et de « l’ataraxie de l’âme », c’est-à-dire l’absence de trouble dans cette « âme ». Ainsi, ici, celui qui est heureux a sélectionné parmi ses désirs ce qui lui permet d’atteindre la santé et l’absence de trouble, ce qui revient à ne réaliser que nos désirs naturels et nécessaires, pour ne pas nous laisser perturber par des désirs inutiles, futiles.
L’ « âme » dont parle Epicure ne doit pas ici être confondue avec l’esprit : en effet, Epicure ne croit pas en l’existence d’un esprit immatériel distinct du corps. Epicure est matérialiste au sens premier du terme, c’est-à-dire qu’il considère la matière comme la seule réalité existante. L’ « âme », pour un matérialiste, est alors à rapporter à l’anima, c’est-à-dire au principe matériel, comme une énergie, qui « anime » le corps. Cette conception de l’ « âme » se trouve dès la Genèse :
 
« Yahvé Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant. »
Genèse, 2, 7
 
 
Sélectionner parmi nos désirs uniquement les désirs naturels et nécessaires n’est pas la seule solution pour atteindre le bonheur du raisonnable, la santé et l’ataraxie permises par le plaisir modéré : selon Epicure, il nous faut aussi nous défaire de ce qui nous trouble, notamment la crainte des dieux, et la crainte de la mort.
Selon Epicure, il n’y a pas lieu de craindre les dieux, car, s’ils existaient, ils n’interviendraient pas dans le monde des hommes en raison de leur perfection qui implique une distance absolue entre eux et nous. Pour ne pas craindre leur intervention ici-bas, il convient d’expliquer les phénomènes en en étudiant les causes naturelles : c’est à ce combat contre la superstition craintive que nous appelle Epicure.
 
Texte : Epicure Contre la croyance en l’intervention des dieux
 
Ainsi, faire de la physique (même si le terme n’est pas ici employé par Epicure) contribue au bonheur.
Combattre la peur des dieux n’est pas suffisant : selon Epicure, il nous faut également combattre la peur de la mort pour connaître une vie sans trouble. Pour ce faire, il fait appel à sa doctrine matérialiste : en effet, si l’esprit n’existe pas, s’il n’existe que le matériel, que le corps, alors nous ne connaissons que ce que nous sentons par notre corps. Or, une fois mort, nous perdons cette faculté de sentir les choses : nos sens ne sont plus effectifs. Or, pourquoi craindre une situation dans laquelle nous ne sentirons plus rien, pas même une douleur ? Selon Epicure, nous devons nous dire que la mort n’est pas à craindre car elle ne nous concerne pas en tant qu’êtres vivants : si la mort est l’absence de sensibilité, alors elle n’est pas à craindre car nous ne ressentirons même pas de douleur.
 
Texte d’Epicure :
 
«       Prends l’habitude de penser que la mort n’est rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident dans la sensation : or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent, la connaissance de cette vérité que la mort n’est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective d’une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l’immortalité. »
 
Epicure, Lettre à Ménécée, 124, Page 77
 
Epicure relève le fait que la crainte de la mort est essentiellement liée à un désir vain dont il convient de se débarrasser : le « désir de l’immortalité ». L’homme a souvent été confronté à cette passion de ne pas accepter sa condition de mortel : c’est ce que relève Ferdinand Alquié dans son œuvre consacrée à cette question Le désir d’éternité.
Ce qui est important de relever ici est le fait que, pour contrer la peur de la mort, il faut « prendre l’habitude » de penser à ce qu’est vraiment la mort, c’est-à-dire, ici, l’absence de sensibilité.
Or, nous notons qu’il paraît paradoxal de croire que, pour ne plus avoir peur de la mort, il faut penser à ce qu’est la mort.
Ainsi, Alain, philosophe français du XXème siècle, propose une autre manière de combattre la peur de la mort, comme toute autre crainte : l’action plutôt que la réflexion, l’agir plutôt que l’auto-persuasion par l’exercice mental que propose Epicure.
 
Textes d’Alain :
 
« Les hommes craignent la mort dès qu’ils y pensent ; je le crois bien ; mais que ne craignent-ils pas, dès qu’ils pensent sans faire ? Que ne craignent-ils pas, dès que leur pensée se perd dans les simples possibles ? On peut avoir la colique par la seule pensée d’un examen. Ne croirait-on pas, à ce mouvement des entrailles, que quelque fer les menace ? Mais non. C’est l’irrésolution, par l’absence d’objet, qui leur met le feu au ventre. »
Alain, Propos sur le bonheur, XV : « Sur la mort », 10 août 1923, Folio essais, Page 45
 
«  Comment expliquer qu’un pianiste, qui croit mourir de peur en entrant sur la scène, soit immédiatement guéri dès qu’il joue ? On dira qu’il ne pense plus alors à avoir peur, et c’est vrai ; mais j’aime mieux réfléchir plus près de la peur elle-même, et comprendre que l’artiste secoue la peur et la défait par ces souples mouvements des doigts. […] Chose remarquable et trop peu remarquée, ce n’est point la pensée qui nous délivre des passions, mais c’est plutôt l’action qui nous délivre. […] Dans les moments d’anxiété n’essayez point de raisonner, car votre raisonnement se tournera en pointes contre vous-même ; mais plutôt essayez ces élévations et flexions des bras que l’on apprend maintenant dans toutes les écoles ; le résultat vous étonnera. Ainsi le maître de philosophie vous renvoie au maître de gymnastique. »
Alain, Propos sur le bonheur, XVII : « Gymnastique », 16 mars 1922, Page 48
 
Ainsi, la pensée n’éradique pas la peur, mais, au contraire, l’exacerbe : pour éradiquer définitivement la peur, il faut d’abord comprendre que cette peur n’est essentiellement que la manifestation physique de la peur, et que ce sont ces réactions physiques qui sont à gérer, par l’action, par le sport.
 
Epicure proposait alors, malgré certaines lacunes de sa philosophie, de ne pas satisfaire la totalité de nos désirs pour vivre heureux, mais seulement certains, seulement les plus raisonnables, c’est-à-dire ceux qui nous apportent la santé du corps et l’ataraxie.
Pourtant, faire dépendre notre bonheur de la satisfaction de désirs, même naturels et nécessaires (besoins), est-il la meilleure manière pour vivre heureux ? Le désir n’est-il pas, en lui-même, l’ennemi de notre bonheur ? En effet, lorsque je désire quelque chose, c’est que cette chose me manque, que je ne suis pas dans le contentement. La solution pour vivre heureux n’est-elle pas, alors, de faire en sorte de ne plus désirer quoi que ce soit ?
 
B / Suppression.
 
Le désir, même satisfait, rend-t-il heureux ?
La satisfaction du désir ne semble pas permettre le bonheur que promettent les hédonistes, qu’ils soient radicaux comme Sade, ou modérés comme Epicure. La preuve en est que cette satisfaction n’est pas acquise de manière définitive, ce qui nous préserverait pourtant du trouble, de l’in-quiétude. Celui qui connaît une satisfaction, comme celle d’être en couple par exemple, peut voir celle-ci se dérober à lui avec le temps, laissant alors place à la lassitude. Pour éviter de connaître cette lassitude, nous sommes ici contraints de raviver la flamme du désir, par l’étonnement de la nouveauté, au sein du couple, ou en formant un nouveau couple à la suite de la destruction de l’ancien. Ainsi, en vue d’éviter l’ennui, le désir a toujours tendance à se renouveler, et, par conséquent, ne nous laisse jamais en paix. Schopenhauer, philosophe allemand du XIXème siècle, va même jusqu’à affirmer que nous ne connaissons jamais ne serait-ce qu’un moment de satisfaction dont nous pourrions profiter, en disant, dans Le monde comme volonté et comme représentation (1818 – 1819) : « Le désir satisfait fait aussitôt place à un nouveau désir. ». Par exemple : à peine l’examen obtenu, je ne peux en profiter : le concours est en vue. Freud (1856 – 1939), psychanalyste autrichien, va dans le même sens que ce que constate Schopenhauer : nous ne sommes « heureux » que de manière très éphémère, et en jouissant du contraste, c’est-à-dire de la nouveauté.
 
Texte de Freud :
 
« Ce qu’on appelle bonheur au sens le plus strict découle de la satisfaction plutôt subite de besoins fortement mis en stase et, d’après sa nature, n’est possible que comme phénomène épisodique. Toute persistance d’une situation désirée par le principe de plaisir ne donne qu’un sentiment d’aise assez tiède ; nos dispositifs sont tels que nous ne pouvons jouir intensément que de ce qui est contraste, et nous ne pouvons jouir que très peu de ce qui est état. »
Freud, Le Malaise dans la culture, II
 
 
Plus largement que la peur de la lassitude qui nous pousse à désirer toujours plus, et donc à nous maintenir dans l’agitation, le désir satisfait engendre nécessairement la crainte de voir cette satisfaction disparaître, ne serait-ce qu’en perdant les capacités, notamment physiques, de profiter de ce qui fait notre bonheur. Chaque plaisir serait ici accompagné, de la peur de la lassitude, et de la peur de ne plus pouvoir profiter de ce plaisir, en raison de la maladie par exemple.
La crainte peut cependant ne pas concerner notre sensation de plaisir, mais ce qui nous fait plaisir : en effet, si l’on place notre bonheur dans le couple par exemple, l’autre peut toujours nous faire faux bond (rupture, décès). Cette crainte de perdre l’autre se traduira par de la jalousie, qui ne doit pas être confondue avec de l’envie : je suis jaloux de mon bien, tandis que je suis envieux du bien de l’autre. Or, le jaloux, qui est un craintif, peut-il être considéré comme heureux ? N’est-il pas, au contraire, dans l’agitation de la passion qui le poussera, parfois, à la haine, et à la folie ? Celui qui craint pour son bien n’est-il pas, à l’inverse de l’individu heureux (en ataraxie) comme Harpagon, l’avare de Molière ? Cette pièce ne serait alors que la mise en images de notre comportement d’êtres désireux, incapables de connaître une satisfaction apaisante, mais toujours agités, instables.
Comme l’avare qui craint pour son bien, à chaque désir satisfait, à chaque plaisir, nous sommes, même de manière inconsciente, dans une certaine forme d’agitation, d’inquiétude : c’est l’appréhension du fait que notre plaisir ne dure qu’un instant, et, qu’irrémédiablement, il passera avec le temps. A chaque fois que nous ressentons un plaisir, à chaque fois qu’un de nos désirs est satisfait, nous aimerions que cet instant ne soit plus soumis au temps qui passe et qui fait tout passer avec lui. C’est ce désir déraisonnable, déraisonnable car jamais réalisé, d’arrêter le temps au moment de la satisfaction que l’on retrouve dans le poème « Le lac. » (dans le recueil Méditations poétiques (1820)) de Lamartine, poète du XIXème siècle :
 
« O temps ! Suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours ! »
 
Lorsque nous ressentons un plaisir, la satisfaction d’un désir, nous sommes alors comme ce poète qui implore le temps de suspendre sa course, le temps que nous puissions profiter encore un peu plus de ces instants délectables. Il y a alors ici un paradoxe : le temps doit s’arrêter, le temps de profiter, de « savourer ». Or, s’il y a un temps du plaisir, c’est que le temps n’est pas véritablement arrêté. Au-delà de ce paradoxe apparent ici, il faut retenir que tout plaisir est alors irrémédiablement associé à ce désir fou, qui nous plonge toujours dans l’insatisfaction, de lutter contre le temps. L’homme désire ici s’extraire de sa condition d’être temporel car il ne l’accepte pas, condition dans laquelle « tout passe, tout coule (panta rei) » comme le dit Héraclite, philosophe de l’Antiquité grecque du VIème – Vème siècle avant Jésus-Christ. Nous sommes pris dans le fleuve du temps, et nous désirons désespérément, donc, dans l’agitation, de trouver un îlot de repos, sur la berge, alors qu’il nous est impossible de sortir du fleuve, de ne pas être soumis au temps.
 
Ainsi, le désir ne semble jamais nous laisser en paix : insatisfaction chronique (Schopenhauer, Freud), peur de la lassitude, peur de perdre l’objet de notre plaisir (Molière), peur du temps qui passe (Lamartine).
Pour vivre heureux, enfin en paix, il semblerait alors plus sage de lutter contre l’existence même du désir en nous : il ne s’agirait plus ici de satisfaire tel ou tel désir, de manière modérée ou radicale, mais de combattre le désir en nous, de chercher à le supprimer, pour enfin connaître le véritable apaisement. C’est ce que propose Platon, par l’intermédiaire de Socrate, en évoquant, dans le Gorgias, le mythe du tonneau des Danaïdes :
 
Etude de texte : Platon, Gorgias, 493d – 494b : Les tonneaux pleins et les tonneaux percés.
 
Socrate : « Supposons, par exemple, que deux hommes possèdent un grand nombre de tonneaux ; ceux du premier sont en bon état et tous remplis, l'un de vin, l'autre de miel, celui-ci de lait ; il en a bien d'autres encore, pleins de diverses liqueurs, qui sont rares, difficiles à se procurer parce qu'elles demandent des travaux pénibles. Une fois ses tonneaux remplis, cet homme n'a plus à y verser quoi que ce soit ; il n'a plus à s'en inquiéter et reste, en ce qui les concerne, parfaitement tranquille. Le second pourrait, comme le premier, se procurer les mêmes liqueurs, même si ce n'est pas sans mal. Mais comme il n'a que des tonneaux percés et fêlés, il sera sans cesse obligé de les remplir, jour et nuit, sous peine de souffrir les pires privations. La vie de ces deux hommes étant telles que je les décris, maintiendras-tu que celle de l'homme intempérant est plus heureuse que celle de l'homme qui sait se modérer ? En parlant ainsi, t'aurai-je persuadé de reconnaître qu'une vie réglée est préférable à une vie déréglée, ou bien ne t'ai-je en rien convaincu ?
Calliclès : Tu ne me convaincs pas, Socrate. Car l'homme qui a ses tonneaux pleins ne jouit plus d'aucun plaisir. Du moment qu'il les a remplis, il n'éprouve plus ni plaisir ni peine, et sa vie devient, comme je le disais tout à l'heure, celle d'une pierre ; tandis que ce qui fait le bonheur de la vie, c'est de verser toujours, toujours plus dans son tonneau ! »
Platon, Gorgias, 493d – 494b, Nathan, Page 126
 
Introduction :
 
         Cet extrait du Gorgias de Platon est un échange entre Socrate, incarnant la position de celui qui considère le désir comme un obstacle à notre bonheur, et Calliclès qui, au contraire, défend l’existence du désir qu’il veut même étendre pour obtenir une autre forme de bonheur. Calliclès n’est pas un personnage ayant une réalité historique, comme les autres personnages des dialogues de Platon : Calliclès est, en quelque sorte, dans l’esprit de Platon, une antithèse de Socrate.
Cet échange s’ouvre sur l’évocation du mythe du tonneau des Danaïdes, même si aucune allusion directe n’y est faite, Socrate reprenant à son compte cette fable. Socrate utilise cette figure mythologique pour parler du désir en soulignant bien le fait que le désir est en lui-même notre châtiment, notre fardeau auquel il conviendrait d’échapper si nous voudrions vivre en paix. En effet, qui souhaiterait avoir, comme les Danaïdes dans le fond des Enfers, à remplir un tonneau qui ne se remplirait jamais, c’est-à-dire désirer sans jamais obtenir satisfaction ? Socrate est en effet favorable à la suppression même du désir, en défendant, dans sa version du mythe du tonneau des Danaïdes, la situation de celui qui n’a plus rien à verser dans son tonneau, c’est-à-dire qui, enfin, est apaisé.
Calliclès, quant à lui, fait l’éloge du désir que Socrate espère supprimer : pour Calliclès, les Danaïdes sont heureuses car elles ne connaissent pas l’ennui, mais le mouvement perpétuel, la constante agitation mais qui est, au moins, existence de la vie.
         Ainsi, la question est ici de savoir s’il est préférable d’avoir ses tonneaux pleins, ne pas avoir à désirer, à s’agiter, à s’in-quiéter, ou bien si, au contraire, il convient, pour vivre heureux, d’avoir ses tonneaux percés, de désirer perpétuellement, certes sans jamais obtenir satisfaction, mais en restant vivants, c’est-à-dire avec un but, des rêves à réaliser.
         Afin de répondre à cette question, nous étudierons d’abord l’évocation du mythe du tonneau des Danaïdes par Socrate et sa prise de position en faveur de l’homme aux tonneaux pleins (lignes 1 à 12). Cependant, nous devrons également voir l’argumentaire de Calliclès en faveur de l’homme aux tonneaux percés, des Danaïdes, argumentaire qui défend une autre conception du bonheur (lignes 14 à 17).
 
         Commençons par étudier le détail de la version socratique du mythe du tonneau des Danaïdes :
 
-         « Supposons, par exemple, que deux hommes possèdent un grand nombre de tonneaux. » (lignes 1 – 2) :
 
Nous allons ici étudier deux situations, deux hommes disposant chacun de tonneaux, c’est-à-dire, ici, deux rapports différents au désir, et au bonheur.
 
-         « Ceux du premier sont en bon état et tous remplis, l'un de vin, l'autre de miel, celui-ci de lait ; il en a bien d'autres encore, pleins de diverses liqueurs, qui sont rares, difficiles à se procurer parce qu'elles demandent des travaux pénibles. » (lignes 2 à 4) :
 
Les tonneaux du premier homme, que va défendre Socrate, sont remplis grâce au travail qui a été fourni antérieurement : l’homme s’est agité pour trouver enfin le repos. Ainsi, il semble convenable de se mettre en mouvement, mais toujours en vue de connaître enfin la paix, c’est-à-dire, ici, l’absence de mouvement, de désir.
 
-         « Une fois ses tonneaux remplis, cet homme n'a plus à y verser quoi que ce soit ; il n'a plus à s'en inquiéter et reste, en ce qui les concerne, parfaitement tranquille. » (lignes 4 à 6) :
 
Cette tranquillité que connaît l’homme qui a ses tonneaux déjà remplis est la conception socratique du bonheur : ne pas avoir à s’ « inquiéter » (ligne 5), c’est-à-dire, ici, ne pas avoir à désirer quoi que ce soit. L’homme heureux est alors ici celui qui est débarrassé du désir, du fait d’avoir à remplir ses tonneaux, à combler un manque.
 
-         « Le second pourrait, comme le premier, se procurer les mêmes liqueurs, même si ce n'est pas sans mal. Mais comme il n'a que des tonneaux percés et fêlés, il sera sans cesse obligé de les remplir, jour et nuit, sous peine de souffrir les pires privations. » (lignes 6 à 9) :
 
Le second homme, la deuxième situation, est celle de celui qui a ses tonneaux percés : s’il ne veut manquer de rien, il devra faire en sorte de constamment remplir ses tonneaux. Il ne peut cesser son action de remplir ses tonneaux, car ils se vident sans cesse. Ainsi, il est pour toujours in-quiet, agité, car il doit toujours s’efforcer, travailler, pour combler ses manques. On ne peut alors pas dire qu’il connaît la paix, la tranquillité que connaît le premier homme : il est toujours en mouvement, et, donc, jamais en repos.
L’évocation des tonneaux percés évoque ainsi implicitement le mythe du tonneau des Danaïdes. Dans ce mythe, les Danaïdes sont les cinquante filles du roi Danaos. Elles tuent leurs cousins, les cinquante fils de leur oncle Egyptos. Elles sont alors condamnées aux Enfers à remplir un tonneau sans fond :
 
 
John William Waterhouse, Les Danaïdes, 1903
 
Le fait que les Danaïdes soient condamnées à remplir ce tonneau percé montre qu’une telle situation, comme celle du second homme dans l’exposé de Socrate, relève d’un châtiment, c’est-à-dire d’une situation qui n’est pas souhaitable. Ainsi, on peut déjà en conclure que Socrate estime plus heureux l’homme aux tonneaux pleins que l’homme aux tonneaux percés.
D’autres mythes antiques mettent en scène un châtiment infini, un cycle interminable, qui peut symboliser le désir qui nous tourmente constamment sans jamais nous permettre d’atteindre la satisfaction :
 
-         Le mythe de Sisyphe montre ce personnage condamné à monter un rocher en haut d’une colline, rocher qui redescend à chaque fois avant d’atteindre le sommet :
 
 
-         Le supplice de Tantale montre ce personnage qui, pour avoir cherché à tromper les dieux, est condamné à être éternellement au milieu d'un fleuve : lorsqu'il se penche pour boire, le fleuve s'assèche ; lorsqu'il tend la main pour saisir un fruit, le vent éloigne les branches.
 
-         Le châtiment de Prométhée montre ce titan condamné pour avoir volé le feu sacré de l’Olympe à Zeus pour le donner aux hommes : Prométhée est condamné à être attaché par Héphaïstos à un rocher sur le mont Caucase, son foie se faisant dévorer par l’Aigle du Caucase, dit le chien ailé de Zeus, chaque jour, son foie se régénérant la nuit.
 
 
-         « La vie de ces deux hommes étant telles que je les décris, maintiendras-tu que celle de l'homme intempérant est plus heureuse que celle de l'homme qui sait se modérer ? En parlant ainsi, t'aurai-je persuadé de reconnaître qu'une vie réglée est préférable à une vie déréglée, ou bien ne t'ai-je en rien convaincu ? » (lignes 9 à 12) :
 
Selon Socrate, la situation de l’homme aux tonneaux pleins est alors plus heureuse que celle de l’homme aux tonneaux percés, que celle de l’ « intempérant » (ligne 10) qui désire constamment, ce qui serait là comme un châtiment, comme nous le rappelle la mythologie. L’homme aux tonneaux percés serait malheureux car toujours inquiet, physiquement et psychologiquement, de remplir ses tonneaux alors qu’ils se vident dans le même temps. Le fait que les tonneaux ne se remplissent jamais définitivement plonge alors l’homme aux tonneaux percés dans une irrémédiable in-satisfaction.
Il est à noter que Socrate parle de modération pour qualifier la situation de l’homme qu’il défend, de l’homme aux tonneaux pleins qui n’a plus à désirer : en somme, être modéré, c’est peu à peu se libérer du désir, pour, à terme, ne plus avoir à désirer. Le fait que l’ultime étape de l’homme aux tonneaux pleins est de ne plus désirer nous incite à interpréter la position de Socrate comme étant hostile au désir lui-même, qui ne nous permettrait pas de connaître enfin la paix, la tranquillité.
 
-         II / « Tu ne me convaincs pas, Socrate. Car l'homme qui a ses tonneaux pleins ne jouit plus d'aucun plaisir. Du moment qu'il les a remplis, il n'éprouve plus ni plaisir ni peine, et sa vie devient, comme je le disais tout à l'heure, celle d'une pierre. » (lignes 14 à 16) :
                                      
Pourtant, Calliclès ne se range pas à l’avis de Socrate. En effet, pour lui, les Danaïdes sont heureuses, comme l’homme aux tonneaux percés que présente Socrate : ce n’est pas une situation qu’il qualifierait de châtiment car, même si elle ne permet pas de connaître la pleine satisfaction, éternelle, elle permet au moins de rester en vie, en désirant. A l’inverse, l’homme aux tonneaux pleins que défend Socrate, c’est-à-dire l’homme qui n’a plus à désirer, auquel il ne manque rien, celui-là n’est plus véritablement vivant : il ne ressent plus la « peine » (ligne 15) du travail, ni le « plaisir » (ligne 15) de l’effort réalisé, bref, il ne ressent plus rien, il est comme mort, comme « une pierre » (ligne 16), c’est-à-dire inerte. Ainsi, Calliclès, en s’opposant à Socrate, nous invite à changer notre regard sur les Danaïdes : elles ne sont pas à plaindre car elles ont trouvé là l’occasion d’être actives pour l’éternité, de rester constamment vivantes. Le bonheur auquel nous appelle Socrate est alors une forme de mort pour Calliclès, donc, n’est pas souhaitable.
 
-         « Tandis que ce qui fait le bonheur de la vie, c'est de verser toujours, toujours plus dans son tonneau ! » (lignes 16 – 17) :
 
Bien que la situation des Danaïdes, ou du second homme présenté par Socrate, implique un travail nécessitant des efforts, des peines, et, donc, une certaine agitation, une absence de tranquillité, une in-quiétude, un mouvement perpétuel, c’est là, pour Calliclès, la vie heureuse, lui qui refuse de mourir pour être enfin en paix, qui ne veut pas sacrifier ce qui fait l’essence même de la vie en nous (le mouvement) sur l’autel de la quiétude ennemie du désir. « Verser toujours, toujours plus dans son tonneau ! » (ligne 17) est alors ce à quoi nous exhorte Calliclès, contre Socrate qui prône un bonheur qui ne peut être vécu.
Calliclès appelle à laisser libre cours à la vie en soi, c’est-à-dire aux désirs, aux agitations, aux mouvements, à nos passions : en cela, il peut être considéré comme un hédoniste radical.
 
Calliclès : « Pour bien vivre, il faut laisser ses passions devenir aussi puissantes que possible, sans les réprimer. Il faut être capable de les satisfaire [492a], si fortes soient-elles, en y mettant tout son courage et toute son intelligence, et en leur prodiguant tout ce qu’elles ne cessent de désirer. »
Platon, Gorgias, 491 e – 492a, Nathan, Page 123
 
Ainsi, Calliclès s’oppose à Socrate qui, en étant méfiant à l’égard du désir et en cherchant à ne plus désirer pour connaître la tranquillité, ne fait que promouvoir le fait de se « réprimer », et, donc, de combattre la vie en soi. Calliclès préfère à la tranquillité morte de Socrate le fait de développer ses passions, et de satisfaire ses désirs en ayant le « courage » et l’ « intelligence » nécessaires pour ce faire. En effet, nous l’avons vu avec les différentes manières de s’opposer à la société, le fait d’oser se satisfaire implique une forme de courage, ne serait-ce que le courage d’être anti-conformiste. De plus, il faut également être intelligent car il faut savoir tout mettre en œuvre pour obtenir satisfaction. Ainsi, pour Calliclès, seuls les forts (courageux et intelligents) peuvent être heureux. Le bonheur de l’hédoniste radical n’est donc pas donné à tout le monde.
Dans la pensée de Calliclès, à l’inverse, les faibles, qui ne peuvent donc connaître le bonheur, font tout faire pour tenter de faire culpabiliser le fort, l’intempérant. S’ils ne parviennent pas à faire naître en lui des remords, des regrets, alors les faibles chercheront, comme Socrate le fait avec Calliclès, à ce que le fort et intempérant se remette lui-même en cause pour chercher davantage de tranquillité. Ainsi, aux yeux de Calliclès, Socrate ne serait ici qu’un faible qui mettrait en œuvre un discours appuyé par la mythologie pour le faire changer d’attitude en raison du caractère envieux de Socrate qui n’aurait ni le courage ni l’intelligence ni la force d’être heureux en étant intempérant.
 
Ainsi, en raison de l’in-quiétude causée par le désir, Socrate proposait (peut-être à tort au regard de l’argumentaire de Calliclès) de faire en sorte de ne plus désirer pour enfin connaître la tranquillité.
 
C / Gestion.
 
Pourtant, ne plus désirer est-il seulement possible ? Comme nous l’a rappelé Calliclès en nous mettant en garde contre la vie de « pierre », c’est-à-dire une forme de mort, que causerait l’absence de désir, Hobbes (1588 – 1679), philosophe anglais du XVIIème siècle, relève l’impossibilité de dissocier le désir de notre condition d’êtres vivants :
 
« la vie n’est elle-même que le mouvement et ne peut être ni sans désir, ni sans crainte. »
Hobbes, Léviathan, 1651, I, 6
 
Ainsi, étant donné que l’éradication du désir prônée par Socrate se révèle impossible, il semble plus convenable de faire en sorte de vivre avec ses désirs. Ici, il ne s’agit pas de revendiquer la totalité de ses désirs tel un hédoniste radical, ou encore de prôner la modération épicurienne : il s’agit de se rendre libre à l’égard de ses désirs pour s’éviter la frustration, l’insatisfaction, le malheur. Ici, notre bonheur ne doit pas dépendre de la satisfaction de nos désirs, de nos envies, mais d’une certaine réorientation de nos désirs. Cela sera la solution stoïcienne à la question du bonheur. Afin de définir ce en quoi consiste cette Ecole philosophique, étudions l’un de ses auteurs : Marc-Aurèle, philosophe et Empereur romain du IIème siècle après Jésus-Christ. Marc-Aurèle prône, en bon stoïcien, le fait de vivre conformément à la nature, c’est-à-dire en respectant les limites que la nature a fixé en nous, par rapport à la question du sommeil par exemple, et en inscrivant son être dans le tout unifié qu’est le monde, le cosmos.
 
Etude de texte : Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, V, 1 : La question de la grasse matinée.
 
« Au petit jour, lorsqu’il t’en coûte de t’éveiller, aie cette pensée à ta disposition : c’est pour faire œuvre d’homme que je m’éveille. Serai-je donc encore de méchante humeur, si je vais faire ce pour quoi je suis né, et ce en vue de quoi j’ai été mis dans le monde ? Ou bien, ai-je été formé pour rester couché et me tenir au chaud sous mes couvertures ?
-                     Mais c’est plus agréable !
-                     Es-tu donc né pour te donner de l’agrément ? Et, somme toute, es-tu fait pour la passivité ou pour l’activité ? Ne vois-tu pas que les arbustes, les moineaux, les fourmis, les araignées, les abeilles remplissent leur tâche respective et contribuent pour leur part à l’ordre du monde ? Et toi, après cela, tu ne veux pas faire ce qui convient à l’homme ? […]
-                     Mais il faut aussi se reposer.
-                     Il le faut, j’en conviens. La nature a cependant mis des bornes à ce besoin, comme elle en a mis au manger et au boire. Mais toi pourtant, ne dépasses-tu pas ces bornes, et ne vas-tu pas au-delà du nécessaire ? […] C’est qu’en effet, tu ne t’aimes point toi-même, puisque tu aimerais alors, et ta nature et sa volonté. Les autres, qui aiment leur métier, s’épuisent aux travaux qu’il exige, oubliant bains et repas. Toi, estimes-tu moins ta nature que le ciseleur la ciselure, le danseur la danse, l’avare l’argent, et le vaniteux la gloriole ? Ceux-ci, lorsqu’ils sont en goût pour ce qui les intéresse, ne veulent ni manger ni dormir avant d’avoir avancé l’ouvrage auquel ils s’adonnent. »
 
Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, V, I, GF, Pages 71 – 72
 
Introduction :
 
Dans cet extrait des Pensées pour moi-même, Marc-Aurèle met en scène un dialogue entre deux positions, deux possibilités : l’une qui défend le fait, pour l’homme, de devoir se lever le matin ; et l’autre, qui cherche des objections pour pouvoir rester couché sous les couvertures. Il est à noter que, bien que ce débat soit rendu sous la forme d’un dialogue, le titre de l’œuvre est Pensées pour moi-même : ainsi, il s’agit sans doute d’un dialogue intérieur entre le sens du devoir de Marc-Aurèle qui lui dit de se lever le matin et son envie de rester couché.
Marc-Aurèle défend alors, dans ce dialogue, la position qui rappelle le sens du devoir, c’est-à-dire le fait de devoir se lever le matin, au lieu de rester sous les couvertures. Selon Marc-Aurèle, il s’agit là de faire ce pour quoi nous sommes faits, et nous ne sommes pas faits pour dormir plus que nécessaire. Ainsi, Marc-Aurèle nous appelle à vivre selon la nature, pas seulement pour nous éloigner des désirs vains comme le prônait Epicure, mais aussi pour se rendre conforme à ce que l’ordre naturel, cosmologique, a prévu pour nous.
         Ainsi, la question est ici de savoir s’il correspond mieux à notre finalité naturelle de se lever le matin, bien que cela nous coûte un effort, car c’est là ce pour quoi nous avons été faits, ou bien si nous sommes en droit de rester sous les couvertures.
Afin de répondre à cette question, nous verrons d’abord l’exposé de la thèse de Marc-Aurèle selon laquelle, pour correspondre à ce pour quoi on est fait, il convient de se lever le matin, et non de rester sous les couvertures (lignes 1 à 4). Par la suite, nous étudierons comment il répond à l’argument qui consiste à dire qu’il est plus agréable de faire grasse matinée (lignes 5 à 9). Enfin, nous montrerons comment Marc-Aurèle prend en compte le fait que le sommeil est tout de même un besoin (lignes 10 à 18).
 
-                    « Au petit jour, lorsqu’il t’en coûte de t’éveiller, aie cette pensée à ta disposition : c’est pour faire œuvre d’homme que je m’éveille. Serai-je donc encore de méchante humeur, si je vais faire ce pour quoi je suis né, et ce en vue de quoi j’ai été mis dans le monde ? » (lignes 1 à 3) :
 
Ce qui importe de considérer d’abord, c’est que, comme l’ensemble des Pensées pour moi-même, il s’agit avant tout d’un manuel de vie que Marc-Aurèle se rédige pour lui, pour savoir comment réagir dans telle ou telle situation : on peut le voir grâce à l’usage de l’impératif à la ligne 1 (« aie cette pensée à ta disposition. »), impératif qui s’adresse à l’auteur lui-même.
Marc-Aurèle cherche alors à savoir comment se comporter dans une situation commune, que tout le monde connaît : celle de voir le lever comme une épreuve presque insurmontable (« lorsqu’il t’en coûte de t’éveiller » (ligne 1)).
Or, pour se donner le courage de se lever, de bonne humeur, et, donc, pour ne pas céder à son envie de rester couché, Marc-Aurèle cherche à se dire qu’il va « faire œuvre d’homme » (ligne 2) en se levant.
Ainsi, s’il fait ce pour quoi l’homme est fait en se levant, il sera de meilleure humeur qu’auparavant, quand il devait fournir un effort pour sortir de son lit.
Le stoïcisme de Marc-Aurèle consiste alors en partie à modifier son regard sur une situation, plutôt que de combattre son désir en le réprimant : en effet, est-il plus efficace, permet-il mieux le bonheur de se condamner soi-même en refusant de céder à son désir de grasse matinée, ou de se dire qu’en se levant on fait ce pour quoi un homme est fait, ce pour quoi on est né, « ce en vue de quoi j’ai été mis dans le monde » (ligne 3) ? Il ne s’agit alors plus d’éradiquer le désir en nous, mais de désirer autre chose. Il ne faut pas faire son devoir en désirant ne pas le faire : il faut faire en sorte de diriger son envie vers son devoir, en se donnant des raisons pour le désirer. Ainsi, dans une telle attitude stoïcienne, on n’élimine plus le désir en nous, ce qui risquait de ne pas réussir, de nous maintenir alors dans la frustration, ou, si cela réussissait, de nous changer en « pierre », mais on réoriente l’énergie de notre désir vers d’autres objets, on fait coïncider son désir et son devoir.
 
-                     « Ou bien, ai-je été formé pour rester couché et me tenir au chaud sous mes couvertures ? » (lignes 3 – 4) :
 
Marc-Aurèle relève alors ironiquement la seule autre hypothèse que pourrait soutenir son adversaire partisan de la grasse matinée, hypothèse qui consisterait à dire que l’homme est fait pour rester couché, « au chaud sous [l]es couvertures » (ligne 4) : évidemment, la fonction de l’homme, dans la nature, dans l’ordre du cosmos, n’est pas dans ce sommeil excessif.
 
-                     II / « - Mais c’est plus agréable ! » (ligne 5) :
 
Pourtant, dans le débat intérieur, Marc-Aurèle relève tout de même qu’il est « plus agréable » de rester « au chaud sous [l]es couvertures » que de se lever pour « faire œuvre d’homme ». Ainsi, le fait qu’il nous coûte un effort pour se lever serait peut-être la preuve que l’homme, naturellement, n’est pas fait pour se lever, mais, au contraire, pour paresser au lit. Nous serions faits pour nous lever comme l’avance Marc-Aurèle, nous n’aurions pas à nous faire violence pour cela. Aristote relevait, dans son étude physique du mouvement, que le « mouvement violent » est opposé au « mouvement naturel » : le « mouvement violent », c’est lorsque nous lançons une pierre en l’air (elle n’est pas destinée, à l’origine, en fonction de sa nature, à progresser vers le haut), et, le « mouvement naturel », c’est lorsqu’elle retombe vers le bas, c’est-à-dire vers son « lieu naturel ». Ainsi, aller vers son « lieu naturel » ne nécessite pas d’effort. Or, si nous ne faisons pas d’effort pour rester au lit, c’est peut-être que c’est là notre « lieu naturel ».
 
-                     « - Es-tu donc né pour te donner de l’agrément ? Et, somme toute, es-tu fait pour la passivité ou pour l’activité ? » (lignes 6 – 7) :
 
Pourtant, Marc-Aurèle relève que la recherche du plaisir, du moindre effort, n’est pas notre nature d’homme : ainsi, il serait dans la nature de l’homme de faire ce pour quoi il est fait, c’est-à-dire son devoir. Celui qui doit s’efforcer pour faire son devoir est alors celui qui n’a pas compris quelle est sa vraie nature. Selon Marc-Aurèle, il conviendrait, à terme, que celui qui fait son devoir en se levant ne s’efforce plus pour le faire.
De la même manière, celui qui prétend que le « lieu naturel » de l’homme est le lit considère, à tort, que l’homme est « fait pour la passivité » (lignes 6 – 7) : c’est ici la même incompréhension de ce qu’est la nature de l’homme. Il nous faut alors comprendre et accepter, désirer, que la nature de l’homme, ce pour quoi nous sommes nés, est « l’activité » (ligne 7) dans la réalisation de son devoir.
 
-                     « Ne vois-tu pas que les arbustes, les moineaux, les fourmis, les araignées, les abeilles remplissent leur tâche respective et contribuent pour leur part à l’ordre du monde ? Et toi, après cela, tu ne veux pas faire ce qui convient à l’homme ? » (lignes 7 à 9) :
 
Marc-Aurèle rappelle alors que les animaux ne peuvent sombrer dans une telle mécompréhension de ce pour quoi ils sont faits : ils remplissent leur rôle instinctivement, et sans rechigner, contrairement à l’homme. Ils participent à l’ordre du monde, du cosmos, et c’est cette fonction qui incombe également à l’homme, qui n’est pas en dehors de la nature, que nous avons tendance à oublier en nous trompant sur la nature même de l’homme. Sur la conception cosmologique du monde dans le stoïcisme impérial, que l’on trouve déjà dans le stoïcisme des fondateurs que sont Zénon et Chrysippe, on peut écouter la série d’interventions de spécialistes de cette philosophie sur France Culture dans Les nouveaux chemins de la connaissance des 25, 26 et 28 janvier 2016, notamment celle de Frédérique Ildefonse, directrice de recherches au CNRS, sur Zénon de Cition, philosophe grec du IVème – IIIème siècle avant Jésus-Christ, fondateur de l’Ecole stoïcienne, aussi appelée Ecole du Portique, et Chrysippe, philosophe stoïcien grec du IIIème siècle avant Jésus-Christ, et celle portant sur les Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle, intervention au cours de laquelle Christelle Veillard, maître de conférences à l’université Paris-Ouest La Défense, propose un commentaire de notre texte :
 
 
 
Ainsi, selon Marc-Aurèle, il convient de vivre en suivant notre fonction naturelle, comme l’ensemble des autres animaux.
 
 
-                     III / « - Mais il faut aussi se reposer. » (ligne 10) :
 
Pourtant, le dialogue intérieur, la réflexion se poursuit : la part de désir en Marc-Aurèle cherche toujours à se faire passer pour respectueuse de la nature en nous, en disant, non plus que le plaisir que l’on a à dormir plus longtemps est la preuve de sa fonction naturelle, mais en disant maintenant qu’il s’agit d’un besoin, d’une nécessité prévue par la nature.
 
-                     « Il le faut, j’en conviens. La nature a cependant mis des bornes à ce besoin, comme elle en a mis au manger et au boire. Mais toi pourtant, ne dépasses-tu pas ces bornes, et ne vas-tu pas au-delà du nécessaire ? » (lignes 11 à 13) :
 
Cependant, cet argumentaire voulant faire passer la grasse matinée pour un besoin physiologique ne tient pas selon Marc-Aurèle : au contraire, c’est aller au-delà des limites fixées par la nature, au-delà du nécessaire, et, par conséquent, contre la nature, contre notre nature, contre nous-mêmes.
D’ailleurs, une étude de l’université de Sydney analysant 231 048 australiens âgés de 45 ans ou plus, relayée par le site Atlantico, montre que la grasse matinée est nocive pour ceux qui la pratiquent. Le titre de l’article est d’ailleurs évocateur : « Faire la grasse matinée tue : dormir plus de 9 heures par nuit serait aussi dangereux que l’alcool ou le tabac. ».
 
 
D’après l’étude australienne, la grasse matinée est nocive en raison du manque d’activité physique qu’elle implique. Ainsi, la grasse matinée serait la cause de cancers, de diabète, de maladies cardio-vasculaires, de dépression, et de fatigue chronique, et, par conséquent, d’une espérance de vie réduite.
Une seconde étude, relayée par l’article, du professeur Franco Cappuccio de l’université de Warwick en Angleterre montre que ceux qui dorment moins de 6 heures par nuit ont 12 % de taux de mortalité en plus que ceux qui dorment entre 6 et 8 heures par nuit, mais que ceux qui dorment plus de 8 heures par nuit ont 30 % de taux de mortalité en plus que ceux qui dorment entre 6 et 8 heures par nuit.
Ainsi, il serait un fait scientifique que ceux qui font grasse matinée agissent contre eux-mêmes, donc, ne s’estimeraient pas suffisamment :
 
-                     « C’est qu’en effet, tu ne t’aimes point toi-même, puisque tu aimerais alors, et ta nature et sa volonté. » (lignes 13 – 14) :
 
Ainsi, agir en excès, dans le sommeil, le boire ou le manger, c’est agir contre soi, c’est ne pas s’aimer, ne pas chercher à se préserver, et c’est ne pas aimer notre nature, ce pour quoi nous sommes faits. Ainsi, suivre la voie du devoir, sans s’efforcer en continuant de désirer l’inverse, serait la voie de l’amour de soi, de l’estime de soi même.
 
-                     « Les autres, qui aiment leur métier, s’épuisent aux travaux qu’il exige, oubliant bains et repas. Toi, estimes-tu moins ta nature que le ciseleur la ciselure, le danseur la danse, l’avare l’argent, et le vaniteux la gloriole ? Ceux-ci, lorsqu’ils sont en goût pour ce qui les intéresse, ne veulent ni manger ni dormir avant d’avoir avancé l’ouvrage auquel ils s’adonnent. » (lignes 14 à 18) :
 
Marc-Aurèle finit alors son propos en faveur de la voie du devoir contre la grasse matinée en prenant en exemple ceux qui sont concentrés dans leur activité, quelle qu’elle soit (ciselure, danse, avarice, vanité) : en effet, les hommes qui sont à ce qu’ils font ont le mérite de ne pas prendre le prétexte des besoins physiologiques pour fuir leur responsabilité. Ils vont même par-delà leur véritables besoins en « oubliant bains et repas » (ligne 15). Selon Marc-Aurèle, il conviendrait alors de faire son devoir sans désirer autre chose que ce pour quoi nous sommes faits, et en oubliant, momentanément, nos besoins corporels, au profit de notre concentration dans l’activité pour laquelle on se consacre. Par exemple, faire une dissertation (si telle est là notre fonction), en oubliant, le temps de l’épreuve et au profit de la réflexion, que nous sommes des corps. Il nous faut atteindre cet état, une fois notre devoir désiré, dans lequel nous ne voulons « ni manger ni dormir » (ligne 17) avant d’avoir terminé ce pour quoi nous sommes faits.
 
 
Ainsi, le stoïcisme consiste à vivre selon ce que la nature a prévu pour nous, en participant à l’ordre du cosmos, mais aussi dans le fait de réorienter son désir vers son devoir pour ne plus faire son devoir sans le désirer, c’est-à-dire en traînant les pieds.
L’un des mots d’ordre du stoïcisme est alors d’apprendre à faire la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous : certaines choses naturelles, comme le fait que le temps passe par exemple, ne dépend pas de nous. Nous n’avons aucune prise sur le temps. Pourtant, il reste une chose sur laquelle nous pouvons exercer notre pouvoir : accepter, ou ne pas accepter, que le temps passe. Celui qui n’acceptera pas que le temps passe sera comme le poète Lamartine que nous avons étudié, alors qu’il faudrait, pour mieux vivre, assumer cet état de fait. Ainsi, il faut prendre conscience que nous pouvons et devons exercer un pouvoir sur nos désirs, pour les rendre conforme à ce qui ne peut être changé : c’est à cela que nous exhorte Epictète (50 – 130), philosophe grec, stoïcien.
 
« Il y a des choses qui dépendent de nous ; il y en a d’autres qui n’en dépendent pas. Ce qui dépend de nous, ce sont nos jugements, nos tendances, nos désirs, nos aversions : en un mot, toutes les œuvres qui nous appartiennent. »
Epictète, Manuel, I, 1, GF, Page 183
 
Le nom « Epictète » est ici intéressant car il signifie « Homme acheté ; Serviteur », ce qui nous rappelle que la pensée stoïcienne est valable et applicable dans toutes les catégories sociales, de l’Empereur à l’esclave.
Pour vivre heureux selon le stoïcisme, il faut alors apprendre à ne pas désirer modifier ce qui ne dépend pas de nous, comme le temps qui passe :
 
« Il n’y a qu’une route vers le bonheur (que cela soit présent à ton esprit dès l’aurore, jour et nuit), c’est de renoncer aux choses qui ne dépendent pas de notre volonté. »
Epictète, Entretiens
 
Ainsi, selon l’Ecole stoïcienne, la meilleure manière pour vivre heureux n’est pas de céder à tous ses désirs, ou de se restreindre en combattant le désir en nous, mais d’adapter son désir à ce qui n’est pas de notre ressort. Ainsi :
 
« veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux. »
Epictète, Manuel, VIII, GF, Page 187
 
Les choses arrivent alors ici en fonction d’un destin, d’un ordre naturel des événements qui est l’ordre du cosmos : c’est donc ce destin naturel qu’il faut accepter, et désirer, pour être heureux, car nous n’avons pas de prise sur ce destin. Marc-Aurèle s’inscrit alors dans cette acceptation du destin en disant qu’il fait s’accommoder « sans violence de sa destinée » (Pensées pour moi-même, III, XVI, Page 55). Il exprime régulièrement, en bon stoïcien, sa croyance au destin, c’est-à-dire à un certain enchaînement de causes et de conséquences, à un certain tissage des événements, qui amène inexorablement à la situation présente :
 
« Quoi que soit ce qui t’arrive, cela t’était préparé de toute éternité, et l’enchaînement des causes avait filé ensemble pour toujours et ta substance et cet accident. »
Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, X, V, Page 142
 
« Ne te trouble pas ; fais-toi une âme simple. […] Quelque chose t’est-il arrivé ? C’est bien, tout ce qui arrive t’était destiné dès l’origine, par l’ordre de l’ensemble, et y était tissé. »
Ibid., IV, XXVI, Pages 63 – 64
 
«  Il faut […] aimer pour deux raisons ce qui t’arrive. L’une parce que cela était fait pour toi, te correspondait, et survenait en quelque sorte à toi, d’en haut, de la chaîne des plus antiques causes. L’autre, parce que ce qui arrive à chaque être en particulier contribue à la bonne marche, à la perfection et, par Zeus ! à la persistance même de Celui qui gouverne la nature universelle. L’univers, en effet, se trouverait mutilé, si tu retranchais quoi que ce soit à la connexion et à la consistance de ses parties, tout comme de ses causes. »
Ibid., VIII, Page 75
 
Cette dernière hypothèse selon laquelle nous pourrions nous extraire de l’ordre de l’univers est évidemment de l’ordre de l’impossible dans la pensée de Marc-Aurèle.
 
 
L’acceptation stoïcienne du destin, de ce qui ne dépend pas de nous, n’est en rien un fatalisme résigné : le résigné regrette que la situation présente ne correspond pas à ses attentes, alors que le stoïcien a réorienté son désir et veut, maintenant, ce que l’ordre cosmique lui propose de vivre.
 
Définition : Fatalisme = Attitude d’une personne qui s’abandonne aux événements, se résigne à son sort.
 
Le fait que le stoïcien désire sa situation lui évite la frustration de désirer autre chose que ce qui est sans l’obtenir.
De la même manière qu’il ne faut pas confondre stoïcien et fataliste, il ne faut pas non plus confondre stoïcien et stoïque. Le stoïque est celui qui ne réagit pas aux événements, même les plus tragiques, ou qui s’interdit de faire paraître quoi que ce soit. Le stoïcien n’est pas celui qui endure la réalité en serrant les poings : il reste humain et a donc des sentiments, des réactions. Un événement dramatique peut le bouleverser, ce qui est normal. Cependant, suite à la réaction sentimentale, le stoïcien se rappellera qu’il doit accepter, désirer, ce qui ne dépend pas de lui, bien que cette acceptation puisse prendre du temps.
C’est ce que rappelle Sénèque, philosophe romain, stoïcien, du Ier siècle après Jésus-Christ, au travers de ses Consolations à Marcia. Marcia est une mère qui a perdu ses deux enfants dans un accident. Sénèque, en stoïcien, ne va pas lui dire de s’efforcer de ne rien ressentir face à ce drame : un tel conseil, au-delà de son aspect inhumain, de son manque criant de compréhension, de compassion, d’empathie, serait inapplicable pour Marcia dans sa situation. Sénèque relève, au contraire, le fait qu’il soit normal de réagir à la disparition tragique des enfants par des pleurs. Cependant, par la suite, même si cela prend du temps, Marcia doit, selon Sénèque, pour malgré tout connaître le bonheur après le drame, ne pas organiser sa vie autour de sa tristesse : elle doit modifier son désir, le réorienter, c’est-à-dire, par exemple, ne plus avoir l’espoir déraisonnable de voir revivre ses enfants. Elle doit, autant que faire se peut, faire coïncider ce qu’elle désire avec l’état de fait qui se présente à elle : il s’agit là de l’acceptation de ce qui est, ce qui nécessite du temps et des efforts, un travail sur soi. Bien plus tard, Freud, dans Deuil et mélancolie (1917), parle justement du travail de deuil qui nous éloigne progressivement de la dépression.
Le stoïcisme, qui cherche donc à faire coïncider nos désirs avec ce qui est pour vivre heureux avec eux, est alors avant tout un art de vivre passant par des exercices spirituels en vue d’acquérir une disposition plus sage à l’égard des événements.
Sénèque utilise alors une image pour rappeler que le stoïcien est celui qui apprend à accepter ce qui est, et non le stoïque qui supporte la réalité en désirant autre chose qu’il n’obtient pas :
 
« Vivre heureux, ce n’est pas attendre que l’orage passe, c’est apprendre à danser sous la pluie. »
Sénèque
 
Epictète estime alors, comme Sénèque dans ses Consolations à Marcia, que nous sommes capables d’accepter la mort d’un proche, sans l’endurer :
 
Etude de texte : Epictète, Manuel, V : Jugements
 
« Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu’ils portent sur ces choses. Ainsi, la mort n’est rien de redoutable, puisque, même à Socrate, elle n’a point paru telle. Mais le jugement que nous portons sur la mort en la déclarant redoutable, c’est là ce qui est redoutable. Lorsque nous sommes traversés, troublés, chagrinés, ne nous en prenons jamais à un autre, mais à nous-mêmes, c’est-à-dire à nos jugements propres. Accuser les autres de ses malheurs est le fait d’un ignorant ; s’en prendre à soi-même est d’un homme qui commence à s’instruire ; n’en accuser ni un autre ni soi-même est d’un homme parfaitement instruit. »
 
Epictète, Manuel, V, GF, Pages 185 – 186
 
Introduction :
 
         Dans cet extrait de son Manuel, Epictète analyse ce qui trouble les hommes, ce qui les plonge dans le malheur.
Il expose sa pensée stoïcienne selon laquelle ce qui nous trouble n’est pas l’événement auquel on est confronté, mais notre manière de vivre cet événement sur laquelle nous avons prise. Les événements, comme la mort d’un proche dont il est ici question, sont alors neutres : ce qui nous plonge dans le malheur, c’est le regard que l’on porte sur eux, regard que l’on peut, que l’on doit modifier pour entrer dans l’acceptation de ce qui ne dépend pas de nous.
         Ainsi, la question est ici de savoir si nous sommes responsables de notre malheur, et, par conséquent, de notre bonheur, et, si oui, que devons-nous faire pour vivre heureux, apaisés.
         Afin de répondre à cette question, nous étudierons d’abord en quoi la mort est un événement neutre sur laquelle nous portons un jugement, un regard, qu’il convient d’adapter à ce qui est pour vivre heureux (lignes 1 à 4). Par la suite, nous verrons en quoi nous devons nous considérer comme les seuls responsables de notre malheur, et, par conséquent, de notre bonheur (lignes 4 à 8).
 
-                    « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu’ils portent sur ces choses. » (lignes 1 – 2) :
 
En exposant sa thèse selon laquelle l’événement que l’on a à juger est neutre et que ce qui nous rend malheureux ou heureux est le jugement, le regard que l’on porte sur cet événement, Epictète souligne notre responsabilité dans la question de notre bonheur. Il ne faut plus, ici, chercher ce qui nous rend malheureux dans notre vie : rien ne peut nous rendre malheureux, si ce n’est un mauvais jugement sur ce qu’est notre vie. Ainsi, Epictète a recentré la question sur l’homme, sur la vie intérieure de l’homme, et nous exhorte alors à ne plus accuser le monde extérieur de notre malheur.
 
-                    « Ainsi, la mort n’est rien de redoutable, puisque, même à Socrate, elle n’a point paru telle. Mais le jugement que nous portons sur la mort en la déclarant redoutable, c’est là ce qui est redoutable. » (lignes 2 à 4) :
 
Epictète prend alors un exemple pour illustrer sa thèse : la mort d’autrui. Un tel événement est neutre, et ne peut être essentiellement la cause de notre malheur. En effet, de nombreuses personnes meurent chaque jour sans que cela ne nous affecte. Ainsi, la mort n’est pas ce qui nous rend malheureux : ce qui nous rend malheureux, c’est le regard que nous portons sur telle ou telle mort. En effet, la mort d’un proche nous affectera bien plus que le massacre de milliers d’inconnus pour nous. Ainsi, ce qui est la cause de notre malheur, c’est de considérer la mort, et la mort d’autrui, comme un malheur. Pourtant, il est possible d’envisager la mort autrement que comme un malheur : Socrate, par exemple, la considérait comme la libération de son âme. Ainsi, envisager la mort autrement serait ici la voie vers le bonheur. C’est à cela que nous appelle le discours religieux en général, en nous disant que la mort n’est que le passage dans la pièce d’à côté.
 
-                    II / « Lorsque nous sommes traversés, troublés, chagrinés, ne nous en prenons jamais à un autre, mais à nous-mêmes, c’est-à-dire à nos jugements propres. » (lignes 4 – 5) :
 
Ainsi, si notre malheur ou notre bonheur ne dépend que du regard que l’on porte sur tel ou tel événement qui, lui, reste neutre, nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous si nous sommes malheureux. En effet, il n’appartient qu’à nous de modifier notre jugement sur l’événement qui nous trouble, comme la mort par exemple. Ainsi, l’autre ne peut pas nous rendre heureux ou malheureux : le bonheur ou le malheur est une affaire personnelle, intime, intérieure.
 
-                    « Accuser les autres de ses malheurs est le fait d’un ignorant ; s’en prendre à soi-même est d’un homme qui commence à s’instruire ; n’en accuser ni un autre ni soi-même est d’un homme parfaitement instruit. » (lignes 5 à 8) :
 
Epictète expose alors trois degrés, trois stades de progression dans la voie stoïcienne :
-                    L’ « ignorant » (ligne 6) considère que les éléments du monde extérieur, les autres, sont responsables, coupables, de son malheur personnel : il ne voit pas encore qu’il n’appartient qu’à lui de modifier son regard sur sa vie.
-                    Celui qui « commence à s’instruire » (ligne 7), c’est-à-dire le disciple, celui qui est en voie pour devenir stoïcien, ne s’en prend qu’à lui-même : il reconnaît qu’il est le seul responsable de son malheur ou de son bonheur car cela dépend de son jugement, de son regard sur les événements, regard qui ne dépend que de son intériorité.
-                    Enfin, celui qui est « parfaitement instruit » (ligne 8), c’est-à-dire le sage stoïcien, n’accuse « ni un autre ni [lui]-même » (ligne 7) : en effet, il n’est même pas responsable de son malheur ou de son bonheur car, dans les deux cas, cela est d’ores et déjà inscrit dans le destin cosmique.
 
 
Ainsi, être stoïcien, c’est agir selon l’ordre naturel, mais aussi se considérer comme responsable de son bonheur ou de son malheur, en ayant conscience que nous avons le devoir de faire correspondre notre désir, notre regard, notre jugement, et l’ordre des choses.
Le stoïcisme a également la particularité, notamment chez Sénèque, de tenir à distance le plaisir, non pas dans un ascétisme restrictif, mais dans une manière raisonnable de vivre le plaisir. Le stoïcien peut connaître le plaisir, mais en aucun cas il n’en fait dépendre son bonheur, à l’inverse de l’hédoniste, qu’il soit radical, ou même modéré comme Epicure. Sénèque reconnaissait une certaine vertu à Epicure, mais refusait de considérer le plaisir comme le Souverain Bien (qu’il estimait être la vertu (stoïcienne)). Le plaisir, pour le stoïcien, n’est qu’anecdotique, qu’un « préférable » :
 
« Il [le sage stoïcien] n’aime pas les richesses, mais il les préfère. Ce n’est pas dans son âme qu’il les accueille, mais dans sa maison ; il ne repousse pas celles qu’il possède mais les contrôle »
Sénèque, La Vie heureuse, 58, XXI, 4, GF, Page 82
 
Le sage stoïcien ne connaît pas l’amour des richesses, c’est-à-dire l’attachement déraisonnable aux biens matériels : il ne fait que les préférer. Ainsi, si la fortune s’évapore, cela n’affecte en rien le bonheur du sage. Néanmoins, il reconnaît qu’il est préférable d’être riche plutôt que pauvre : Sénèque était d’ailleurs un riche banquier. Il était ainsi en proie à un trop grand attachement aux richesses, et c’est de cela qu’il cherche à se prémunir. Sénèque rappelle alors que l’argent n’est pas, ne doit pas être l’essence de notre bonheur car il n’est qu’accidentel, anecdotique, facultatif, bien que préférable. Ainsi, il faut faire entrer l’argent « dans sa maison », et non en soi ; ne pas le repousser, ce qui serait déraisonnable, mais tout de même les contrôler. La richesse, comme le plaisir en général, ne doit être alors qu’un « compagnon de route » sur le chemin du bonheur :
 
« Les anciens ont prescrit de vivre la vie la meilleure et non la plus agréable, de telle sorte que le plaisir soit non pas le guide d’une volonté droite et morale, mais son compagnon de route [ou un résultat dérivé (epigennêma)]. »
Sénèque, La Vie heureuse, VIII, 1, Page 58
 
En contrôlant, en tenant à distance le plaisir sans pour autant le combattre, le stoïcien peut alors être dit plus libre que l’hédoniste, tant radical que modéré. L’hédoniste, quel qu’il soit, est alors l’esclave du plaisir, donc, de ce qui ne dépend pas toujours de nous :
 
« c’est là la pire des servitudes, elle se met à avoir besoin de la Fortune. Il s’ensuit une vie pleine d’angoisse, de soupçon, d’inquiétude, redoutant ce qui arrive. »
Sénèque, La Vie heureuse, XV, 3, Page 71
 
Définition : Fortune = Sort heureux.
 
Or, le bonheur ne dépend pas du plaisir ressenti grâce à un bien extérieur à nous : il ne dépend que de nous, de notre rapport au monde qu’il convient de travailler.
 
 
Transition :
 
         Cependant, peut-on considérer que le bonheur est accessible en appliquant une méthode, en se faisant disciple d’une Ecole philosophique ? Suffit-il de se faire hédoniste, épicurien ou stoïcien pour vivre heureux ? Si l’on pense cela, cela serait le signe d’une véritable mécompréhension de ce qu’est le bonheur, cet état plus éphémère et parfois inexplicable que ce que les « sages » ont pu en dire.
 
III / Vivre heureux n’est pas le résultat d’une méthode :
 
         Le bonheur ne serait pas un état (satisfaction ou tranquillité), mais une humeur passagère, qui ne peut être décrétée par l’individu. On peut être heureux par moments, en réaction à un ensemble de sentiments, et cette réaction que l’on peut qualifier d’heureuse n’est pas toujours facilement explicable. C’est cette réaction heureuse qu’illustre cet extrait du film Le fabuleux destin d’Amélie Poulain (2001) :
 
         Extrait vidéo : Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, de 32’44 à 35’53 (3’09)
 
Dans cet extrait, Amélie n’est certes pas dans une sérénité absolue, mais elle semble être emportée par le bonheur, un bonheur qui vient réagir à la détresse de l’homme dans le café, et un bonheur qui est animé par le désir d’aider l’autre, les autres, comme l’aveugle.
D’ailleurs, on ne le souligne pas assez, mais le rapport à l’autre est essentiel à ces moments de bonheur, à ces moments, rares, de vraie humanité. Ainsi, c’est pour l’autre, plus que pour nous, que nous nous devons d’être heureux, comme nous le rappelle Prévert en nous disant d’ « essayer d’être heureux, ne serait-ce que pour donner l’exemple. ». Alain va même plus loin dans cette analyse en estimant que celui qui fait en sorte d’être heureux, en étant rayonnant, mérite récompenses, et que, s’il est aimé par les autres, c’est qu’il le mérite, qu’il a œuvrer pour cela. Il faudrait même que la société instaure des récompenses pour les gens heureux, qui sont bénéfiques pour la vie commune, qui sont véritablement politiques :
 
         Texte d’Alain :
 
«    Ce que l’on a point assez dit, c’est que c’est un devoir aussi envers les autres que d’être heureux. On dit bien qu’il n’y a d’aimé que celui qui est heureux ; mais on oublie que cette récompense est juste et méritée ; car le malheur, l’ennui et le désespoir sont dans l’air que nous respirons tous ; aussi nous devons reconnaissance et couronne d’athlète à ceux qui digèrent les miasmes, et purifient en quelque sorte la commune vie par leur énergique exemple. Aussi n’y a-t-il rien de plus profond dans l’amour que le serment d’être heureux. Quoi de plus difficile à surmonter que l’ennui, la tristesse ou le malheur de ceux que l’on aime ? Tout homme et toute femme devraient penser continuellement à ceci que le bonheur, j’entends celui que l’on conquiert pour soi, est l’offrande la plus belle et la plus généreuse.
   J’irais même jusqu’à proposer quelque couronne civique pour récompenser les hommes qui auraient pris le parti d’être heureux. Car, selon mon opinion, tous ces cadavres, et toutes ces ruines, et ces folles dépenses, et ces offensives de précaution, sont l’œuvre d’hommes qui n’ont jamais su être heureux et qui ne peuvent supporter ceux qui essaient de l’être. »
 
Alain, Propos, 16 mars 1923
 
 
Ainsi, il faudrait apprendre à assumer notre vie en nous, nos émotions, pour les partager à l’autre. Pour rendre quelqu’un heureux, il faudrait alors l’entraîner par des sentiments positifs, joyeux, pour qu’enfin il renvoie une image positive, rayonnante de lui-même aux autres, au lieu de répandre son malheur, de l’exposer de manière obscène, indécente, à tout le monde, comme le font souvent les malheureux. C’est cette thérapie et ce caractère public du bonheur qu’illustre une chanson de Jacques Brel intitulée Jef : il s’agit d’un homme malheureux d’avoir été quitté, qui est réconforté par un de ses amis.
 
Vidéo : Jacques Brel, Jef : https://www.youtube.com/watch?v=T4Mx8AN0GF4
 
Cet entraînement joyeux pour contrer le malheur de la déception amoureuse, entraînement renforcé, comme dans l’extrait du fabuleux destin d’Amélie Poulain, par la musique, correspond à ce que théorise le philosophe allemand Max Scheler dans Nature et formes de la sympathie sous le terme de « contagion affective ». Scheler prend l’exemple, comme Jacques Brel, du malheureux qui oublie son chagrin dans un café :
 
« la simple contagion affective. C’est ainsi que la gaité qui règne dans une brasserie ou dans une fête se transmet instantanément à toute personne venant du dehors ; même si cette personne a été, quelques instants auparavant, envahie par la tristesse, elle est pour ainsi dire « entraînée » par la gaité générale, emportée dans son courant. »
Max Scheler (1874 – 1928), Nature et formes de la sympathie
 
 
Les différentes doctrines que nous avons étudiées (l’école socratique, l’épicurisme, ou le stoïcisme) ont en commun d’être méfiantes à l’égard du désir, de plaisir, bref, de ce qui fait la vie. Ainsi, combattre le désir, c’est combattre la vie en nous, alors qu’il faudrait apprendre à vivre avec cette énergie pour en faire quelque chose de constructif, pour soi comme pour les autres. C’est ce à quoi nous exhorte Nietzsche, philosophe allemand du XIXème siècle, dans sa critique de l’Eglise catholique qui agirait contre la vie même en condamnant le désir au lieu de vivre avec lui :
 
Etude de texte : Nietzsche, Crépuscule des idoles, VI, 1 : Spiritualisation de la passion
 
« Toutes les passions ont un temps où elles ne sont que néfastes, où elles avilissent leurs victimes avec la lourdeur de la bêtise, – et une époque tardive, beaucoup plus tardive où elles se marient à l’esprit, où elles se « spiritualisent ». Autrefois, à cause de la bêtise dans la passion, on faisait la guerre à la passion elle-même : on se conjurait pour l’anéantir, – tous les anciens jugements moraux sont d’accord sur ce point, « il faut tuer les passions ». La plus célèbre formule qui en ait été donnée se trouve dans le Nouveau Testament, dans ce Sermon sur la Montagne, où, soit dit en passant, les choses ne sont pas du tout vues d’une hauteur. Il y est dit par exemple avec application à la sexualité : « Si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le » : heureusement qu’aucun chrétien n’agit selon ce précepte. Détruire les passions et les désirs, seulement à cause de leur bêtise, et pour prévenir les suites désagréables de leur bêtise, cela ne nous paraît être aujourd’hui qu’une forme aiguë de la bêtise. Nous n’admirons plus les dentistes qui arrachent les dents pour qu’elles ne fassent plus mal... On avouera d’autre part, avec quelque raison, que, sur le terrain où s’est développé le christianisme, l’idée d’une « spiritualisation de la passion » ne pouvait pas du tout être conçue. Car l’Eglise primitive luttait, comme on sait, contre les « intelligents », au bénéfice des « pauvres d’esprit » : comment pouvait-on attendre d’elle une guerre intelligente contre la passion ? – L’Eglise combat les passions par l’extirpation radicale : sa pratique, son traitement c’est le castratisme. Elle ne demande jamais : « Comment spiritualise-t-on, embellit-on et divinise-t-on un désir ? » – De tous temps elle a mis le poids de la discipline sur l’extermination (de la sensualité, de la fierté, du désir de dominer, de posséder et de se venger). – Mais attaquer la passion à sa racine, c’est attaquer la vie à sa racine : la pratique de l’Eglise est nuisible à la vie… »
 
Nietzsche, Crépuscule des idoles, 1888, VI, 1
 
Introduction :
 
         Dans cet extrait du Crépuscule des idoles, Nietzsche s’en prend, parfois même avec une ironie mordante, à l’Eglise catholique et notamment à son combat, jugé déraisonnable, contre les passions, c’est-à-dire contre nos désirs, et, par conséquent, contre les plaisirs, la vie.
Nietzsche estime qu’il n’est pas raisonnable de chercher à éradiquer la passion comme cherche à le faire l’Eglise : au contraire, il faudrait parvenir à « spiritualiser » la passion, c’est-à-dire en faire quelque chose d’autre, de plus grand, de plus noble, la transformer, travailler à partir de l’énergie de la passion qu’il faut utiliser, ce que ne sait ni faire ni comprendre l’Eglise.
         Ainsi, la question est ici de savoir si l’énergie du désir est à éliminer en nous pour connaître la paix, ou si cette énergie est au contraire à transformer, et, par conséquent, à préserver pour être ainsi transformée.
         Afin de répondre à cette question, nous étudierons d’abord le regard que Nietzsche porte sur la passion, qui reconnaît qu’elle peut parfois poser problème, mais qui nuance en disant que l’on peut tirer parti de cette énergie présente dans nos désirs (lignes 1 à 3). Par la suite, nous verrons comment Nietzsche s’oppose à l’Eglise catholique en dénonçant son combat déraisonnable contre la passion (lignes 3 à 12). Enfin, nous montrerons pourquoi l’Eglise ne pouvait envisager transformer l’énergie de la passion, comme le propose Nietzsche (lignes 12 à 20).
 
-                     « Toutes les passions ont un temps où elles ne sont que néfastes, où elles avilissent leurs victimes avec la lourdeur de la bêtise. » (lignes 1 – 2) :
 
Nietzsche, avant d’entamer sa diatribe contre l’Eglise qui condamne à tort la passion en tant que telle, concède que les passions, au moment où elles surgissent en nous, sont mauvaises, « néfastes » (ligne 1), avilissantes, bêtes. En effet, si l’on prend l’exemple de la passion qu’est la colère vengeresse, elle ne semble en aucun cas raisonnable, bénéfique, au moment où elle est ressentie. Médée, par exemple, qui, dans la mythologie, tue ses enfants en représailles de la tromperie de son mari Jason, car ses enfants sont les symboles de cette union trahie, n’est en aucun cas raisonnable en agissant ainsi : elle se laisse dominer par la passion, et, à ce moment-là, se comporte de manière bête, commet une irréparable erreur.
 
-                     « et une époque tardive, beaucoup plus tardive où elles se marient à l’esprit, où elles se « spiritualisent ». » (lignes 2 – 3) :
 
Pourtant, la passion n’est pas que cette bêtise qui parfois nous domine. En effet, il y a un temps, bien après le surgissement en nous de la passion, où l’on peut faire quelque chose de cette énergie : c’est ce que Nietzsche appelle la « spiritualisation » de la passion, du désir. Freud reprendra ce principe en parlant de « sublimation » de l’énergie pulsionnelle, notamment dans l’art : pour Freud, l’énergie, principalement sexuelle, se trouve transformée dans l’œuvre d’art, matérialisée. Ainsi, en analysant les œuvres des artistes, le psychanalyse serait capable de déceler les obsessions et les frustrations sexuelles de ses patients.
 
-                     II / « Autrefois, à cause de la bêtise dans la passion, on faisait la guerre à la passion elle-même : on se conjurait pour l’anéantir, – tous les anciens jugements moraux sont d’accord sur ce point, « il faut tuer les passions ». » (lignes 3 à 5) :
 
Nietzsche prônant la « spiritualisation » de la passion, il s’oppose alors à tous ceux qui condamnent à tort la passion, à tous ceux qui cherchent à l’éradiquer. Ils rejettent alors les « anciens jugements moraux » (ligne 4) qui veulent « tuer les passions » (ligne 5), c’est-à-dire, notamment, les différentes Ecoles philosophiques que nous avons étudiées : l’école socratique et l’épicurisme. Le stoïcisme ne peut être considéré parmi les cibles de Nietzsche car le stoïcien fait quelque chose de l’énergie de son désir en la réorientant. Nietzsche vise alors peut-être également un stoïcisme mal compris (par lui ?) qui défendrait une attitude stoïque, une attitude dans laquelle nous nous interdirions de réagir aux événements qui nous frappent.
 
-                     « La plus célèbre formule qui en ait été donnée se trouve dans le Nouveau Testament, dans ce Sermon sur la Montagne » (lignes 5 – 6) :
 
Nietzsche centre alors ses critiques sur son ennemi juré : l’Eglise catholique, et son écrit, c’est-à-dire la Bible. En effet, dans la Bible, on retrouve cette tendance à se méfier de la passion, alors qualifiée de péché, notamment charnel. La Bible, Jésus-Christ, préconise alors d’éradiquer en nous cette énergie démoniaque pour retourner sur le droit chemin du salut de notre âme. Dans le « Sermon sur la Montagne », dans l’Evangile selon Saint-Matthieu, Jésus-Christ met en valeur les faibles en leur promettant le bonheur de la vie éternelle dans l’au-delà : en faisant cela, il vient dénoncer l’orgueil des forts qui ne trouveront que porte close, il vient réprimer la passion en nous, cette puissance de vie, cette « volonté de puissance » comme l’appellera Nietzsche en parlant de son « Sur-Homme (Übermensch) » (à ne pas confondre avec l’aryen nazi, confusion entretenue volontairement par la sœur nazie de Nietzsche). En effet, Jésus-Christ, dans ses Béatitudes, valorise « ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des Cieux est à eux. […] les doux, car ils posséderont la terre. […] les affligés, car ils seront consolés. […] les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés. […] les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. […] les cœurs purs, car ils verront Dieu. […] les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu. […] les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux. » (Matthieu, 5, 1 à 10), ceux qui sont insultés, persécutés, calomniés, comme les prophètes et les martyrs, ceux qui obéissent à la Loi. Par-là, Jésus-Christ nous interdit la passion assumée de l’âme de riche qui n’est pas douce mais guerrière pour dominer la terre et acquérir le royaume terrestre. Jésus-Christ nous prive de notre légitime défense pour obtenir réparation, et non consolation en tant que victimes. Il nous prive de nous faire justice, de ne pas pardonner, de ne pas avoir le cœur pur mais rempli de haine justifiée, de ne pas œuvrer pour la paix mais pour la guerre en vue de se défendre contre les autres, de ne pas être martyrs, mais guerriers pour soi, de ne pas être insultés mais de défier en duel celui qui nous agresse, de ne pas être calomniés mais d’être défendus, de ne pas obéir à la Loi mais à la sienne uniquement. Ainsi, en s’opposant de la sorte au Sermon sur la Montagne de Jésus-Christ, Nietzsche peut être considéré comme un hédoniste radical, mais l’on peut retirer de son enseignement la critique, légitime, de ceux qui condamnent tout le temps la passion, l’énergie du désir qui fait de nous des êtres vivants. Jésus-Christ, quant à lui, condamne, à tort selon Nietzsche, celui-là même qui « se fâche contre son frère » (Matthieu, 5, 21), ou qui l’insulte, celui-là aussi qui convoite une autre femme que la sienne (Matthieu, 5, 28), celui-là aussi qui divorce (Matthieu, 5, 32), celui-là aussi qui jure (Matthieu, 5, 34), celui-là même qui ne tend pas la joue gauche lorsqu’il est frappé (Matthieu, 5, 39), celui-là même qui ne donne pas (Matthieu, 5, 42), celui-là même qui n’aime pas ses ennemis et qui ne prie pas pour ses persécuteurs (Matthieu, 5, 44), celui-là même qui pratique la justice « devant les hommes », l’aumône, la prière, le jeûne, par orgueil (Matthieu, 6, 1 – 2 et 5 – 6 et 16 à 18), celui qui s’attache aux richesses matérielles (Matthieu, 6, 19 – 20 et 24), celui qui s’inquiète de la nourriture et du vêtement (Matthieu, 6, 25 à 34). Ainsi, Jésus-Christ semble nous appeler à ne plus être des hommes, mais à être transformés par la grâce divine. Pourtant, nous sommes des hommes, et la grâce, selon Nietzsche, n’est qu’une invention humaine. Ainsi, il faut assumer le fait d’être imparfait, dominé par la passion, pour transformer cette énergie en soi en une activité spirituelle, comme l’art par exemple, et non éradiquer en soi, comme le prône à tort l’Eglise, ce qui fait de nous des hommes (se fâcher, insulter, convoiter, divorcer, jurer, frapper, garder, haïr, s’enfler d’orgueil, être cupide, s’inquiéter). La Bible pointe alors la misère de l’homme sans la grâce divine, alors que Nietzsche l’assume et souligne qu’il s’agit là de ce qui fait de nous des êtres humains vivants, bien qu’imparfaits.
 
-                     « dans ce Sermon sur la Montagne, où, soit dit en passant, les choses ne sont pas du tout vues d’une hauteur. » (lignes 6 – 7) :
Nietzsche se fait alors ironique à l’égard du discours biblique en disant qu’il ne voit pas les choses telles qu’elles sont, mais telles qu’elles devraient, soi-disant, être. Jésus-Christ, du haut de sa Montagne, n’est plus à hauteur d’homme et appelle alors les hommes à suivre une voie qui n’est pas faite pour eux. Ainsi, Jésus-Christ manque de hauteur de vue, de recul dans son discours, bien qu’il soit surélevé sur sa Montagne : « les choses ne sont pas du tout vues d’une hauteur. ».
 
-                     « Il y est dit par exemple avec application à la sexualité : « Si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le » : heureusement qu’aucun chrétien n’agit selon ce précepte. » (lignes 7 à 9) :
 
Nietzsche fait alors explicitement référence à un passage du Sermon sur la Montagne qu’il juge absolument déraisonnable. Jésus-Christ déclare : « si ton œil droit est pour toi une occasion de péché, arrache-le et jette-le loin de toi : car mieux vaut pour toi que périsse un seul de tes membres et que tout ton corps ne soit pas jeté dans la géhenne. Et si ta main droite est pour toi une occasion de péché, coupe-la et jette-la loin de toi : car mieux vaut pour toi que prisse un seul de tes membres et que tout ton corps ne s’en aille pas dans la géhenne. » (Matthieu, 5, 29 – 30). Ainsi, si un désir implique une partie de notre corps, il nous faut nous en séparer. Une telle condamnation, radicale, du désir, est ridicule pour Nietzsche, qui se réjouit alors que personne, dans la communauté chrétienne, ne respecte ce précepte de Jésus-Christ. En effet, si les chrétiens obéiraient à cela, la foule serait peuplée de borgnes et d’infirmes, car il est naturel, humain, de désirer, de convoiter, bien que cela soit le signe de notre imperfection.
 
-                     « Détruire les passions et les désirs, seulement à cause de leur bêtise, et pour prévenir les suites désagréables de leur bêtise, cela ne nous paraît être aujourd’hui qu’une forme aiguë de la bêtise. » (lignes 9 à 11) :
 
Condamner la passion, au lieu de l’assumer et de la transformer, est alors la marque de la bêtise présente dans le discours de Jésus-Christ, selon Nietzsche. Nietzsche, en s’opposant ainsi à l’Eglise catholique, est alors blasphémateur, et il le revendique.
 
-                     « Nous n’admirons plus les dentistes qui arrachent les dents pour qu’elles ne fassent plus mal... » (lignes 11 – 12) :
 
Nietzsche emploie alors une image pour finir son attaque contre l’Eglise, et contre Jésus-Christ : ce dernier est comparé à un dentiste arracheur de dents. En effet, Jésus-Christ cherche à extraire en nous nos passions. Pourtant, ces dentistes arracheurs de dents sont aujourd’hui dépassés par les progrès de la médecine : il ne s’agit plus d’arracher la dent, comme d’exterminer la passion en nous, mais de rendre la douleur supportable et de redresser la dent, comme on transforme la passion vers quelque chose de constructif.
 
-                     III / « On avouera d’autre part, avec quelque raison, que, sur le terrain où s’est développé le christianisme, l’idée d’une « spiritualisation de la passion » ne pouvait pas du tout être conçue. Car l’Eglise primitive luttait, comme on sait, contre les « intelligents », au bénéfice des « pauvres d’esprit » : comment pouvait-on attendre d’elle une guerre intelligente contre la passion ? » (lignes 12 à 16) :
 
Nietzsche termine alors son propos, son attaque contre l’Eglise catholique, en montrant qu’une « spiritualisation » de la passion, du désir, de l’énergie humaine, ne pouvait naître dans un contexte chrétien. En effet, une telle « spiritualisation » demande un minimum d’intelligence, ce que refuse à l’homme le christianisme en défendant toujours la faiblesse, y compris de l’esprit. Ainsi, l’Eglise n’est pas intelligente et ne peut donc suivre Nietzsche dans ce qu’il prône, c’est-à-dire le fait d’assumer le désir humain pour le transformer.
 
-                     « L’Eglise combat les passions par l’extirpation radicale : sa pratique, son traitement c’est le castratisme. Elle ne demande jamais : « Comment spiritualise-t-on, embellit-on et divinise-t-on un désir ? » – De tous temps elle a mis le poids de la discipline sur l’extermination (de la sensualité, de la fierté, du désir de dominer, de posséder et de se venger). » (lignes 16 à 19) :
 
Nietzche oppose alors la doctrine de l’Eglise catholique basée sur « l’extirpation radicale » (ligne 16), « l’extermination » (ligne 18) de la passion, et la sienne, qu’il place à égalité, et même supérieure à celle de l’Eglise, basée, elle, sur la « spiritualisation » qui est un embellissement, une divinisation de l’énergie du désir, par l’art par exemple.
 
-                     « Mais attaquer la passion à sa racine, c’est attaquer la vie à sa racine : la pratique de l’Eglise est nuisible à la vie… » (lignes 19 – 20) :
 
Nietzsche reproche alors à l’Eglise d’être inhumaine, et contre la vie en nous, alors que lui assume cette vie et veut en faire quelque chose de beau.
 
 
Ainsi, nous avons vu que le combat contre la passion, le désir, n’était pas toujours la solution pour vivre heureux : il faudrait, au contraire, assumer cette énergie en soi pour en faire quelque chose de beau, pour le partager avec les autres dans une démarche politique.
 
 
Conclusion :
 
         Afin de répondre à la question, nous sommes maintenant en mesure de dire que, pour vivre heureux, il ne faut pas réaliser tous ses désirs : il nous est apparu qu’il faille sélectionner raisonnablement nos désirs à réaliser, ou, mieux, apprendre à réorienter son désir vers ce qui est. Cependant, il ne faut pas sombrer dans une méfiance extrême envers l’énergie du désir en nous, mais assumer cette dimension de notre humanité pour en faire quelque chose et vivre heureux, en paix avec ce que nous sommes, et en relation avec les autres.
 
 
Notions étudiées :
 
Principales :
 
-                     Le bonheur
-                     Le désir
 
Secondaires :
 
-                     La société
-                     L’Etat
-                     La morale
-                     La religion
-                     Le devoir
-                     Autrui
-                     La liberté
-                     L’art
 
 
 
Sources :
 
Internet :
 
Pour certaines citations, notamment concernant le mouvement hippie :
-         Wikipédia
 
-         Lalibre.be :
 
-         Lemonde.fr :
 
 
Bibliographie :
 
-         Pascal, Pensées, 1669 (posthumes)
 
-         Platon, Le Banquet, Poche
 
-         Sartre : L’Etre et le Néant, 1943 ; Huis-Clos, 1944
 
-         Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, 1750, Poche
 
-         Epicure, Lettre à Ménécée, Nathan ; Lettre à Hérodote, Nathan
 
-         Ferdinand Alquié, Le désir d’éternité, PUF
 
-         Marc-Aurèle, Pensées pour-moi-même, GF
 
-         Epictète, Manuel, GF
 
-         Sénèque, La Vie heureuse, GF
 
Référence cinématographique :
 
-         Le fabuleux destin d’Amélie Poulain
 
Référence musicale :
 
-         Jacques Brel, Jef

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