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Sujet : La religion est-elle raisonnable ?
« C’est l’office de la philosophie de tout comprendre, même la
religion. »
Jules Lachelier (1832 - 1918), philosophe français
La religion
constitue une partie de la culture. Ce
pan de la culture permet de relier les hommes entre eux : étymologiquement,
le terme « religion » vient en partie du latin religere qui signifie
relier, c'est-à-dire, notamment, relier entre eux les individus qui composent
une communauté unie par une même religion. Ainsi, lorsque l'on parle de
religion, il faut avoir à l'esprit deux dimensions :
-
l'individuelle, c'est-à-dire le plan
des croyances personnelles
-
la collective, c'est-à-dire la
manifestation sociale, publique, de
notre appartenance à une religion au sens d'institution permettant l'unité
d'une communauté.
Plus
largement, on peut définir l’attitude religieuse comme étant le fait de
considérer le sacré, c’est-à-dire considérer une chose, un lieu, une parole, un
rituel, un livre, comme relevant du sacré, de l’inviolable, de ce qui est le
plus important ici-bas. Le fait que le religieux soit celui qui fait la
distinction entre le sacré et le profane est le regard que porte le sociologue
sur le fait religieux :
Texte de Durkheim :
« Toutes les croyances religieuses connues,
qu’elles soient simples ou complexes, présentent un même caractère
commun : elles supposent une classification des choses, réelles ou
idéales, que se représentent les hommes, en deux classes, en deux genres opposés,
désignés généralement par deux termes distincts que traduisent assez bien les
mots de profane et de sacré. La division du monde en deux domaines comprenant, l’un tout ce qui est
sacré, l’autre tout ce qui est profane, tel est le trait distinctif de la pensée
religieuse ; les croyances, les mythes, les gnomes, les légendes sont
ou des représentations ou des systèmes de représentations qui expriment la
nature des choses sacrées, les vertus et les pouvoirs qui leur sont attribués,
leur histoire, leurs rapports les unes avec les autres et avec les choses
profanes. Mais, par choses sacrées, il ne faut pas entendre simplement ces
êtres personnels que l’on appelle des dieux ou des esprits ; un rocher,
une source, un caillou, une pièce de bois, une maison, en un mot une chose
quelconque peut être sacrée. Un rite peut avoir ce caractère ; il n’existe
même pas de rite qui ne l’ait à quelque degré. Il y a des mots, des paroles,
des formules qui ne peuvent être prononcés que par la bouche de personnages
consacrés ; il y a des gestes, des mouvements qui ne peuvent être exécutés
par tout le monde. […] Le cercle des objets sacrés ne peut donc être déterminé
une fois pour toutes ; l’étendue en est infiniment variable selon les
religions. Voilà comment le bouddhisme est une religion : c’est que, à
défaut de dieux, il admet l’existence de choses sacrées, à savoir des quatre
vérités saintes et des pratiques qui en dérivent. […]
Les croyances proprement religieuses
sont toujours communes à une collectivité déterminée qui fait profession d’y
adhérer et de pratiquer les rites qui en sont solidaires. Elles ne sont pas
seulement admises, à titre individuel, par tous les membres de cette
collectivité ; mais elles sont la chose du groupe et elles en font
l’unité. […]
Nous
arrivons donc à la définition suivante : Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques
relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et
pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée église, tous ceux
qui y adhèrent. Le second élément qui prend ainsi place dans notre
définition n’est pas moins essentiel que le premier ; car, en montrant que
l’idée de religion est inséparable de l’idée d’Eglise, il fait pressentir que
la religion doit être une chose éminemment collective. »
Durkheim (1858 – 1917), Les Formes
élémentaires de la vie religieuse, 1912, Poche,
Pages 92 – 93 et 103 à 109
Ainsi, ce qui est sacré pour le
religieux, cela peut être :
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Dieu, ou les
dieux, ou les esprits
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Un objet ou un
lieu : « Un rocher, une source, un caillou,
une pièce de bois, une maison, en un mot une chose quelconque peut être sacrée. »
(lignes 11 – 12)
-
Un rituel, comme
les sacrements dans l’Eglise catholique par exemple : « Un rite peut avoir ce caractère ; il n’existe même pas de rite qui ne
l’ait à quelque degré. » (lignes 12 – 13)
-
Une parole ou un
geste, comme lors de l’Eucharistie d’une messe catholique : « Un rite peut avoir ce caractère ; il n’existe même pas de rite qui ne
l’ait à quelque degré. Il y a des mots, des paroles, des formules qui ne
peuvent être prononcés que par la bouche de personnages consacrés ; il y a
des gestes, des mouvements qui ne peuvent être exécutés par tout le monde. »
(lignes 13 à 15)
Durkheim insiste alors sur le fait
que cette instauration du sacré, qui peut prendre différentes formes selon les
religions, implique la naissance d’une communauté qui se reconnaît dans cette
considération du sacré.
Une information
anecdotique témoigne de cette dimension sociale indissociable du fait
religieux. En Islande, au début du mois de décembre 2015, des individus athées
se sont revendiqués zuistes, c’est-à-dire croyants en une religion oubliée
d’origine sumérienne, vieille de 4000 ans, et vénérant Zu, aussi appelé Anzû,
ou I’m-dugud, et représenté sous la forme d’un aigle à tête de lion, alors
qu’ils ne croient pas en ses dogmes, uniquement pour échapper à l’impôt
finançant les cultes, le sóknargjald,
qui s’élève à 73 euros par an et par personne.
Logo des
zuistes :
En effet, en
Islande, il y a un impôt pour financer les cultes, redistribué aux différentes
religions en fonction du nombre de croyants. L’Eglise luthérienne évangéliste,
étant majoritaire, touche alors les trois quarts de cet impôt en subventions,
ce qui, aux yeux des zuistes, constitue une injustice. Ainsi, les athées, en se
revendiquant zuistes, perçoivent une somme de l’Etat, et la seule fonction de
l’église zuiste est de redistribuer cette somme à ses « fidèles »,
pour contrer l’impôt de l’Etat, jugé d’autant plus injuste qu’il taxe le fait
de ne pas avoir de religion. Le zuisme rassemble alors environs 3000 personnes,
soit 1 % de la population islandaise. Les représentants de l’église zuiste ont
déjà annoncé la dissolution de leur église lorsque l’impôt finançant les
religions sera aboli.
Les zuistes
luttent également par principe, pour que l’Etat ne puisse plus avoir le droit
d’être renseigné sur l’orientation religieuse des citoyens qui relève de la
stricte liberté individuelle et qui n’a pas en entrer en ligne de compte dans
les registres civils. Cette revendication de la liberté individuelle s’inscrit
dans l’idéologie défendue par le parti pirate qui soutient l’initiative zuiste.
L’Etat islandais a
déjà évoqué des moyens de parade à ce piratage qui utilise la religion dans un
but d’exonération fiscale : l’Etat veut faire retirer de la liste des
religions officiellement reconnues comme telle le zuisme, ou taxer toute
redistribution organisée par une telle église. Pour plus d’informations :
Ainsi, se demander si cette religion, privée (croyances) et publique (pratiques)
est raisonnable, c'est se demander s'il est raisonnable, c'est-à-dire, ici,
souhaitable, de mettre en place une religion et de la maintenir dans notre
existence : en somme, la religion, est-ce bien raisonnable ? N’est-ce
pas une folie ?
Le terme « raisonnable » renvoie
également, plus essentiellement, à ce qui est relatif à la raison, à l'usage de
cette raison qui est la faculté humaine de comprendre les choses en les
expliquant.
[Reformulation
de la question] Ainsi, la religion, tant en ce qui concerne les croyances
qu'en ce qui est relatif à la pratique d'un culte, dépend-t-elle d'un usage de
la raison humaine et est-elle souhaitable ?
Il semble étonnant de dire que la
religion ait pour principe l’unification des personnes autour de valeurs
communes et de cultes communs. En effet, ce qui apparaît comme étant évident,
c’est la multiplicité des religions. Le fait religieux en lui-même, de par son
manque d’unité, n’est-il pas en lui-même déraisonnable en étant source de
conflits ? Ne faudrait-il pas éradiquer toutes les religions pour enfin
obtenir la paix ? Cela semble être d’autant plus une urgence car la
religion est instrumentalisée à des fins politiques et militaires : c’est
le danger du fanatisme, de l’intégrisme.
Définitions :
Fanatique = Qui est animé d’un zèle aveugle pour
une doctrine, une opinion.
Intégrisme = Attitude de celui qui se refuse à
toute interprétation des textes sacrés. Peut aussi être qualifié de
littéralisme.
La religion ne semble pas seulement
être déraisonnable à l’échelle de la société : elle paraît l’être
également au niveau de l’individu, c’est-à-dire, ici, du croyant. En effet,
quoi de plus déraisonnable que d’être croyant ? N’est-ce pas fonder son
existence, ce qu’il y a de plus important à nos yeux, sur quelque chose
d’absolument incertain (l’existence de Dieu) ? Etre religieux n’est-il pas
un pari déraisonnable, un manque de prudence ? Ne vaudrait-il mieux pas
s’en tenir à ce qui est rationnellement démontré, c’est-à-dire aux découvertes
scientifiques ? Le scientifique qui a besoin de preuves semble plus
rationnel que le croyant qui base sa vie sur de l’incertain, sur une rumeur qui
a peut-être été créée par les hommes pour leurs intérêts, pour s’assurer une
certaine domination. En effet, l’instauration d’une religion n’est pas à
détacher de raisons politiques : la religion, ici, est un enjeu de
pouvoir. Ainsi, il serait déraisonnable de croire vrais des résultats de
décisions d’ordre politique, comme la date de naissance du Christ par exemple,
qui se calque que le solstice d’hiver pour récupérer, au compte du
christianisme, une célébration romaine, ou, ce qui est plus polémique, la
virginité de Marie, qui ne serait que pure invention pour magnifier la personne
de Jésus-Christ. Sans aller jusqu’à parler de considérations politiques à
l’origine des religions, il semble que les hommes s’organisent autour d’un
dieu, et d’un culte rendu à ce dieu, pour leur propre intérêt : la
religion serait ici un besoin psychologique, marque de la faiblesse de l’homme,
qui a besoin de contes pour se rassurer, tel un enfant. La croyance en un
au-delà serait ici enfantine, pour contrer la peur de la mort. Ainsi, ici, il
semble déraisonnable d’organiser sa vie en fonction de ses peurs : mieux
vaudrait les affronter, les traiter de manière rationnelle, courageuse.
Cependant, est-il si déraisonnable de
s’organiser socialement en fonction d’une religion ? Certes la
multiplicité des religions peut être source de conflits : cependant, elle
peut être également source d’échanges apaisés, sereins, et, donc, de liens
entre les communautés. De plus, la religion joue fondamentalement un rôle social, et, donc, politique : elle permet la réunion des individus qui
s’organisent en fonction d’une même croyance, en fonction d’une même conception
du sacré, de ce qui est important pour eux. Ils acquièrent, par la religion, la
même identité : ils deviennent frères, comme frères en Christ dans la
religion catholique par exemple. A l’échelle de l’individu, est-il
déraisonnable de s’en remettre aux croyances religieuses ? La science
démontrée vaut-elle toujours mieux que la croyance incertaine ? Le
scientifique qui s’en remet constamment au progrès adopte lui aussi une
attitude de croyant : il a foi en la science. Le religieux, lui, cherche
un sens à son existence : il cherche à répondre au pourquoi de sa vie, et
non simplement comprendre comment celle-ci fonctionne. Alors que le
scientifique répond à la question des moyens, le religieux propose une réponse
possible à la question du sens, ce qui est tout aussi essentiel.
La question
est alors ici de savoir si la religion, considérée à la fois
comme ensemble de croyances et comme pratique d'un culte, dépend en son essence
d'un usage de la raison, ou bien si elle
n'est qu'une manifestation de l'irrationalité qui, peut-être, ne serait pas
souhaitable.
Afin de répondre à cette question, nous dirons d'abord que la
religion est essentiellement irrationnelle, c’est-à-dire dangereuse et folle. Par la suite, nous noterons la
possibilité de penser la présence de la raison en religion. Enfin, nous nous demanderons si la
religion est souhaitable.
I / De l’irrationalité en religion :
A / De la dangerosité du fait religieux :
L’existence
même des religions peut être considérée comme dangereuse car, de fait, il n’y
en a pas une unique. Cette multiplicité des religions peut être source de
conflits. Il y a alors des guerres de religions (conflits inter-religieux),
mais aussi des conflits, plus absurdes encore, plus déraisonnables, au sein
d’une même religion, d’une même foi (conflits intra-religieux), en raison des schismes
que l’Histoire a connus, c’est-à-dire des divisions internes des religions, des
dissidences.
Définition : Schisme = Du grec skhisma
qui signifie « séparation ». Division dans un groupement. Dissidence.
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Les conflits inter-religieux :
En ce qui concerne les conflits
inter-religieux, l’exemple le plus fréquemment utilisé pour souligner la
violence qui serait intrinsèque aux religions est celui des Croisades qui sont, en
partie, un conflit opposant l’Occident chrétien et le Moyen-Orient musulman. Il
est tout de même à noter que les Croisades ne trouvent pas seulement leur
origine dans la religion, mais sont également des offensives à visée économique
et pour le pouvoir.
De la même manière, dans l’Espagne
du XVIème siècle, Isabelle la Catholique [1451 – 1504] mena une
politique d’ostracisme contre les musulmans alors expulsés d’Espagne, notamment
lors de la Reconquista, mais aussi contre les juifs et contre les marranes,
c’est-à-dire les juifs convertis de force au catholicisme et qui étaient
accusés de continuer à pratiquer le judaïsme en secret, de n’être pas de bons,
de vrais catholiques. L’équivalent musulman des marranes sont les morisques. Marranes
et morisques sont alors appelés les nouveaux chrétiens, c’est-à-dire des
individus qui ne sont pas pleinement chrétiens, aux yeux des catholiques
espagnols. Les conversions forcées se sont renforcée à l’occasion de l’essor de
l’Inquisition, fondée par Isabelle la Catholique, et dirigée, notamment, par le
premier Grand Inquisiteur, au XVème siècle, Tomas de Torquemada. Il
est ici étrange de souligner l’ironie de l’Histoire, et l’hypocrisie de
certains, en rappelant que Torquemada lui-même, qui persécuta les minorités
religieuses d’Espagne, était lui-même un converti. Le 31 mars 1492, le décret
de l’Alhambra impose aux juifs le choix entre la conversion et l’exil. L’exil,
choisi ou forcé, de communautés juives a donné lieu à la diaspora juive qui
s’est répartie dans le monde entier. Le philosophe Spinoza, philosophe
hollandais du XVIIème siècle, ou l’économiste britannique Ricardo
[1772 – 1823], économiste libéral, connu, notamment, pour sa théorie des
avantages comparatifs, sont les produits d’une telle persécution du peuple
juif.
Bien plus actuellement, les
fanatiques de Daesh prônant le Jihad militarisé présentent en partie leurs
crimes comme étant une guerre de religion contre l’Occident qu’ils jugent
chrétien, et ciblent leurs actions notamment contre toutes les autres
sensibilités religieuses que la leur. Ainsi, la communauté yézidie (ou yazidie),
une minorité kurde ayant adopté syncrétiquement certaines pratiques issues de
l’islam, du christianisme, et d’anciennes religions, est persécutée en Irak, et
même quasi-exterminée. Pour plus d’informations :
Au Kurdistan, les peshmergas,
chrétiens armés, luttent contre Daesh.
En Egypte, les chrétiens coptes sont
persécutés par la montée des intégristes.
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Les conflits intra-religieux :
Malgré l’atrocité des conflits
inter-religieux, les affrontements intra-religieux semblent encore plus
absurdes car les belligérants sont censés se reconnaître en une même foi.
Au début de l’ère chrétienne, par exemple,
les ariens, c’est-à-dire les partisans de la secte (au sens non-péjoratif du
terme) fondée par Arius, théologien lybien du IVème siècle, qui ne
croyaient pas en la Trinité pensée par les catholiques, en refusant la divinité
du Christ, ont été déclarés hérétiques et persécutés. Le premier concile de
Nicée, en 325, rejeta l’arianisme en excommuniant Arius. Ce refus de penser la
divinité de la personne de Jésus-Christ se retrouve encore dans diverses
croyances, comme celle des Témoins de Jéhovah, pour qui le seul Dieu est
Jéhovah, et non Jésus-Christ, ou, plus légitimement, celle des musulmans, qui
considèrent que le prophète Isâ n’est qu’un prophète d’Allah, et non Allah
lui-même.
De la même manière, les protestants,
qui se voulaient plus fidèles au texte biblique et qui se détournaient de la
hiérarchie de l’Eglise catholique, ont été persécutés, exilés, et même
massacrés par les catholiques, notamment dans la nuit de la Saint-Barthélemy,
le 24 août 1572 et les jours suivants :
François Dubois, peintre français
protestant du XVIème siècle, Le
Massacre de la Saint-Barthélemy
De manière plus anecdotique, des
affrontements ont eu lieu entre les communautés grecque orthodoxe et arménienne
au Saint-Sépulcre, le tombeau du Christ, à Jérusalem, pour une histoire
d’horaires de prière, et à la basilique de la Nativité à Bethléem, lieu de
naissance du Christ, pour un désaccord concernant la division de la basilique
par communautés. Ces batailles ont nécessité l’intervention des forces de
l’ordre israéliennes (pour Jérusalem) et palestiniennes (pour Bethléem) au sein
même des lieux de culte. Pour ces affrontements absurdes :
Un affrontement similaire (concernant
la division du lieu de culte par communautés) avait déjà eu lieu en 2007 au
Saint-Sépulcre à Jérusalem, faisant 7 blessés (5 prêtres et 2 policiers
palestiniens) :
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Vidéo : Jérusalem (2007) :
https://www.youtube.com/watch?v=Z8g1YFlBX1Y (1’16) (relayée par Libération : http://www.liberation.fr/planete/2011/12/29/bagarre-entre-pretres-armeniens-et-grecs-dans-la-basilique-de-la-nativite_784811)
Le symbole de la séparation en
communautés, en églises chrétiennes, du Saint-Sépulcre est l’échelle dite
« inamovible », ou « échelle du statu quo » (en hébreu : סולם הסטטוס קוו
L’échelle en 2005.
Cette échelle est en place sur le
mur d’entrée du Saint-Sépulcre depuis le XVIIIème siècle et reste en
place en raison du statu quo imposé
de force par les autorités musulmanes pour empêcher les conflits entre les
différentes communautés chrétiennes. Ce sont d’ailleurs deux familles
musulmanes de Jérusalem, les Joudeh et les Nusseibeh, qui gardent les clés du
temple du Saint-Sépulcre, pourtant chrétien, et qui viennent donc, tous les
matins, ouvrir le temple, et le fermer tous les soirs.
Plus actuellement, les crimes
perpétrés par Daesh sont avant tout intra-religieux car, se revendiquant
illégitimement de l’islam, ces intégristes attaquent en premier lieu les
musulmans qui ne leur obéissent pas, qu’ils qualifient alors d’apostats, de
mauvais musulmans. Les terroristes de Daesh se revendiquent du salafisme, un
courant littéraliste de l’islam au sein du sunnisme. Les sunnites n’obéissent
qu’aux recommandations du Prophète, et non des membres de sa famille, comme le
font les chiites. Ainsi, les pays sunnites sont en rivalité avec les pays
chiites : l’Arabie Saoudite lutte alors contre l’Iran, par exemple,
ce qui a donné lieu à l’incendie de l’ambassade saoudienne à Téhéran, la
capitale iranienne, dans la nuit du samedi 2 janvier 2016, en représailles de
la mise à mort de Nimr Baqr al-Nimr, un chef religieux chiite prisonnier en
Arabie Saoudite. En ce qui concerne cet événement dont l’information a été
relayée par l’ensemble des médias :
Pour mieux comprendre les luttes de
pouvoir entre sunnites et chiites dans le contexte de l’essor de Daesh :
Extrait vidéo : Le Monde, « Comprendre la
domination de l’Etat islamique en 7 minutes », notamment le passage de
4’56 à 7’15
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Les sectes :
Le fait religieux peut alors être
considéré comme dangereux étant donné que la religion peut être détournée,
instrumentalisée par des fanatiques, intégristes, littéralistes, qui n’agissent
pas au nom d’idéaux religieux, mais d’abord en vue d’intérêts économiques, et,
donc, pour obtenir un pouvoir.
Daesh fonctionne alors comme toutes
les sectes qui prennent prétexte de la religion, qui la prennent en
otage, pour se développer.
Définition : Secte = Groupement à prétention religieuse, clos sur lui-même,
qui se caractérise par la suppression imperceptible de la liberté individuelle.
Certaines sectes font pression sur leurs adeptes, qu’elles manipulent
mentalement et dépouillent de leurs biens, et vont jusqu’à provoquer des
suicides collectifs, voire des attentats.
Ainsi, la dangerosité du fait
religieux peut également être soulignée par l’essor de sectes, y compris dans
le christianisme, telles que les Témoins de Jéhovah, qui modifient le texte
biblique en vue de s’opposer à l’Eglise catholique, ou l’église de Jésus-Christ
et des saints des derniers jours, fondée en 1830, dont les fidèles sont les mormons,
qui est basée à Salt Lake City dans l’Utah aux Etats-Unis, église qui, pour
donner un exemple de pratique déraisonnable, absurde, folle, baptise les
morts. Lors de ces cérémonies, un
représentant mormon endosse momentanément la personnalité d’une personne
décédée, et entre dans le bain rituel pour que l’âme du défunt puisse
« librement » devenir mormon. Les mormons baptisent tout le monde,
peu importe l’âge, le sexe, la couleur de peau, et même les actes de la
personne décédée. C’est par ce procédé fantasque, et considéré comme insultant
par les familles des personnes décédées, que des personnalités comme, pour les
plus connues, le général de Gaulle, Simon Wiesenthal, Anne Frank, Einstein, mais
aussi Hitler, qui, à leur insu, après leur mort, ont été fait officiellement
mormons. En vue de ces étranges baptêmes, les mormons se sont alors spécialisés
dans la recherche généalogique dans le monde entier. Ils travaillent d’ailleurs
en ce sens, en France, dans les archives nationales en proposant leurs services
pour numériser tous les registres. L’une des figures du mormonisme est le
sénateur Mitt Romney, ex-candidat à la présidence des Etats-Unis contre Obama
en 2012. Pour plus de renseignements sur l’église mormone et ses
pratiques :
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http://www.lepoint.fr/monde/etats-unis-anne-frank-baptisee-par-les-mormons-06-03-2012-1438229_24.php
Ainsi,
le fait religieux en lui-même, et toutes les dérives qu’il comporte, nous le
fait voir comme un phénomène dangereux, absurde, fou, dont il faudrait
envisager se passer.
Si l’on considère le terme
« déraisonnable » comme désignant uniquement ce qui est en dehors de
l’usage de la raison, de la réflexion, nous pouvons estimer que la croyance
religieuse est de cet ordre.
B / Une croyance irréfléchie :
Il semble d’abord déraisonnable, au
sens de peu prudent, d’adopter une croyance religieuse car le contenu d’une
telle croyance (l’existence de Dieu par exemple) ne repose effectivement
sur rien de prouvé, de démontré, d’expérimenté. Ainsi, il serait plus censé de
ne se fier qu’aux preuves amenées par des protocoles scientifiques, et de ne
pas émettre d’avis quelconque concernant l’indémontrable.
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L’obscurantisme :
La croyance religieuse a d’ailleurs
régulièrement donné lieu à des comportements obscurantistes, c’est-à-dire
opposés aux vérités amenées par la science, par la logique, par la raison, au
profit du maintien déraisonnable de dogmes religieux ineptes, uniquement
par tradition et / ou par orgueil.
Définitions :
Obscurantisme = Par opposition à la philosophie des Lumières basée
sur l’usage et le développement de la raison, caractérise toute religion ou
doctrine qui s’élève contre la diffusion des connaissances et de l’instruction du
peuple.
Dogme = Du grec dogma qui
signifie « opinion ». Point fondamental et considéré comme
incontestable d’une doctrine religieuse ou philosophique.
L’obscurantisme empêche alors toute
évolution de la pensée, tout progrès dans la connaissance :
l’obscurantiste préférera ne pas se rendre attentif aux vérités proposées par
la science, pour ne pas voir ses habitudes bousculées, et les pouvoirs qui en
dépendent.
L’exemple le plus fréquemment
utilisé pour illustrer l’obscurantisme religieux opposé à la science est la
défense, par l’Eglise catholique, de la pensée géocentriste de Ptolémée, savant
du IIème siècle, malgré les vérités concernant l’héliocentrisme
amenées par Galilée, savant italien du XVIIème siècle. En effet, aux yeux de
l’Eglise, il était préférable de penser que l’homme, et donc son lieu
d’habitation, la Terre, était au centre de la création, pour correspondre à une
certaine lecture du texte biblique, mais aussi, plus trivialement, pour flatter
l’orgueil de l’homme. Le passage à l’héliocentrisme a d’ailleurs été considéré
par Freud comme l’une des trois « blessures narcissiques » de
l’humanité, les deux autres étant l’évolutionnisme de Darwin, et la découverte
de l’inconscient par Freud lui-même.
Un cas similaire à celui de Galilée
est celui de Giordano Bruno, philosophe italien du XVIème siècle. Ce
philosophe est arrêté à Venise en 1592 par l’Inquisition. Il ne sortit de
prison que pour monter sur le bûcher, à Rome, le 17 février 1600, pour avoir soutenu,
notamment, que « la Terre se meut, et, avec elle, toutes les choses qui
s’y trouvent », et, plus généralement, pour sa liberté de penser.
Plus récemment, le créationnisme,
qui exerce une certaine influence aux Etats-Unis principalement, est une forme
d’obscurantisme qui rejette toute vérité proposé par les évolutionnistes
darwiniens au profit d’une lecture littéraliste du livre de la Genèse :
selon le créationnisme, Adam et Eve ne relèvent pas du mythe, mais de la
réalité, ce qui, dans les faits, n’a pas de sens. L’obscurantisme de certains les
pousse, notamment au Texas, a enseigné le créationnisme et l’évolutionnisme sur
le même plan, comme étant deux théories aussi valables l’une que l’autre. Pour
plus d’informations concernant la dérive obscurantiste créationniste au
Texas :
Cependant, l’obscurantisme n’est pas
l’apanage du christianisme : en effet, bien avant l’ère chrétienne,
l’obscurantisme s’est manifesté, par exemple dans l’Antiquité grecque.
En -432, à Athènes, est considéré comme un délit le fait de refuser d’admettre
croire au surnaturel, alors que la raison n’amène aucune preuve de l’existence
de tels phénomènes. Les intellectuels de l’époque, même si l’usage de ce terme
est ici anachronique, c’est-à-dire les savants, les philosophes
pré-socratiques, et les sophistes, c’est-à-dire les rhéteurs qui enseignaient,
sont persécutés, et même bannis d’Athènes pour certains. En -399, Socrate est
d’ailleurs condamné à mort, à boire la ciguë, pour impiété, c’est-à-dire pour,
soi-disant, n’avoir pas reconnu les dieux traditionnels de la Cité, et pour en
avoir introduit de nouveaux (les Idées, c’est-à-dire les versions idéales des
choses et des concepts). Anaxagore, un philosophe pré-socratique du Vème
siècle avant Jésus-Christ, a été lui aussi accusé d’impiété et condamné à mort
pour avoir soutenu que le soleil est une masse incandescente (ce qui est
pourtant un fait). Cependant, il a été sauvé par Périclès qui était son disciple,
paya une amende, et dût s’exiler d’Athènes. Protagoras, un sophiste du Vème
siècle avant Jésus-Christ, a été lui aussi accusé d’impiété et fût chassé
d’Athènes pour avoir dit : « Les dieux, je ne peux savoir ni s’ils
existent, ni s’ils n’existent pas. », c’est-à-dire pour avoir été agnostique,
ce qui est une position raisonnable en ce qui concerne le fait religieux.
Définition : Agnosticisme = Doctrine
philosophique qui déclare l’absolu inaccessible à l’esprit humain et professe
une complète ignorance touchant l’origine et la destinée des choses.
Diagoras, lui aussi sophiste du Vème
siècle avant Jésus-Christ, tourna, lui, en dérision le culte des dieux, et sa
tête fût mise à prix.
On retrouve cette même situation,
dans un autre contexte historique et religieux, à propos de Charlie Hebdo qui
s’était fait le relai de caricatures danoises du prophète Mahomet, et qui ont
été mis à mort par les intégristes, les frères Kouachi, qui se revendiquaient
d’Al-Qaeda au Yémen.
En effet, les idéologies se revendiquant
de l’islam, telles que le salafisme, idéologie radical, littéraliste (lecture
non-interprétative du Coran) qui
inspire Daesh, ou le wahhabisme (version saoudienne du salafisme), donnent
lieu, elles aussi, encore aujourd’hui, à des dérives obscurantistes violentes.
La preuve en est le cas d’un jeune saoudien de 28 ans qui a été condamné par la
« justice » du roi Abdallah à 10 ans de prison, 2000 coups de fouet
et 4000 livres d’amende (5000 euros) pour avoir publié, via twitter, des
messages revendiquant son athéisme. En effet, en Arabie Saoudite, depuis 2014,
l’athéisme est considéré comme du terrorisme. Sur cette affaire :
-
La naïveté :
Cependant, la croyance religieuse ne
comporte pas que cette tendance à l’obscurantisme : elle est également
l’occasion de développement de la naïveté des croyants, et, donc, d’utilisation
de celle-ci par d’autres pour mettre en place une certaine domination, un
certain pouvoir. En effet, il faudrait être naïf, crédule, pour ne pas voir que
les contenus des croyances religieuses relèvent bien souvent de décisions
politiques par une institution, et non de réalités miraculeuses, surnaturelles.
Par exemple, le fait que
l’Eglise catholique célèbre la naissance du Christ le 25 décembre ne correspond
en rien à la réelle date de naissance de Jésus : l’Eglise a fixé la
célébration de la nativité le 25 décembre pour correspondre au solstice
d’hiver, et, par-là, récupérer, au compte du christianisme, la célébration païenne
qui le fêtait, les saturnales en l’honneur, comme leur nom l’indique, de
Saturne.
De la même manière, la croyance en
la virginité de Marie, mère du Christ, relève très probablement de la
naïveté : il s’agissait, pour les évangélistes qui ont inventé ce mythe,
de magnifier la personne de Jésus-Christ.
La personne même de Marie a parfois
été mise en scène pour correspondre à certaines divinités gréco-latines. Par exemple,
en Bretagne, au Yaudet, dans la chapelle Notre-Dame-du-Yaudet nommée chapelle
de la Vierge couchée, Marie correspond volontairement à la déesse Cérès (qui,
elle-même, est une reprise des déesses d’origine grecque Déméter (la
Terre-Mère) et Cybèle incarnant la nature sauvage), déesse romaine de l’agriculture,
des moissons et de la fertilité : le christianisme s’adapte à la culture
locale pour reprendre à son compte les pratiques rituelles ancestrales et les
croyances.
Ainsi, les pratiques et les
croyances chrétiennes ne semblent être que les produits de décisions
politiques, et il faut en avoir conscience pour ne pas croire naïvement que les
contenus de croyances traduisent des réalités. La religion a souvent été au service
de la politique, notamment de la politique oppressive : en faisant croire
à des lendemains qui chantent dans un au-delà, la religion peut n’être qu’un
instrument politique destiné à faire supporter aux masses pauvres et opprimées
leur condition. Ainsi, il est « suspect que la
religion soit principalement recommandée et recherchée pour les temps de misère
publique, de délabrement et d’oppression, et qu’on l’indique en guise de
consolation […] et en guise d’espérance d’un dédommagement de la perte
[subie]. » (Hegel
(1770 – 1831), Principes
de la philosophie du droit, III, III, A, Paragraphe 270, Remarque,
PUF, Page 352). La religion peut servir une politique immorale. Par exemple,
en disant aux pauvres d'espérer la richesse dans une autre vie (« les derniers
seront les premiers, et les premiers seront les derniers. » (Matthieu, 20,
16)), la religion est devenue un discours visant l'apprentissage de
l'acceptation de la pauvreté et de la domination des bourgeois :
« Qu’est-ce que la religion ? Un besoin apparu à un stade
d’évolution inférieur et dont la classe supérieure s’est servie pour tenir la
classe inférieure sous sa domination. »
August Strindberg (1849 -
1912), Suède, Petit Catéchisme à l’usage de la classe inférieure, 1886
Ainsi, le pouvoir n'a que faire de
la morale ou de la religion. Le pouvoir est a-moral et a-religieux :
« On doit bien comprendre qu’il n’est pas
possible à un prince […] d’observer dans sa conduite tout ce qui fait que les
hommes sont réputés gens de bien, et qu’il est souvent obligé, pour maintenir
l’Etat, d’agir contre l’humanité, contre la charité, contre la religion même. »
Machiavel (1469
– 1527), Italie, Le Prince, 1532 (posthume)
-
L’illusion :
Enfin, avoir des croyances
religieuses est, pour l’individu, refuser de faire appel à sa raison :
c’est en rester à des réponses enfantines aux angoisses existentielles que tout
le monde ressent. Dieu est alors ici, selon Freud, une figure paternelle ; Marie, la figure de l’amour
maternel.
Etude
de texte : Freud, L’avenir d’une
illusion :
« Ces
idées [les idées religieuses], qui professent d'être des dogmes, ne sont pas le
résidu de l'expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des
illusions, la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus
pressants de l'humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs.
Nous le savons déjà : l'impression terrifiante de la détresse infantile avait
éveillé le besoin d'être protégé - protégé en étant aimé - besoin auquel le
père a satisfait ; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la
vie a fait que l'homme s'est cramponné à un père, à un père cette fois plus
puissant. L'angoisse humaine en face des dangers de la vie s'apaise à la pensée
du règne bienveillant de la Providence divine, l'institution d'un ordre moral
de l'univers assure la réalisation des exigences de la justice, si souvent
demeurées irréalisées dans les civilisations humaines, et la prolongation de
l'existence terrestre par une vie future fournit les cadres de temps et de lieu
où ces désirs se réaliseront. Des réponses aux questions que se pose la
curiosité humaine touchant ces énigmes : la genèse de l'univers, le rapport
entre le corporel et le spirituel, s'élaborent suivant les prémisses du système
religieux. Et c'est un formidable allégement pour l'âme individuelle que de
voir les conflits de l'enfance émanés du complexe paternel - conflits jamais
entièrement résolus -, lui être pour ainsi dire enlevés et recevoir une
solution acceptée de tous.
Quand je dis : tout cela, ce sont des
illusions, il me faut délimiter le sens de ce terme. Une illusion n'est pas la
même chose qu'une erreur, une illusion n'est pas non plus nécessairement une
erreur. »
Freud, L'avenir d'une illusion, 1927, Section VI
Introduction :
Dans
cet extrait de L’avenir d’une illusion,
Freud traite de l’origine les idées, c’est-à-dire, ici, des croyances
religieuses.
Selon Freud, les croyances
religieuses sont des illusions, c’est-à-dire des représentations trouvant leur
source dans nos désirs et / ou dans
nos craintes. Ainsi, si nos croyances ne sont que des réponses inconscientes inventées par notre
psychisme pour nous éviter la frustration et la paralysie qui naîtrait de
l’absence de gestion de nos peurs, le contenu de telles croyances ne correspond
très probablement à rien de réel.
La
question qui a alors été traitée par Freud est celle de savoir si les croyances
religieuses correspondent à quelque chose de réel, ou bien si la religion est
de toute pièce inventée par l’Homme, même de manière inconsciente, pour
répondre à ses désirs et à ses peurs.
Afin de répondre à cette question, nous
verrons d’abord l’exposé de la thèse
de Freud qui consiste à qualifier les croyances religieuses d’illusions en
prenant d’abord l’exemple du besoin infantile de protection (lignes 1 à 7). Par la suite, nous étudierons d’autres
raisons, proposées par Freud, pour justifier l’origine psychologique,
psychique, des croyances religieuses (lignes 7 à 15). Enfin, nous relèverons que Freud ne cherche pas à prétendre le
contenu des croyances religieuses faux : il se contente de qualifier ces
croyances d’illusions, de dire qu’elles ne sont que probablement des erreurs
(lignes 16 à 18).
-
« Ces idées [les idées
religieuses], qui professent d'être des dogmes, ne sont pas le résidu de l'expérience
ou le résultat final de la réflexion. » (lignes 1 – 2) :
Freud commence son analyse des
croyances religieuses en leur refusant deux origines :
« l’expérience » (ligne 2) et la « réflexion ».
La croyance religieuse ne vient pas
de l’expérience car, pour ce qui est de l’existence de Dieu par exemple,
aucune preuve matérielle que l’on pourrait soumettre à un protocole
expérimental ne peut être apportée pour l’attester. De la même manière, et
parce que les croyances religieuses ne se limitent pas à considérer que Dieu
existe, l’âme, c’est-à-dire, ici, notre esprit immatériel qui est le siège de
notre conscience, ne peut être montrée par l’expérience, par
l’expérimentation : elle n’est que l’objet d’une croyance, car elle n’est
pas prouvée, observable, démontrable.
C’est ainsi que Claude Bruaire, philosophe français du
XXème siècle, montre cette absence d’expérience de l’âme en
disant que « l’âme ne se découvre pas sous le
scalpel. » (Sciences humaines et anthropologique philosophique).
Le chirurgien, le scientifique, est alors incompétent pour parler de l’âme.
La croyance religieuse ne naît pas
non plus de la réflexion. En effet, le croyant lui-même ne prétend pas que le
contenu de sa croyance dépend de la réflexion, de la culture humaine : le
contenu de la croyance est, au contraire, révélé par Dieu, par l’intermédiaire
des prophètes. Cependant, pour Freud, dire que la croyance religieuse ne vient
pas de la réflexion, ce n’est pas mettre en lumière la Révélation, mais c’est
montrer, comme il le fera par la suite, que la religion ne naît pas dans le Moi
conscient et raisonnable de l’Homme, mais au fond de son psychisme, dans son
Ca, c’est-à-dire le lieu du psychisme dans lequel sont contenus les désirs, les
pulsions.
-
« Elles [les idées religieuses]
sont des illusions, la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts,
les plus pressants de l'humanité. » (lignes 2 – 3) :
Freud théorise alors le fait que la
croyance religieuse, qui ne vient ni de l’expérience ni de la réflexion, vient,
selon lui, du désir qui réside au fond du psychisme de l’Homme sans qu’il en
ait toujours conscience. Le fait que la croyance religieuse trouve son origine
dans nos désirs pousse Freud à la qualifier d’ « illusion ». En
effet, s’illusionner, c’est prendre ses désirs pour la réalité, et c’est, selon
Freud, ce qui se passe avec le croyant. Pour prendre un autre exemple
d’illusion, nous pouvons parler de l’illusion amoureuse : l’amoureux,
comme le croyant, est celui qui confond ses désirs et ce qui est. Ainsi,
l’amoureux va voir des signes de l’amour réciproque de l’être aimé, même si, en
réalité, la personne concernée n’a même pas conscience de l’existence de cet
amoureux transi trop discret, trop timide : l’amoureux va sur-interpréter
ce qu’il voit. Stendhal, romancier français du XIXème siècle, dans La Chartreuse de Parme, définit alors
l’amour comme étant cette tendance à croire voir ce qui, pourtant, n’est pas là :
« L’amour observe des nuances invisibles à l’œil indifférent et en
tire des conséquences infinies. »
Stendhal (1783 – 1842), La Chartreuse de Parme, 1839, 18
L’ « œil indifférent »,
c’est-à-dire celui qui n’est pas amoureux, ne verra qu’une simple salutation
quand l’amoureux, lui, verra, dans le regard, les gestes, l’attitude de l’être
aimé, tout un langage qui lui est spécialement destiné. De la même manière, le
croyant, parce qu’il désire la présence de Dieu dans le monde, va la voir en
trouvant des signes, alors que celui qui n’a pas la foi, celui qui est un peu
plus raisonnable, ne verra pas dans la nature de tels signes. Parce que le
croyant aime à penser qu’il est au cœur de la création, il verra dans les
melons, par exemple, qu’ils sont prédécoupés à l’usage des hommes, là où
le scientifique ne verra qu’un melon. Ainsi, le croyant, comme l’amoureux, sont
dans l’illusion en ne voyant le réel qu’au travers du filtre de leur désir.
-
« Le secret de leur force [de
ces illusions] est la force de ces désirs. » (lignes 3 – 4) :
Plus le désir de l’amoureux ou du
croyant est fort, plus il plongera dans l’illusion, plus il se détachera peu à
peu d’un rapport raisonnable, rationnel, scientifique, objectif, au réel.
-
« Nous le savons déjà :
l'impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin
d'être protégé - protégé en étant aimé - besoin auquel le père a satisfait. »
(lignes 4 – 5) :
Freud utilise alors son premier
exemple pour justifier sa thèse qui qualifie les croyances religieuses
d’illusions : c’est parce nous avons besoin d’être protégé par une figure
paternelle que nous croyons en Dieu le Père. Freud commence donc par établir le
besoin universel d’être protégé par une figure paternelle : c’est en
raison de sa « détresse » (ligne 4), c’est-à-dire de sa peur face à
l’adversité, en raison de sa faiblesse, de son impuissance naturelle, que
l’enfant désire être « protégé » (ligne 5), « aimé », d’un
père.
-
« La reconnaissance du fait que
cette détresse dure toute la vie a fait que l'homme s'est cramponné à un père,
à un père cette fois plus puissant. » (lignes 5 à 7) :
Or, cette détresse de l’enfant ne
trouve pas sa réponse définitive dans la figure d’un père mortel et lui-même
fragile, faible, impuissant : ainsi, l’Homme s’est inventé un père
« plus puissant » (ligne 7), c’est-à-dire Dieu le Père qui protège
l’éternel enfant qu’est l’homme adulte en l’aimant. Ainsi, c’est parce que nous
craignons pour nous et désirons une figure paternelle protectrice, aimante, que
nous plongeons dans l’illusion de la croyance religieuse.
-
II / « L'angoisse humaine en face
des dangers de la vie s'apaise à la pensée du règne bienveillant de la
Providence divine » (lignes 7 – 8) :
Freud explique, qu’au-delà du besoin
de se sentir protégé, aimé par le Père, la croyance religieuse en la
Providence, c’est-à-dire en un plan divin organisant la totalité des
événements, de l’Histoire, traduit le désir humain de sens. En effet, l’homme
craint d’être confronté au Mal, et, donc, cherche religieusement à donner du
sens à ce Mal, c’est-à-dire l’occasion d’un plus grand bien dans l’ordre de la
Providence, dans l’ordre pré-vu par Dieu absolument sage. C’est ce qu’illustre
la parabole biblique du bon grain et de l’ivraie : l’ivraie est une
mauvaise herbe qui pousse inexorablement avec le blé, comme le Mal co-existe
inévitablement avec le Bien, car, sans ombre, on ne pourrait distinguer la
lumière, comme l’illustre la technique artistique, en peinture, du
clair-obscur.
Texte :
Bible : La parabole du bon grain et de l’ivraie
Ainsi, la croyance religieuse en la
Providence cherche à rendre raison de l’existence du Mal, pour ne pas nous
laisser dans l’angoisse face à une situation sans explication satisfaisante,
supportable.
-
« l'institution d'un ordre
moral de l'univers assure la réalisation des exigences de la justice, si
souvent demeurées irréalisées dans les civilisations humaines » (lignes 8
– 9) :
De la même manière, le religieux
s’invente une justice divine pour supporter l’injustice ici-bas, comme il
s’invente la Providence pour pouvoir vivre avec le Mal dans le monde. En effet,
dans le monde des hommes, la justice n’étant pas souvent respectée, c’est-à-dire
que les vertueux peuvent connaître le malheur, comme l’a montré Sade dans Justine ou Les infortunes de la vertu, l’Homme a besoin de plonger dans
l’illusion d’une justice supérieure, à laquelle aucun criminel ne peut
échapper : cette justice, c’est celle du Jugement Dernier, lorsque le
Christ reviendra sur Terre juger les âmes des vivants et des morts.
-
« et la prolongation de
l'existence terrestre par une vie future fournit les cadres de temps et de lieu
où ces désirs se réaliseront. » (lignes 9 à 11) :
De même, l’Homme craint la mort, la
cessation de son existence, et désire l’immortalité, le fait de n’être plus
sujet au temps, comme nous l’avons étudié (voir leçon 1). Ainsi, le religieux
va espérer, de manière illusoire, que la mort n’est pas la fin, mais le début
d’une autre forme d’existence, immatérielle, dans un au-delà, et qu’il
atteindra, par sa mort physique, la vie éternelle de son âme, près de Dieu.
Ainsi, que ce soit la croyance en la
Providence, au Jugement Dernier, ou à la vie éternelle dans l’au-delà, c’est
toujours le désir de l’homme qui est à l’origine de l’illusion
religieuse : le désir de sens, de justice, et d’éternité.
-
« Des réponses aux questions
que se pose la curiosité humaine touchant ces énigmes : la genèse de l'univers,
le rapport entre le corporel et le spirituel, s'élaborent suivant les prémisses
du système religieux. » (lignes 11 à 13) :
Comme nous avons dit que l’homme a
besoin de sens lorsqu’il est confronté au Mal, il a également besoin de
réponses lorsqu’il est confronté à des questions qui n’en trouvent pas par la
science. Il en va ainsi de la question de la « genèse de l’univers »
(ligne 12) : le scientifique avancera la théorie du Big-Bang, c’est-à-dire
l’explosion d’une matière originelle libérant de l’énergie et des particules
constituant les différents éléments de l’univers actuel, pour expliquer
l’origine de ce qui est. Cependant, s’il y a eu explosion originelle, d’où
vient ce qui a explosé ? Pour s’en sortir, l’esprit humain a besoin de
recourir à une cause première, une cause qui n’a pas de cause, une cause qui se
cause elle-même, et c’est justement là l’une des définitions que l’on peut
donner de Dieu qui est causa sui.
Ainsi, la croyance religieuse vient au secours de l’esprit humain qui a le désir
d’expliquer ce qui est.
De la même manière, pour ce qui est
du « rapport entre le corporel et le spirituel » (ligne 12), la
croyance religieuse a établi la croyance en l’âme qui gouverne le corps, et qui
interagit avec lui, bien que penser la communication entre le matériel et
l’immatériel a pu poser des problèmes logiques aux philosophes tels que
Descartes (philosophe français du XVIIème siècle), Leibniz
(philosophe allemand du XVIIIème siècle) ou Malebranche (philosophe
français du XVIIIème siècle).
Ainsi, la pensée religieuse permet à
l’Homme d’affronter et ses peurs, et ce qu’il ne comprend pas.
-
« Et c'est un formidable
allégement pour l'âme individuelle que de voir les conflits de l'enfance émanés
du complexe paternel - conflits jamais entièrement résolus -, lui être pour
ainsi dire enlevés et recevoir une solution acceptée de tous. » (lignes 13
à 15) :
Freud estime alors que les croyances
religieuses sont des stratagèmes inconscients de notre psychisme pour gérer nos
névroses, c’est-à-dire nos affections psychiques nées du rapport
conflictuel avec la figure paternelle, rapport conflictuel que la psychanalyse
freudienne pense universel.
-
III / « Quand je dis : tout cela, ce
sont des illusions, il me faut délimiter le sens de ce terme. Une illusion
n'est pas la même chose qu'une erreur, une illusion n'est pas non plus
nécessairement une erreur. » (lignes 16 à 18) :
Après avoir théorisé et illustré le
fait que les croyances religieuses sont des illusions, c’est-à-dire des
produits de la crainte et du désir, Freud prend des précautions en prenant le
temps de distinguer l’illusion de l’erreur. En effet, ce n’est pas parce que le
croyant désire que Dieu existe que Dieu n’est qu’une invention de
l’Homme : il est fort probable que cela soit le cas, mais, en distinguant
l’illusion de l’erreur, Freud admet la possibilité, dans sa pensée, que Dieu
existe bel et bien, et que, par un concours merveilleux de coïncidences, tous
les désirs de l’Homme se voient réalisés (amour protecteur de Dieu, Providence,
Jugement Dernier, vie éternelle, Création, âme).
Ainsi, tant en ce qui concerne
l’instrumentalisation de la religion au profit du pouvoir, qu’en ce qui
concerne la naïveté et l’illusion liées à la croyance religieuse, on peut
considérer, dans une conception athée, c’est-à-dire qui nie l’existence même de
Dieu et de tout ce qui s’y rapporte, que l’ensemble des croyances religieuses
relèvent de l’invention humaine. Ainsi, ce ne serait pas Dieu qui aurait fait
l’Homme, comme le prétend le discours religieux, mais, au contraire, l’Homme
qui aurait fait Dieu : c’est de l’irréligion.
« Le fondement de la
critique irréligieuse est : c’est
l’homme qui fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait
l’homme. »
Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel,
1843 - 1844
Si l’Homme a créé Dieu, et non Dieu
qui a créé l’Homme, Dieu ne serait alors que l’inverse des défauts humains,
alors changés en qualités : c’est ce que théorise le philosophe allemand
du XIXème siècle Feuerbach
dans L’Essence du christianisme
[1841]. Ainsi, si l’homme est pauvre, son dieu sera riche ; si
l’homme est malade, son dieu sera sain ; si l’homme est triste, son dieu
sera joyeux ; si l’homme est humilié, son dieu sera glorifié. Dieu sert
alors de réconfort à l’Homme :
« Les hommes n’ont jamais si volontiers recours à la dévotion que
lorsqu’ils sont abattus par le chagrin ou déprimés par la maladie. »
Hume (philosophe anglais du
XVIIIème siècle),
Dialogues sur la religion naturelle, 1779 (posthumes), 12ème
partie
Or, pour certains, le fait d'avoir
besoin du discours religieux pour être réconforté du chagrin, de la maladie, de
la mort, est un aveu de faiblesse. Il faudrait alors faire un effort sur soi
pour surmonter sa peur, et non rester, comme un enfant, dans le giron rassurant
de la religion. Le religieux, c'est-à-dire celui qui dispose du pouvoir dans
l'institution religieuse profitera d'ailleurs de notre faiblesse enfantine si
nous n'affrontons pas courageusement nos peurs :
« Là où il y a des troupeaux, c'est l'instinct de
faiblesse qui a voulu le troupeau, et l'astuce du prêtre qui l'a organisé. »
Nietzsche, Généalogie
de la morale, 1887, 3ème dissertation, Paragraphe 18, GF, Page
154
Cela s'adresse tout particulièrement
au christianisme :
« Le Christianisme ne prêche que servitude et dépendance. Son esprit
est trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite pas toujours. Les
vrais Chrétiens sont faits pour être esclaves, ils le savent et ne s’en
émeuvent guère. »
Rousseau, Du Contrat social, IV,
VIII, GF, Page 177
« une société de vrais chrétiens ne serait plus une société
d’hommes. »
Ibid., Page 175
C / La foi sans la raison :
Nous avons dit que la religion est
déraisonnable, tant sur le plan social que sur le plan individuel, en un sens
critique, péjoratif.
Pourtant, la foi religieuse se vit
ainsi, c’est-à-dire distincte de la raison. La croyance religieuse naît dans le
cœur, et non dans la raison, dans le discours rationnel, d’où ce que dit Pascal dans les Pensées :
« Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. »,
phrase qui a été réinterprétée, à tort, par les sentimentalistes qui en font un
éloge niais de l’amour. Ici, le cœur est entendu comme le lieu d’une
connaissance intuitive de Dieu, d’un sentiment de Sa présence.
D’ailleurs, une conversion n’a pas
lieu à la suite d’un discours argumenté, mais suite à un choc émotionnel dont
le discours du prêcheur n’est qu’un moyen possible.
Dans le film
Des hommes et des dieux (2010), un vieux moine
explique à une jeune fille ce qui l’a mené à la vie religieuse il y a 60 ans,
et il compare cela au fait de tomber amoureux.
Vivre sa foi
religieuse, c’est donc ne pas faire appel à dieu comme à un concept en vue
d’argumenter, mais c’est entrer en contact avec la, ou les personne(s) qu’est
Dieu. Il nous faut ici distinguer la philosophie de la religion.
Nombreux sont les doctrines
philosophiques qui font référence à dieu, le platonisme et le plotinisme
notamment. Cependant, dans leurs discours, dieu n'est ici qu'un argument pour
rendre raison, pour expliquer un événement ou un système construit par le(s)
philosophe(s). Le dieu du philosophe n'est pas un dieu auquel nous allons
rendre un culte. En effet, aucune religion ne se revendique platonicienne au
point d'adorer l'Un-Bien à proprement parler.
A l'inverse, le Dieu, en religion,
est une personne avec laquelle le croyant entretient une relation sentimentale
particulière, ce qui ne peut être le cas avec un argument. L'argument est
froid, objectif, alors que Dieu est chaleureux, comme un bon Père.
C'est cette distinction entre
l'utilisation de dieu en philosophie et la croyance en Dieu en religion que
note Pascal lorsqu'il oppose dieu à Dieu :
« Le dieu des philosophes et des savants n'est pas le
Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. »
Pascal
Etude de
texte : Pascal, Pensées
« Je
n’entreprendrai pas ici de prouver par des raisons naturelles, ou l’existence
de Dieu, ou la Trinité, ou l’immortalité de l’âme, ni aucune des choses de
cette nature ; non seulement parce que je ne me sentirais pas assez
fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athées endurcis, mais
encore parce que cette connaissance, sans Jésus-Christ, est inutile et stérile.
Quand un homme serait persuadé que les proportions des nombres sont des vérités
immatérielles, éternelles et dépendantes d’une première vérité en qui elles
subsistent, et qu’on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour
son salut.
Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement
auteur des vérités géométriques et de l’ordre des éléments […]. Mais le Dieu d’Abraham,
le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens, est un Dieu d’amour
et de consolation ; c’est un Dieu qui remplit l’âme et le cœur de ceux
qu’il possède ; c’est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur
misère, et sa miséricorde infinie ; qui s’unit au fond de leur âme ;
qui la remplit d’humilité, de joie, de confiance, d’amour ; qui les rend
incapables d’autre fin que de lui-même. »
Pascal,
Pensées, 1669 (posthumes),
Brunschvicg 556 / Lafuma 449, Seuil, 1963, Page 558
Introduction :
Dans
cette pensée, Pascal aborde la différence qu’il y a entre un dieu pensé par la
raison, et Dieu que le croyant prie.
Selon Pascal, Dieu n’est ni à
démontrer ni même à comprendre, mais avant tout à ressentir, dans un contact
intime entre le croyant qui a la foi et la personne qu’est Dieu. Pascal pose
alors ce rapport particulier à Dieu, en dehors même de l’usage de la raison, au
moment où il s’interroge sur comment s’adresser aux athées, comment faire du
prosélytisme, c’est-à-dire diffuser la foi, ici chrétienne. Or, l’athée ne peut
être converti par la raison, car, s’il suffisait d’un discours rationnel pour
se mettre à croire, tout le monde, car tout le monde est doué de bon sens,
serait croyant. Ainsi, si l’athée ne peut être converti par la rationalité, il
ne peut l’être que s’il est réceptif à ce discours qui parle d’un contact particulier,
intime, avec Dieu, discours que tient ici Pascal.
La
question est alors ici de savoir comment convertir un athée : par la
raison, ou par le cœur ?
Afin de répondre à cette question, nous
verrons d’abord pourquoi Pascal
décide de ne pas employer la raison, le discours reposant sur la démonstration
logique, pour parler aux athées (lignes 1 à 4). Nous étudierons, par la suite, que Pascal s’oppose à
un rapport rationalisé à Dieu (lignes 5 à 7). Enfin, nous nous confronterons au discours prosélyte chrétien de
Pascal pour préciser quel est ce Dieu avec lequel le croyant est en rapport
(lignes 7 à 14).
-
« Je n’entreprendrai pas ici de
prouver par des raisons naturelles, ou l’existence de Dieu, ou la Trinité, ou
l’immortalité de l’âme, ni aucune des choses de cette nature ; non
seulement parce que je ne me sentirais pas assez fort pour trouver dans la
nature de quoi convaincre des athées endurcis » :
Pascal explique d’abord qu’il ne va
pas chercher à démontrer les idées religieuses par la raison car cela ne serait
pas efficace face aux athées. En effet, si je cherche, par exemple, à
prouver que Dieu existe par la raison, en trouvant des preuves, de miracles de
guérison par exemple, l’athée pourra toujours n’être pas convaincu et
dire que ce que l’on appelle miracle aujourd’hui trouvera plus tard, avec le
progrès scientifique, son explication logique. Par exemple, le miracle
des noces de Cana (Jean, 2, 1 à 11), c’est-à-dire lorsque le Christ change
l’eau en vin, peut être expliqué par la raison dans une conception athée :
les résidus de vin au fond des jarres auraient donné la couleur du vin à l’eau.
De la même manière, les guérisons réalisées grâce au Christ ne sont peut-être
pas des miracles, mais des guérisons
permises par l’état d’esprit d’espérance des malades qui croisaient Jésus.
Enfin, le miracle final du Christ, c’est-à-dire sa Résurrection, peut n’être
qu’une invention, et le fait que l’on n’ait pas retrouvé le corps de Jésus
serait juste la conséquence d’un déplacement de son corps, et non une preuve de
sa résurrection.
-
« mais encore parce que cette
connaissance, sans Jésus-Christ, est inutile et stérile. » (ligne
4) :
Le fait que l’athée puisse toujours
trouver une autre explication que celle proposée par le religieux n’est pas la
seule raison du refus de Pascal de passer par la raison pour parler de Dieu. En
effet, il estime que celui qui comprend rationnellement tout le discours religieux,
mais qui n’a pas rencontré le Christ, ne sera pas pleinement religieux :
pour croire, il ne suffit pas de comprendre, il faut être touché
intérieurement, sentir la présence bienveillante de Dieu. N’avoir accès qu’à la
compréhension de la religion par la raison est alors « inutile et
stérile » : c’est une connaissance technique mais qui ne peut
transformer la vie de celui qui l’atteint. Or, la religion n’est pas seulement
un aspect de la culture : cela doit donner lieu à un changement de vie,
pour se mettre au service de Dieu.
-
II / « Quand un
homme serait persuadé que les proportions des nombres sont des vérités
immatérielles, éternelles et dépendantes d’une première vérité en qui elles
subsistent, et qu’on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour
son salut. » (lignes 5 à 7) :
Pascal
s’attaque alors à ceux qui n’abordent la religion que par la raison :
ceux-là ne peuvent connaître le salut de leur âme car ils manquent le contact
primordial avec le Christ. Ils ne comprennent que la nature de ce qu’est Dieu,
c’est-à-dire le Créateur éternel garant de la vérité. En parlant de ces savants
qui savent parler de Dieu sans y croire, sans l’avoir rencontré, Pascal vise
particulièrement Descartes, qui parle de Dieu dans ses Méditations métaphysiques (1641), mais en utilisant Dieu uniquement
comme un argument s’insérant dans un système philosophique, ce qui, aux yeux de
Pascal, n’est pas légitime, n’est pas religieux.
-
III / « Le
Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques
et de l’ordre des éléments […]. Mais le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le
Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens, est un Dieu d’amour et de consolation. »
(lignes 8 à 10) :
Pascal
précise alors que Dieu, pour le religieux, pour le croyant, n’est pas un
argument froid, mais une personne qui aime et qui console, comme cette personne
qu’est Yahvé qui a guidé les patriarches juifs que sont Abraham, Isaac et
Jacob. Ainsi, pour véritablement parler légitimement de Dieu, il ne s’agit pas
d’abord de comprendre, mais plutôt de se rendre réceptif à l’amour de Dieu qui
nous console en nous pardonnant nos péchés, péchés auxquels nous n’échappons
pas étant donné que tout homme est entaché du péché originel et a donc besoin
d’être touché par la grâce de Dieu pour être sauvé, conception que Pascal
reprend à Saint-Augustin.
-
« C’est un Dieu qui remplit l’âme et le cœur de
ceux qu’il possède. » (lignes 10 – 11) :
Selon
Pascal, il ne s’agit pas de parler rationnellement de Dieu comme le fait
Descartes, mais de laisser Dieu entrer en soi, emplir notre âme, notre cœur,
notre intimité : celui qui a laissé Dieu entrer en lui est alors illuminé
par sa présence, réchauffé, sauvé.
-
« C’est un Dieu qui leur fait sentir
intérieurement leur misère, et sa miséricorde infinie. » (lignes 11 –
12) :
Le parcours
du chrétien est alors de reconnaître qu’il a besoin d’être sauvé, pour accepter
l’aide de Dieu qui pardonne à celui qui a purifié son cœur en l’ouvrant. C’est
ce parcours que réalise Pascal dans ses Pensées,
comme Saint-Augustin le réalise dans ses Confessions,
comme dans toute confession.
-
« [C’est un Dieu] qui s’unit au fond de leur
âme ; qui la remplit d’humilité, de joie, de confiance, d’amour. »
(lignes 12 – 13) :
Le
parcours, de l’ « humilité » (ligne 13) à la « joie », de
la misère au salut, est alors le parcours représenté par le Christ lui-même,
qui est descendu aux enfers avant d’être ressuscité (Actes, 2, 31 –
32 : « Christ qui, en effet,
n’a pas été abandonné à l’Hadès, et dont la chair n’a pas vu la corruption : Dieu l’a ressuscité, ce
Jésus. ») : le christianisme est alors une forme de dialectique,
c’est-à-dire de dépassement d’un premier moment. C’est la lecture que
proposerait Hegel.
-
« [C’est un Dieu] qui les rend incapables d’autre
fin que de lui-même. » (lignes 13 – 14) :
Celui qui,
alors, est touché par Dieu n’oriente alors sa vie qu’en fonction de cette
relation particulière qu’il entretient avec Dieu : c’est à cela qu’aspire
Pascal.
Ainsi, la
foi semble se revendiquer comme étant en dehors de la raison : elle repose
avant tout sur le cœur, c’est-à-dire sur le fait de ressentir la présence de
Dieu dans le monde et en soi. Ce ressenti n’est alors pas toujours facilement
communicable, d’où la difficulté de convertir quelqu’un.
Transition :
Cependant,
il ne faut pas caricaturer le point de vue religieux en en faisant un rejet
total de la raison, de la réflexion humaine rationnelle. En effet, la raison
humaine a tout de même sa place dans le discours religieux, bien qu'il soit
subordonné au règne de la foi, du cœur, de la croyance. En somme, les arguments
rationnels viennent appuyer la foi.
II / De la raison en religion :
A / Le cœur connaît autrement que la raison :
Bien que nous ayons dit que le cœur
précédait la raison dans la genèse de l’attitude religieuse, il ne faut pas
occulter le fait que ces deux règnes se complètent.
Le cœur sans la raison ferait de
l’attitude religieuse un ensemble de sentiments confus que notre conscience ne
parviendrait pas à comprendre.
La raison sans le cœur ferait de
nous des théologiens, des savants de la religion, mais non des croyants vivant
leur foi.
Ainsi, la foi a besoin de la raison,
comme la raison de la foi.
Le règne du cœur n’entre alors pas
en contradiction avec celui de la raison. On peut ici dire, avec Pascal, que le
cœur est la faculté de connaître immédiatement, intuitivement, alors que la
raison nous fait comprendre notre relation avec Dieu. Le cœur permet donc,
comme la raison mais d’une autre manière, une connaissance, immédiate,
intuitive ici. Afin de prouver qu’une connaissance intuitive, qui ne dépend pas
d’un usage de la raison, de la démonstration, de la réflexion logique, Pascal
montre que nous connaissons des axiomes, par exemple les axiomes
mathématiques, sans que nous ayons besoin de réfléchir pour atteindre cette
connaissance : nous savons sans y penser que les nombres sont infinis,
qu’il y a trois dimensions dans l’espace, qu’il y a du mouvement, etc.
Définition : Axiome = Enoncé indiscuté.
Vérité admise par tous. Vérité admise sans démonstration et sur laquelle se
fonde une science, un raisonnement.
Pascal attribue la connaissance
intuitive au cœur en reprenant à Descartes le sens du terme « intuition »,
l’intuition étant considérée comme une manière de connaître immédiatement, sans
réflexion (comme le cœur connaît Dieu pour Pascal) : on a nécessairement
recours à l’intuition pour connaître, notamment en géométrie.
Texte
de Descartes : Intuition
« rapportons ici les
moyens par lesquels notre entendement peut s’élever à la connoissance sans
crainte de se tromper. Or il en existe deux, l’intuition et la déduction. Par intuition j’entends non le
témoignage variable des sens, ni le jugement trompeur de l’imagination
naturellement désordonnée, mais la conception d’un esprit attentif, si
distincte et si claire qu’il ne lui reste aucun doute sur ce qu’il
comprend ; ou, ce qui revient au même, la conception évidente d’un esprit
sain et attentif, conception qui naît de la seule lumière de la raison, et est
plus sûre parce qu’elle est plus sim-ple que la déduction elle-même, qui
cependant, comme je l’ai dit plus haut, ne peut manquer d’être bien faite par
l’homme. C’est ainsi que chacun peut
voir intuitivement qu’il existe, qu’il pense, qu’un triangle est terminé par
trois lignes, ni plus ni moins, qu’un globe n’a qu’une surface, et tant
d’autres choses qui sont en plus grand nombre qu’on ne le pense communément,
parce qu’on dédaigne de faire attention à des choses si faciles. […]
On pourroit peut-être se demander pourquoi à l’intuition nous ajoutons cette autre manière de connoitre par déduction, c’est-à-dire par l’opération, qui d’une chose dont nous avons la connoissance certaine, tire des conséquences qui s’en déduisent nécessairement. Mais nous avons dû admettre ce nouveau mode ; car il est un grand nombre de choses qui, sans être évidentes par elles-mêmes, portent cependant le caractère de la certitude, pourvu qu’elles soient déduites de principes vrais et incontestés par un mouvement continuel et non interrompu de la pensée, avec une intuition distincte de chaque chose ; tout de même que nous savons que le dernier anneau d’une longue chaîne tient au premier, encore que nous ne puissions embrasser d’un coup d’œil les anneaux intermédiaires, pourvu qu’après les avoir parcourus successivement nous nous rappelions que, depuis le premier jusqu’au dernier, tous se tiennent entre eux. Aussi distinguons-nous l’intuition de la déduction, en ce que dans l’une on conçoit une certaine marche ou succession, tandis qu’il n’en est pas ainsi dans l’autre, et en outre que la déduction n’a pas besoin d’une évidence présente comme l’intuition, mais qu’elle emprunte en quelque sorte toute sa certitude de la mémoire ; d’où il suit que l’on peut dire que les premières propositions, dérivées immédiatement des principes, peuvent être, suivant la manière de les considérer, connues tantôt par intuition, tantôt par déduction ; tandis que les principes eux-mêmes ne sont connus que par intuition, et les conséquences éloignées que par déduction. »
On pourroit peut-être se demander pourquoi à l’intuition nous ajoutons cette autre manière de connoitre par déduction, c’est-à-dire par l’opération, qui d’une chose dont nous avons la connoissance certaine, tire des conséquences qui s’en déduisent nécessairement. Mais nous avons dû admettre ce nouveau mode ; car il est un grand nombre de choses qui, sans être évidentes par elles-mêmes, portent cependant le caractère de la certitude, pourvu qu’elles soient déduites de principes vrais et incontestés par un mouvement continuel et non interrompu de la pensée, avec une intuition distincte de chaque chose ; tout de même que nous savons que le dernier anneau d’une longue chaîne tient au premier, encore que nous ne puissions embrasser d’un coup d’œil les anneaux intermédiaires, pourvu qu’après les avoir parcourus successivement nous nous rappelions que, depuis le premier jusqu’au dernier, tous se tiennent entre eux. Aussi distinguons-nous l’intuition de la déduction, en ce que dans l’une on conçoit une certaine marche ou succession, tandis qu’il n’en est pas ainsi dans l’autre, et en outre que la déduction n’a pas besoin d’une évidence présente comme l’intuition, mais qu’elle emprunte en quelque sorte toute sa certitude de la mémoire ; d’où il suit que l’on peut dire que les premières propositions, dérivées immédiatement des principes, peuvent être, suivant la manière de les considérer, connues tantôt par intuition, tantôt par déduction ; tandis que les principes eux-mêmes ne sont connus que par intuition, et les conséquences éloignées que par déduction. »
Descartes, Règles pour la
direction de l’esprit, 1684 (posthumes), Règle troisième
Pascal reprend cette distinction
cartésienne entre la déduction et l’intuition en parlant de la nécessité de
l’intuition, notamment en géométrie, pour prouver que notre cœur connaît,
intuitivement
Texte
de Pascal : Intuition géométrie
« je reviens à l’explication du véritable
ordre, qui consiste, comme je disais, à tout définir et à tout prouver.
Certainement cette méthode serait belle, mais elle est absolument impossible : car il est évident que les premiers termes qu’on voudrait définir, en supposeraient de précédents pour servir à leur explication, et que de même les premières propositions qu’on voudrait prouver en supposeraient d’autres qui les précédassent ; et ainsi il est clair qu’on n’arriverait jamais aux premières.
Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive nécessairement à des mots primitifs qu’on ne peut plus définir, et à des principes si clairs qu’on n’en trouve plus qui le soient davantage pour servir à leur preuve. D’où il paraît que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit dans un ordre absolument accompli.
Mais il ne s’ensuit pas de là qu’on doive abandonner toute sorte d’ordre. Car il y en a un, et c’est celui de la géométrie, qui est à la vérité inférieur en ce qu’il est moins convaincant, mais non pas en ce qu’il est moins certain. Il ne définit pas tout et ne prouve pas tout, et c’est en cela qu’il lui cède ; mais il ne suppose que des choses claires et constantes par la lumière naturelle, et c’est pourquoi il est parfaitement véritable, la nature le soutenant au défaut du discours. Cet ordre, le plus parfait entre les hommes, consiste non pas à tout définir ou à tout démontrer, ni aussi à ne rien définir ou à ne rien démontrer, mais à se tenir dans ce milieu de ne point définir les choses claires et entendues de tous les hommes, et de définir toutes les autres ; et de ne point prouver toutes les choses connues des hommes, et de prouver toutes les autres. Contre cet ordre pèchent également ceux qui entreprennent de tout définir et de tout prouver et ceux qui négligent de le faire dans les choses qui ne sont pas évidentes d’elles-mêmes.
C’est ce que la géométrie enseigne parfaitement. Elle ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce que ces termes-là désignent si naturellement les choses qu’ils signifient, à ceux qui entendent la langue, que l’éclaircissement qu’on en voudrait faire apporterait plus d’obscurité que d’instruction. »
Certainement cette méthode serait belle, mais elle est absolument impossible : car il est évident que les premiers termes qu’on voudrait définir, en supposeraient de précédents pour servir à leur explication, et que de même les premières propositions qu’on voudrait prouver en supposeraient d’autres qui les précédassent ; et ainsi il est clair qu’on n’arriverait jamais aux premières.
Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive nécessairement à des mots primitifs qu’on ne peut plus définir, et à des principes si clairs qu’on n’en trouve plus qui le soient davantage pour servir à leur preuve. D’où il paraît que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit dans un ordre absolument accompli.
Mais il ne s’ensuit pas de là qu’on doive abandonner toute sorte d’ordre. Car il y en a un, et c’est celui de la géométrie, qui est à la vérité inférieur en ce qu’il est moins convaincant, mais non pas en ce qu’il est moins certain. Il ne définit pas tout et ne prouve pas tout, et c’est en cela qu’il lui cède ; mais il ne suppose que des choses claires et constantes par la lumière naturelle, et c’est pourquoi il est parfaitement véritable, la nature le soutenant au défaut du discours. Cet ordre, le plus parfait entre les hommes, consiste non pas à tout définir ou à tout démontrer, ni aussi à ne rien définir ou à ne rien démontrer, mais à se tenir dans ce milieu de ne point définir les choses claires et entendues de tous les hommes, et de définir toutes les autres ; et de ne point prouver toutes les choses connues des hommes, et de prouver toutes les autres. Contre cet ordre pèchent également ceux qui entreprennent de tout définir et de tout prouver et ceux qui négligent de le faire dans les choses qui ne sont pas évidentes d’elles-mêmes.
C’est ce que la géométrie enseigne parfaitement. Elle ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce que ces termes-là désignent si naturellement les choses qu’ils signifient, à ceux qui entendent la langue, que l’éclaircissement qu’on en voudrait faire apporterait plus d’obscurité que d’instruction. »
Pascal, De l’Esprit géométrique et de l’Art de persuader, 1657
Ainsi, si toute connaissance ne
repose pas nécessairement sur la démonstration rationnelle, logique, alors on
pourrait aller jusqu’à dire, avec Pascal, que le croyant connaît Dieu, en le
ressentant en lui et dans le monde.
Texte
de Pascal : Cœur
« Nous connaissons
la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c’est de cette dernière sorte
que nous connaissons les premiers
principes, et c’est en vain que le raisonnement qui n’y a point de part
essaye de les combattre. Les pyrrhoniens qui n’ont que cela pour objet, y
travaillent inutilement. Nous savons que
nous ne rêvons point ; quelque impuissance où nous soyons de le
prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse
de notre raison, mais non point l’incertitude de toutes nos connaissances,
comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme
qu’il y a espace, temps, mouvement, nombres, est aussi ferme qu’aucune de
celles que nos raisonnements nous donnent. Et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison
s’appuie, et qu’elle y fonde tout son discours. Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les
nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point
deux nombres carrés dont l’un soit le double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et
le tout avec certitude, quoique par différentes voies. Et il est aussi ridicule
et inutile que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes,
pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la
raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre, pour vouloir
les recevoir.
Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire. »
Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire. »
Pascal Pensées, 1669 (posthumes), Brunschvicg, 282
Dans ce
texte, Pascal montre que le cœur, l’intuition, l’instinct, qui, peut-on dire,
connaît Dieu chez le croyant, nous permet d’atteindre cette certitude
intérieure que nous ne sommes pas dans un rêve, bien que, comme le rappelle les
pyrrhoniens, c’est-à-dire les sceptiques disciples de Pyrrhon d’Elis,
philosophe du IVème – IIIème siècle avant Jésus-Christ,
et même, plus généralement, ceux qui doutent, comme Descartes au début de ses Méditations métaphysiques, nous
rappellent que nous ne pouvons pas le prouver, que nous ne pouvons prouver que
nous vivons dans le monde réel.
Le fait de
souligner que nous ne savons qu’intuitivement que nous ne rêvons pas, que, plus
généralement, nous vivons dans le vrai monde, est un thème récurrent de la
littérature philosophique, et, plus récemment, de la science-fiction :
-
Descartes, au début de ses Méditations métaphysiques utilise l’argument du rêve, mais pas
seulement : dans son doute méthodique en vue d’établir une vérité
indubitable, il estime que les passants qu’il voit passer par sa fenêtre ne
sont peut-être que des automates, que « des chapeaux et des manteaux »
montés sur ressort.
-
Dans la science-fiction, le film The Matrix
(1999) montre que le héros, Néo, sait intuitivement, sans pouvoir réellement
l’expliquer, que le monde dans lequel il vit n’est pas, ne peut être, la seule
réalité qu’il soit. Il se trouve que son intuition se voit vérifiée lorsque
Morphéus vient lui proposer de rejoindre la résistance, dans le vrai monde, en
piratant la matrice, c’est-à-dire ce monde, que Néo pensait réel jusque-là,
mais qui n’est, en réalité, que le résultat d’impulsions électriques envoyées
dans le cerveau des humains pris au piège des machines qui cultivent l’humanité
en profitant de la chaleur, donc, de l’énergie, dégagée par les corps mis en
stase, l’esprit des hommes étant plongé dans la matrice.
-
Plus simplement, dans le film The Truman Show
(1998), le héros a l’intuition, lui aussi, que le monde qu’il voit n’est
pas ce qu’il semble être, bien qu’il n’en ait aucune preuve. Son intuition se
voit également vérifiée : en réalité, toute sa vie est programmée par
l’émission de télé-réalité qui le suit depuis sa naissance.
Alors
qu’il n’a pas encore accès à cette vérité, Truman se met à sa fenêtre pour
vérifier que la voiture qui vient de passer ne fait pas que passer constamment
en faisant le tour du quartier (qui, en réalité, est le plateau de
télévision) : pour faire cette démarche de vérification, Truman a donc
bien eu l’intuition que le monde dans lequel il vivait n’allait pas comme il
devrait.
-
Plus récemment, cette mécanique selon laquelle le
monde dans lequel nous vivons est peut-être subordonné à un vrai monde qui nous
échappe encore, mécanique utilisée par les fictions, est employée dans le
sketch de la compagnie Golden Moustache intitulé : « Le canular »
(2014). Dans cette fiction, le personnage piégé se voit révéler que toute sa
vie n’est qu’une caméra cachée, et il essaie de se défendre contre ce qu’on lui
révèle, renforçant ainsi, à ses dépens, l’argumentaire en faveur du doute.
Vidéo : Golden Moustache, « Le canular » (4’40)
Ainsi, même
si nous n’en avons aucune preuve, nous savons intérieurement que nous ne sommes
pas dans un rêve, que les autres que nous voyons ne sont pas des robots, que
nous ne sommes pas contrôlés, manipulés par les machines, que nous ne sommes ni
dans une télé-réalité ni dans une caméra cachée : le cœur connaît donc
quelque chose, et, de ce fait, nous pourrions dire que le croyant sent la
présence, l’existence de Dieu et tout ce qui s’y rapporte, comme il peut sentir
d’autres choses qui n’ont pas besoin, qui ne peuvent être démontrées.
B / La religion comme démarche rationnelle : le
pari de Pascal.
En un sens, la raison peut même
précéder le cœur, en cela que rationnellement, il serait préférable pour nous
de croire plutôt que de ne pas croire. Il y aurait plus d’avantages à croire
qu’à ne pas croire, ne serait-ce qu’en vue de l’au-delà, du Jugement Dernier. En
effet, si Dieu existe, l’impie ira en Enfer et le religieux au Paradis, et, si
Dieu n’existe pas, l’impie aura connu l’orgueil quand le religieux aura connu
l’humilité. Ainsi, l’être rationnel, calculateur, a meilleur compte de chercher
à croire plutôt que de continuer à vivre sa vie en profane, en impie, notamment
parce qu’il risque l’Enfer. La raison nous pousserait alors, par un simple
calcul des avantages que nous pourrions retirer de la relation avec Dieu, à se
mettre volontairement à prier, dans une église, en attendant la grâce :
c’est le pari que propose Pascal. Il y a donc bien un usage de la raison qui
précède la grâce, le règne du cœur. Il faut ici vivre comme si Dieu existait,
sans en être sûr, dans le doute. En répétant le fait de jouer à croire, nous
nous mettrons à croire, par la force de l’habitude. Ici, nous attendrons la grâce
de Dieu.
Une telle présentation de la
démarche religieuse (entrer dans une église, prier, et attendre la grâce) peut
ne pas être l’avis de Pascal : il dénoncerait peut-être, par-là, ceux qui
se comportent ainsi et qui se font religieux par calcul, par intérêt, donc par
égoïsme, par orgueil. L’aspect parcellaire des Pensées, qui est une œuvre inachevée, ne nous permet pas de nous
prononcer sur le sens à accorder au pari de Pascal.
C / La théologie :
La religion
ne se prive pas de l’usage de la raison : en religion, il y a aussi une
argumentation pour convaincre, pour comprendre, notamment la nature de Dieu.
Ainsi, le domaine du cœur, avec lequel nous entrons en contact avec Dieu, est
complété par le domaine de la raison, de la réflexion :
« La conduite de Dieu, qui dispose toutes choses
avec douceur, est de mettre la religion dans l’esprit par les raisons, et dans
le cœur par la grâce. »
Pascal, Pensées, 1669 (posthumes)
La théologie
est alors la religion « dans l’esprit » grâce à la raison.
Définition : Théologie = Science qui traite de Dieu, de Son existence et de
Ses attributs, soit par l’argumentation (théologie rationnelle ou critique),
soit par l’étude des textes sacrés (théologie révélée ou dogmatisme).
La théologie cherche à rendre
rationnelle, logique, cohérente, la croyance religieuse. Pour le théologien, il
est inconcevable que le croyant puisse croire en quelque chose d'incohérent,
d'illogique, de contradictoire. Le théologien va alors s'efforcer de répondre,
grâce à sa raison, à sa capacité à argumenter, aux questions qui peuvent tenter
de remettre en cause la cohérence du contenu de la religion. Il y a alors une
démarche rationnelle en religion. La théologie est alors considérée comme une
science, comme un savoir :
« La théologie est la reine de toutes les sciences. »
Saint-Thomas d’Aquin, théologien du XIIIème siècle
« La théologie est une science,
mais en même temps combien est-ce de sciences ! »
Pascal, Pensées,
1669 (posthumes)
La théologie est alors une science
englobant d’autres sciences. En effet, il y a la science des Anges, des Saints,
de l’Enfer, etc.
Une autre interprétation du fait que
la théologie soit plusieurs sciences qui donnent lieu à un usage de la raison,
de la réflexion, est que, pour être théologien, il faut avoir un certain sens
de la logique, pour rendre cohérent un discours (théologie rationnelle ou
critique), et, pour ce qui est de la théologie révélée ou dogmatique, il faut
savoir lire un texte, le comprendre, l’interpréter, ce qui est un ensemble de
compétences littéraires, scolaires même. Ainsi, si un élève se confronte aux
études théologiques, soit de lui-même, soit grâce à ses parents qui auraient
une culture religieuse, cet élève serait mieux armé pour son parcours scolaire,
en raison du développement de sa raison et de sa culture (voire de sa sagesse).
La religion n’est alors pas à
présenter comme étant ce qui est absolument détaché de la raison, de la
réflexion, et encore moins de la culture. En effet, les théologiens ont
témoigné de leur attachement particulier aux livres, à la diffusion de la
culture intellectuelle. Ainsi, nous devons beaucoup aux moines copistes qui ont
relayé, par leurs traductions et leurs recopies, certaines œuvres antiques,
gréco-latines. Les moines ont d’ailleurs récupéré certaines œuvres auprès des
savants musulmans, notamment durant la Reconquista espagnole. Cet attachement
aux livres, et pas seulement aux livres religieux, est montré dans le film Le nom de la rose, qui, sous fond
d’enquête policière dans une abbaye du XIVème siècle en Italie,
montre que les moines ont conservé un ouvrage d’Aristote portant sur la
comédie, certains moines cherchant à le consulter, et d’autres à l’interdire,
par crainte des conséquences d’une telle lecture.
La religion a donc permis, parfois,
la diffusion du savoir, de l’instruction même, assurée, auparavant, par
l’Eglise uniquement.
Dans la religion musulmane, la
théologie, le développement de la raison, a également sa place. Averroès, philosophe musulman du XIIème
siècle, va même jusqu’à dire que le chemin qui nous mène de la raison à la
foi, par la démonstration, est la voie de l’élite. Ainsi, par l’argumentation
rationnelle présente en théologie, la religion peut parfois ressembler à la
philosophie.
Transition :
Ainsi,
nous avons montré que la religion n’est pas absolument détachée de tout usage
de la raison : la foi permet une certaine forme de connaissance ; on
peut rationnellement se faire religieux ; et l’existence même des études
théologiques prouve que la religion n’est pas totalement irrationnelle, mais
qu’elle a besoin, au contraire, d’un certain développement de la raison.
Alors que nous avons montré en quoi
la religion peut tout de même être considérée comme étant rationnelle, il nous
faut maintenant penser en quoi elle est également raisonnable, c’est-à-dire
censée, souhaitable même.
III / Une existence raisonnable de la religion :
-
L’intérêt politique de la
religion :
La religion,
en tant que fait social, est
souhaitable pour la politique, pour
l'organisation de la Cité.
Malgré le fait que Machiavel ait
théorisé l’a-moralité de la politique, l’auteur du Prince [1532
(posthume)] conserve en sa pensée une place importante pour la religion. La
religion permet de gouverner efficacement. C'est en tout cas ce que nous
apprend l'histoire :
« L’histoire romaine […] prouve que la religion est utile pour commander
les armées, pour réconforter le peuple, pour maintenir les gens de bien et
faire rougir les méchants. »
Machiavel, Sur la première décade de Tite-Live,
1531 (posthume)
La religion, en instaurant l'espoir
(pour l'armée et pour le peuple) et la morale, est un instrument politique non
négligeable, la politique étant l'art de bien gouverner la Cité en y mettant de
l'ordre. La politique prend appui sur la morale
pour agir efficacement.
-
La dimension éthico-morale de la religion :
La religion
est acceptable si l'action qu'elle prône est morale, c'est-à-dire
universellement valable. Le fait social qu'est la religion reste acceptable si
les actes prônés par la religion n'entrent pas en contradiction avec la morale
universelle. De fait, certains dogmes religieux ne semblent pas poser problème (« Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
(Matthieu, 22, 39).
Ainsi, la foi ne doit être jugée que
sur le plan pratique, au regard des actions qu’elle cause. La liberté de foi
individuelle sera ainsi préservée, tout comme la morale universelle qui
supplante toutes les religions. En ne jugeant que les conséquences pratiques de
la religion, Spinoza, philosophe
hollandais du XVIIème siècle, garantit ainsi la liberté individuelle sans compromettre la
morale, et inversement :
« La foi de chacun doit être jugée selon ses œuvres pour savoir si
elle est pure ou impure. Ainsi donc tous pourront obéir à Dieu d’un esprit
sincère et libre, et seules la justice et la charité auront du prix pour
tous. »
Spinoza, Traité théologico-politique,
1670, Préface, Traduction Prado, Hatier, Pages 15 à 18
Les religieux doivent donc avoir à
l’esprit la dimension pratique de leur religion, c’est-à-dire les actions
causées par la foi, au point d’en faire leur principe, avant même le respect
des dogmes établis. Kant pense alors
la possibilité d’une religion sans dogme, sans institution : le pur
respect de la morale universelle.
« Le principe d’une foi
d’église qui veut remédier à toute folie religieuse ou la prévenir est donc de
contenir, à côté des dogmes statutaires dont elle ne peut jusqu’à présent tout
à fait se passer, un principe pour susciter la religion de la bonne conduite comme le but véritable, afin de
pouvoir un jour se passer de ces dogmes. »
Kant, La
Religion dans les limites de la simple raison, 1793, IVème partie, Section
II, Traduction Schweyer, Hatier, Pages 38 – 39
Conclusion :
Ainsi, afin de répondre à la question, nous sommes
maintenant en mesure de dire que la religion
semble ne pas être relative à la raison mais propre au sentiment sur le plan du
vécu personnel. Bien qu’il y ait la théologie, le croyant vit d’abord sa
relation avec son Dieu, et non au travers de discours rationnels. La religion
serait alors ici raisonnable, souhaitable, en cela qu’elle permet l’unité d’une
communauté et l’établissement d’une morale. Cependant, pour cela, pour vivre
une religion raisonnable, acceptable, il faut se garder du fanatisme en ne
considérant que les actes des religieux.
Notions traitées :
Principales :
-
La religion
-
La raison et le réel
Secondaires :
-
L’inconscient
-
Le désir
-
La culture
-
La démonstration
-
La matière et l’esprit
-
La vérité
-
La politique
-
La société
-
La morale
Sources :
Bibliographie :
-
Durkheim, Les Formes
élémentaires de la vie religieuse, 1912
-
Machiavel, Le Prince, 1532 (posthume)
-
Freud, L’avenir d’une illusion, 1927
-
Pascal, Pensées, 1669 (posthumes)
Référence
cinématographique :
-
Des hommes
et des dieux
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