jeudi 18 février 2016

Réflexions sur la justice

Réflexions sur la justice : Lecture suivie du Criton de Platon.
 
Lorsque l’on parle de la justice, on peut comprendre deux situations bien différentes : d’une part, la justice est ce qui rend justice, c’est-à-dire l’appareil judiciaire qui punit un acte qui contrevient à la loi fixée en un pays donné. C’est, par exemple, le roi Louis IX, Saint-Louis, qui rend des décisions de justice sous son chêne.
 

 
Pierre-Narcisse Guérin (peintre français du XIXème siècle), Saint-Louis rendant la justice sous le chêne de Vincennes, 1816
 
En effet, il semble juste que le criminel soit puni pour ce qu’il a fait. Il apparaîtrait comme étant injuste que le criminel puisse couler des jours heureux sans être inquiété par la justice : l’appareil judiciaire doit en effet s’appliquer de la même manière, avec la même sévérité, pour tous. Le fondement de la justice institutionnelle est alors ici l'égalité de traitement de tous les citoyens, de tous les justiciables. Si un individu peut échapper à la sanction qui l’attend, en raison de sa position sociale par exemple, alors la situation, et l’Etat, seraient injustes, en cautionnant l’existence de privilèges, c’est-à-dire d’un droit privé.
Pour qu’il y ait justice, la sanction doit être juste, c’est-à-dire proportionnée à l’acte commis. Ce sens de la proportion dans la peine attribuée doit être la qualité première d’un magistrat, travail pour le moins délicat car devant se confronter à la réalité humaine des situations particulières pour décider de la manière la plus raisonnable possible. Un seul jour de prison en trop serait ici une injustice. La peine doit donc être équitable, c’est-à-dire qu’elle doit respecter l’exigence d’égalité de la justice, tout en prenant en compte la situation particulière du condamné. Par exemple, un crime passionnel ne sera pas sanctionné aussi lourdement qu’un crime d’un tueur de série : c’est ce que met en scène un téléfilm intitulé Emprise qui illustre le crime commis par une femme battue contre son mari violent. Dans le téléfilm, la femme se voit acquittée par la justice, car la légitime défense est retenue. Cependant, au-delà de la fiction, l’affaire Jacqueline Sauvage a également montré que la société, que le président de la République François Hollande a écoutée (probablement dans une démarche politicienne de calcul électoral), a tendance à pardonner, même un assassinat (Jacqueline Sauvage ayant tué son mari violent et incestueux avec ses trois filles de 3 balles dans le dos), en prenant en compte le contexte de l’affaire à juger. Ainsi, la justice ne peut être l’application mécanique, froide, de textes de lois, à des dossiers à traiter : la justice se doit d’être humaine, sans pour autant être laxiste.
 
         Définition : Laxisme = Indulgence, tolérance excessive. Laisser-aller.
 
En effet, comprendre n’est pas forcément laisser faire : la grâce présidentielle accordée à Jacqueline Sauvage ne donne évidemment pas un droit de tuer à toutes les femmes battues.
A l’inverse, sans parler de sanctions, mais, au contraire, de récompenses, il semble juste de reconnaître le mérite d’un individu en le distinguant parmi les autres. Ainsi, par exemple, une bonne note peut récompenser l’excellence du travail fourni, mais également l’investissement de l’élève dans le travail demandé, même si cet investissement n’est pas toujours couronné de l’excellence. Ainsi, un élève peut avoir 17 en ayant fait pourtant moins bien qu’un autre élève qui a lui aussi 17, si la note du premier élève vient féliciter des efforts fournis qui sont à encourager.
D’autre part, parler de justice n’est pas faire référence au fait de sanctionner ou de récompenser quelqu’un, mais c’est évoquer une qualité propre à un comportement noble, droit, bon, qui exclut la violence de sa vie.
Par exemple, ceux qui ont sauvé des juifs lors de la seconde guerre mondiale sont appelés les Justes.
Ainsi, quelqu’un de pleinement juste peut-il souscrire à l’appareil judiciaire qui rend justice par la contrainte ? En effet, même si la violence y est justifiée (sanctionner pour protéger les autres, la société, pour rendre justice aux victimes, et pour, éventuellement, améliorer le condamné en le faisant réfléchir), il n’en reste pas moins que la violence est présente dans cette institution, ce qui ne semble pas totalement en accord avec le comportement de celui qui voudrait être moral jusqu’au bout et, donc, ne pas se livrer au mal. Certains poussent la noblesse du comportement qui refuse toute violence jusqu’à dépasser les décisions de l’appareil judiciaire qui contraint par la force : ils vont jusqu’à pardonner aux criminels, et, peut-être est-ce là le véritable comportement juste, bon.
Par exemple, Jean-Paul II a pardonné, à Noël 1983, à Mehmet Ali Agça qui lui avait tiré dessus le 13 mai 1981 sur la place Saint-Pierre de Rome :
 

 
 
Cependant, on peut nuancer le fait qu’il s’agisse là d’un pur acte de charité chrétienne, de comportement juste au sens de moral, désintéressé.
En effet, d’une part, cela permet à Jean-Paul II de reproduire le geste de pardon du Christ dont il fait la promotion (Luc, 23, 34 : « Et Jésus disait : « Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font. » ») pour diffuser le message de miséricorde de l’Eglise catholique de manière médiatique.
D’autre part, Jean-Paul II estimait que la tentative d’assassinat était inscrite dans la Providence divine, dans la prophétie dite de Fatima : la balle ayant touché le Saint-Père a d’ailleurs été placée par lui dans la couronne d’une statue de la Vierge à Fatima, au Portugal.
 
Pourtant, d’autres exemples de pardon paraissent plus moraux, c’est-à-dire qu’on peut moins y soupçonner un intérêt : par exemple, il y a ce cas d’une mère iranienne, Samereh Alinejad, dont le fils a été tué lors d’une rixe d’un coup de couteau à la gorge en 2007. Le meurtrier, Balal, un jeune de 19 ans, du même âge que sa victime, était condamné à mort par pendaison, à Nowshahr.
Dès lors, la logique de l’appareil judiciaire voulait que la mort par pendaison du criminel n’était que le fait de rendre justice à la famille de la victime.
Pourtant, ne peut-on pas estimer plus juste, c’est-à-dire plus noble, plus moral, que la famille de la victime ne verse pas dans la vengeance violente, mais, au contraire, pardonne, bien que difficilement, au meurtrier de leur fils ? Le pardon, bien qu’il semble incompréhensible ici, est pourtant un comportement beaucoup plus digne que l’esprit de vengeance qui désire que la justice soit rendue de manière violente. La loi du Talion de l’Ancien Testament, c’est-à-dire : « œil pour œil, dent pour dent, pied pour pied, brûlure pour brûlure, meurtrissure pour meurtrissure, plaie pour plaie. » (Exode, 21, 24 – 25), c’est-à-dire rendre la même chose que ce qui a été commis (ici, la mort pour la mort) est le début de la justice car elle permet de ne pas sombrer dans la vengeance qui, toujours, est disproportionnée, comme on a pu le voir dans le cas de Médée. Cette disproportion de la vengeance peut se voir dans de nombreux cas qui illustrent la folie humaine, comme, par exemple, ce qui s’est passé le 16 février 2016 lors d’un match de football amateur en Argentine : un joueur qui avait reçu un carton rouge au cours du match est revenu sur le terrain et a abattu l’arbitre de trois balles de pistolet. Sur cette affaire :
 
 
 
De la même manière, mais sans mort cette foic-ci, une cliente d’un coiffeur en Californie a tenté d’assassiner celui-ci, parce qu’elle était mécontente de sa coupe de cheveux, en appuyant trois fois sur la gâchette de son pistolet qui s’est alors heureusement enrayé. Sur cette tentative de vengeance disproportionnée :
 
 
 
Pourtant, dans d’autres circonstances, comme celle de Samereh Alinejad, la vengeance peut sembler être une étape vers la justice, mais peut être dépassée par le pardon, c’est-à-dire à ne même pas rendre le coup qui nous a frappé, pour rester digne. C’est à ce passage de la loi du Talion au pardon que nous appelle le Christ. C’est ce qu’a choisi cette mère iranienne (sans nécessairement penser au Christ) le 15 avril 2014, qui disposait du pouvoir de commuer la peine selon la loi iranienne, ou de pousser elle-même la chaise pour pendre le meurtrier de son fils :
 
« Le meurtrier pleurait. Il a demandé pardon. Je l'ai giflé, ce qui m'a calmé. J'ai dit : « Je te punis pour le malheur que tu as fait. » Les gens ont applaudi, certains pleuraient. »
Samereh Alinejad
 

 
Elle a commué la peine de mort qui devait être infligée au meurtrier de son fils en une gifle pour lui pardonner tout en lui rappelant tout le malheur qu’il a causé, pour lui laisser une chance de faire le Bien dans sa vie, pour se racheter. Un tel pardon semble alors plus juste, et que la vengeance disproportionnée, et que l’appareil judiciaire lui-même qui se basait alors sur la loi du Talion. Une telle situation fait penser à ce vers de La Fontaine : « Tout père frappe à côté. » (Fables, 1668, VIII, XX : « Jupiter et les Tonnerres », Vers 41, Poche, Page 241). Peut-être aurait-il fallu dire : « Toute mère ». En effet, la gifle frappe ici, mais « à côté », pour laisser une chance. Pour plus d’informations concernant cette affaire :
 
 
-         Vidéo (reportage I-télé) : https://www.youtube.com/watch?v=JYGYqYdWByE
 
 
Dans le comportement du juste, c’est-à-dire, ici, du noble, du moral, ici, la victime cherche à vivre avec l’injustice qu’elle a subie.
A l’occasion de la lecture suivie du Criton de Platon, nous verrons comment le juste peut encore l’être alors qu’il est ici victime au sens d’accusé injustement. Faut-il accepter une décision judiciaire injuste ? Faut-il protester contre l’appareil judiciaire qui nous condamne injustement ?
Le Criton est le second volet d’un œuvre en trois parties de Platon : l’action suit celle de l’Apologie de Socrate, et précède celle du Phédon.
Dans l’Apologie de Socrate est relaté le procès qui condamne Socrate à boire la cigüe : en -399, Mélétos, un poète (les poètes disposant d’un certain pouvoir dans la Cité démocratique en raison de leur maîtrise de la parole) se rend au Portique royal pour y intenter une action auprès de l’archonte-roi. Socrate est soumis à trois chefs d’accusation lors d’un procès public durant lequel il devra se défendre devant ses juges et toute la Cité athénienne :
 
« Socrate est coupable au regard de la loi de corrompre les jeunes gens et de reconnaître non pas les dieux que reconnaît la cité, mais, au lieu de ceux-là, des divinités nouvelles. »
Platon, Apologie de Socrate, 24b-c, GF, Page 97
 
Socrate est accusé de corrompre la jeunesse, en s’entretenant avec ses jeunes disciples pour en faire des philosophes, c’est-à-dire pour développer chez eux leur esprit critique, ce qui est dérangeant pour la Cité athénienne, comme Socrate dérangeait : en effet, les philosophes peuvent être dangereux en remettant en cause les traditions, et les pouvoirs qui y sont associés.
Il est ainsi également accusé de ne pas reconnaître les dieux traditionnels de la Cité, car le philosophe reste toujours libre à l’égard de la tradition, de la religion, et de la Patrie.
Enfin, il est accusé d’introduire de nouvelles divinités dans la Cité, c’est-à-dire les Idées, les versions idéales des choses et des concepts.
Lors de son procès, c’est, en réalité, la personnalité même de Socrate qui est jugée, son comportement déconcertant, dérangeant pour ceux qui vivent en fonction de leurs opinions, atypique pour qui pense savoir. Pour cet aspect étrange et toujours inattendu, atypique, du philosophe, on peut étudier certaines parties de la conférence de Patrick Hochart, maître de conférences à l’université Paris-Diderot, du 21 novembre 2014, intitulée « Portrait de Socrate ».
 
         Vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=1XKET_oTFXs (1 heure 37 minutes)
 
 
Dans un premier temps de son procès, Socrate se défend d’être coupable de ses trois chefs d’accusation. D’abord, il n’a pas corrompu la jeunesse, il l’a éduqué. Par la suite, il a toujours respecté la tradition athénienne. Enfin, il n’a pas introduit de nouvelles divinités, mais il a parlé des vrais dieux.
Cependant, dans un second temps du procès, Socrate est déclaré coupable, et, selon l’appareil judiciaire athénien, il revient à l’accusé reconnu coupable de proposer la peine qu’il aura à purger. Socrate plaide alors pour obtenir la peine la plus juste en fonction de ce qu’on lui reproche. Là se trouve son ultime provocation à l’égard de la Cité lorsqu’il demande, non sanction, mais récompense : il propose, comme peine, comme le veut l’ordre du procès, d’être nourri à vie dans le prytanée, c’est-à-dire le lieu réservé aux héros dans les temples, la plus haute des récompenses. En effet, selon lui-même, Socrate a été un bienfaiteur pour la Cité, en développant l’exercice de la raison, et en défendant, tout au long de sa vie la justice, la vertu.
Pourtant, il savait très bien qu’une telle attitude (un condamné, reconnu coupable, qui demande récompense) serait jugée comme étant provocatrice, l’amenant par conséquent à la mort. Socrate s’est donc peut-être fait volontairement martyr en vue de poursuivre ses leçons par son exemple, plutôt que seulement par ses discours.
Cependant, la condamnation à mort ne prend pas effet tout de suite car, selon la loi athénienne, le peuple ne doit pas se souiller d’une exécution tant que le bateau sacré n’est pas revenu de l’île de Délos.
Ainsi, l’action du Criton peut avoir lieu. Criton, un ami de Socrate, vient le voir dans sa prison, et lui propose de s’évader pour se soustraire à son injuste condamnation. S’en suit un dialogue socratique pour expliquer à Criton pourquoi Socrate doit accepter de subir l’injustice qu’on lui soumet (ce que Criton n’acceptera pas). Socrate est alors devenu comme le martyr de la philosophie.
Le Phédon, lui, est un dialogue qui revient sur le moment de la mort même de Socrate.
 
 
-         Lecture suivie du Criton :
 
Premier extrait : 43a à 44b, GF, Page 203 à 206 : Socrate désespéré ?
 
Criton est venu plus tôt que d’habitude rendre visite à Socrate dans sa prison car il a été mis au courant que le bateau sacré revenait aujourd’hui de l’île de Délos, ce qui signifie l’application, le lendemain, de la peine de mort pour Socrate qui a déjà été prononcée.
 
Socrate : « Que viens-tu faire à cette heure, Criton ? Il est encore très tôt, ne vois-tu pas ? 
 
Criton : Oui, il est encore très tôt.
 
Socrate : Quelle heure est-il au juste ?
 
Criton : Le jour va se lever. »
 
43a, Page 203
 
Les phrases lapidaires de Criton traduisent son émotion à la pensée de la mort imminente de son ami Socrate.
Il est à noter que Socrate n’a pas conscience du temps qui lui reste à vivre : cela lui importe peu. Il n’est pas inquiet. Criton lui dit d’ailleurs avoir été étonné de son « sommeil paisible. » (43b, Page 204). C’est là l’un des traits caractéristiques de Socrate : il est constant, en raison de la noblesse de son comportement.
 
Criton : « j’ai pu, dans le passé, admirer ton heureuse humeur, mais jamais autant que dans le malheur qui te frappe maintenant et dont tu supportes le poids avec une telle aisance et une telle douceur. »
 
43b, Page 204
 
Socrate accepte la décision judiciaire injuste contre laquelle il s’est pourtant défendue : il n’en est pas irrité. Il n’est ni choqué, ni révolté, mais garde son calme légendaire, sa sérénité : là est peut-être la justice de son comportement.
Une autre interprétation, qui serait peut-être celle de Criton, l’ami de Socrate qui ne comprend pas un tel calme dans une telle situation, serait de dire que Socrate n’a peut-être pas conscience de ce qui l’attend, ou qu’il en est déjà désespéré, dans un certain fatalisme.
 
Définitions : Fatalisme = Doctrine religieuse ou philosophique selon laquelle tout est inexorablement fixé d’avance par la fatalité, c’est-à-dire par une force surnaturelle qui semble déterminer d’avance le cours des événements, le destin. Attitude d’une personne qui s’abandonne aux événements, se résigne à son sort.
 
En effet, alors qu’il est condamné à mort, il dort, et reste calme : cela serait la preuve de son inconscience, ou de son désespoir.
Relevons les arguments de Socrate pour justifier le fait d’accepter la décision judiciaire injuste :
 
1er argument : Socrate est déjà vieux.
 
Sa vie est derrière lui (il a en effet 70 ans) : il n’a donc pas tellement de raison de chercher à combattre l’injustice qu’il subit.
 
Socrate : « Le fait est, Criton, que, à mon âge, il ne serait pas raisonnable de m’irriter parce que je dois déjà mourir. »
 
43c, Page 204
 
Ainsi, ce qui importe à Socrate est de ne pas s’irriter, c’est-à-dire de céder à la passion de la colère, donc, de se rendre injuste : son objectif est de rester constamment juste, peu importe la circonstance.
A l’inverse, selon l’interprétation qui serait celle de Criton, Socrate ne chercherait plus à se battre, ce qui serait déraisonnable : il serait déjà découragé, déprimé, fataliste.
 
Voyons également les réponses de Criton pour que Socrate se batte contre l’injustice qu’il subit :
 
Réponse de Criton au 1er argument de Socrate : Il faut se battre à tout âge contre l’injustice.
 
En effet, ce n’est pas parce qu’il ne lui reste plus beaucoup de temps à vivre qu’il ne faut pas se battre contre l’injustice subie : d’autres se battraient.
 
Criton : « Il en est d’autres, Socrate, qui, au même âge que toi, sont soumis à de semblables épreuves, et leur âge ne les dispense en rien de s’insurger contre le sort qui les frappe. »
 
43c, Page 204
 
Au contraire de ce que dit Socrate, on pourrait ajouter à la réponse de Criton que Socrate ne devrait pas se laisser partir dans le déshonneur, mais combattre debout jusqu’au bout : là serait le véritable comportement du juste.
 
Pourtant, Socrate ne répond pas à Criton : est-ce une forme de sagesse ou de désespoir ? Socrate ne répond pas parce qu’il sait que Criton n’entendra pas ce qu’il a à dire, ou parce qu’il ne sait que répondre ?
 
 
Socrate : Argument 2 : Socrate s’en remet à la Providence divine.
 
Voyant que l’argument de l’âge ne fonctionne pas, Socrate évoque le fait qu’il s’en remet aux volontés divines en acceptant son sort :
 
Socrate : « Eh bien, Criton, à la bonne fortune. Et, si c’est ce qui plaît aux dieux, qu’il en soit ainsi. »
 
43d, Page 205
 
La formule « à la bonne fortune » peut faire penser à l’arabe In Shaa Allah : « Si Dieu le veut. », également présent dans la Bible : « Si le Seigneur le veut bien, nous vivrons et ferons ceci ou cela. » (Jacques, 4, 15).
S’en remettre à la Providence et l’accepter est une manière de vivre sereinement, sans corrompre son âme par le ressentiment, ce qui est l’objectif de Socrate : bien mourir, comme il a bien vécu.
Il est à noter ici que, par son exemple, Socrate montre qu’il est fidèle aux dieux traditionnels, contrairement à ce que disent de lui ses accusateurs.
Socrate est persuadé que le bateau arrivera le lendemain, ce qui lui laisserait deux jours de vie. Il a vu cela dans l’un de ses songes :
 
Socrate : « Pour ma part, en tout cas, je suis persuadé que le bateau arrivera non pas aujourd’hui, mais demain. Je le conjecture sur la foi d’un songe que j’ai eu tout à l’heure, cette nuit même. »
 
44a, Page 205
 
Les songes prémonitoires de Socrate montrent le fait qu’il soit suivi par un démon, une sorte de divinité. Socrate n’a donc pas peur de sa mort car c’est là une volonté divine.
Pourtant, la croyance au destin, le fatalisme de Socrate, pose un problème métaphysique et juridique. En effet, s’il y a un destin, et que certains, comme Socrate, peuvent y avoir accès, nous pourrions envisager arrêter les criminels avant qu’ils ne commettent leurs crimes, étant donné qu’ils ne sont pas libres de faire autre chose que le mal pour lequel ils sont destinés : c’est le point de vue des partisans du programme Pré-crime dans le film Minority Report. Pourtant, si le criminel est arrêté avant qu’il ne commette son crime, c’est que le destin l’avait prévu, et non le crime pour lequel était censé être destiné celui qu’on arrête. Ainsi, la croyance déterministe au destin pose problème car prive, à tort, l’Homme de sa liberté.
 
Deuxième extrait : 44b à 44d, Pages 206, 207 : Criton tente de faire culpabiliser Socrate.
 
Criton change alors de stratégie : si Socrate ne veut pas sauver sa peau pour lui-même, malgré les apparentes contradictions de son discours aux yeux de Criton, peut-être le fera-t-il pour les autres. Criton va alors essayer de faire culpabiliser Socrate. Criton fait remarquer à Socrate que, bien qu’il accepte sereinement sa mort, celle-ci causera le malheur autour de lui. Criton accuse donc Socrate d’égoïsme :
                                        
Criton : « si tu meurs, plusieurs malheurs s’abattront sur moi. »
 
44b, Page 206
 
Le premier des malheurs de Criton : La perte d’un ami.
 
Le premier des malheurs, on peut bien le penser, est la peine que ressentira Criton à la disparition de son ami Socrate :
 
Criton : « je serai privé d’un ami tel que jamais je n’en trouverai de pareil »
 
44b, Page 206
 
L’argument n’intéresse plus ici d’abord Socrate, mais Criton lui-même : ce n’est pas Socrate qui est à plaindre parce qu’il va mourir, mais Criton, qui perdra un ami.
 
Le second malheur : L’image sociale de Criton.
 
Toujours en parlant, non de l’intérêt de Socrate (qui n’intéresse pas ce dernier), mais de son intérêt propre, Criton émet un second argument en faveur de la survie de Socrate : en effet, si Socrate meurt, on dira que Criton ne l’a pas suffisamment protégé alors qu’il en avait les moyens financiers, pour soudoyer les gardes et organiser une évasion, lui qui a pu entrer, par ce biais, dans la cellule de Socrate.
 
Criton : « beaucoup de gens qui nous connaissent mal, toi et moi, estimeront que j’aurais pu te sauver si j’avais consenti à payer ce qu’il fallait et que j’ai négligé de le faire. Est-il pourtant rien de plus honteux que d’avoir la réputation de paraître attacher plus d’importance à l’argent qu’à ses amis ? »
 
44b-c, Page 206
 
Ainsi, c’est la réputation de Criton qui est ici en jeu, et Socrate devrait s’en soucier pour être juste envers son ami. Même s’il n’a que faire de mourir, Socrate devrait penser aux conséquences de sa mort sur ses proches, et, par conséquent, tout faire pour échapper à sa sentence.
 
Pourtant, Criton pourrait exposer publiquement le fait que Socrate ait délibérément choisi de mourir.
 
Cependant, Criton prend d’ores et déjà en compte ce contre-argument que pourrait lui présenter Socrate : en effet, personne ne croira que Socrate ait préféré la mort à la vie.
 
Criton : « Les gens ne croiront jamais en effet que c’est toi qui as refusé de t’échapper d’ici, alors que nous le désirons ardemment. »
 
44c, Page 206
 
 
Réponse de Socrate concernant l’image sociale de Criton : Il ne faut pas se soucier de ce que pensent les gens.
 
Pour Socrate, attacher de l’importance à son image sociale est une erreur, tant que l’on vit, soi, dans la vérité. Le philosophe est toujours libre à l’égard de l’opinion que l’on peut avoir de lui, et encore plus à l’égard d’une quelconque gloire sociale. Ainsi, l’argument de Criton qui consiste à dire que Socrate est égoïste en se laissant mourir car il ne pense pas à ce que l’on dira de ses amis après sa mort n’est pas fondé : Socrate va même, par-là, donner une ultime leçon à son ami, qui est celle de ne pas se soucier de l’opinion que l’on peut avoir de nous.
 
Socrate : « Mais, pourquoi, excellent Criton, nous soucier à ce point de l’opinion des gens ? »
 
44c, Page 206
 
 
De plus, les justes qui connaissent bien Criton et, donc, sa loyauté, sa fidélité en amitié, ne douteront pas que c’est bien Socrate qui a choisi de mourir :
 
Socrate : « Les meilleurs, ceux dont il faut faire le plus de cas, ne douteront pas que les choses se sont passées comme elles se sont réellement passées. »
 
44c, Page 206
 
Ainsi, ce n’est que de l’opinion des justes dont il faut se soucier, et non celle des gens, de la masse. Socrate complète ainsi la leçon qu’il donne à son ami Criton.
 
 
Criton : L’image sociale est importante.
 
Malgré l’argumentaire de Socrate, Criton reste dans son idée en maintenant le fait qu’il faille se soucier de l’opinion que l’on peut avoir de nous, de notre image sociale :
 
Criton : « Mais, Socrate, tu ne vois que trop bien qu’il faut aussi se soucier de l’opinion des gens. »
 
44c-d, Page 207
 
En effet, pour appuyer Criton, on pourrait dire qu’il est utile, au sein de la société, de ne pas être déshonoré, pour mieux vivre.
Pour Criton, c’est même là une question de survie, car c’est en fonction de son image sociale que Socrate a été condamné à mort :
 
Criton : « La situation dans laquelle tu te trouves présentement montre assez que les gens sont capables de faire du mal – non pas le moindre, mais le pire en fait – quand, auprès d’eux, on a été calomnié. »
 
44d, Page 207
 
 
Socrate : La masse n’est pas dangereuse.
 
Alors que pour Criton la masse est capable du plus grand mal (pour lui, la mort) envers notre personne en raison de notre image sociale, pour Socrate, la masse est « impuissante » : elle n’est pas capable de faire le plus grand mal, comme elle l’est de faire le plus grand des biens. En effet, le plus grand mal pour Socrate n’est pas la mort, ni le déshonneur, mais la corruption de l’âme, corruption qui ne peut être pratiquée par la masse : Socrate est alors intouchable par la masse, quoi qu’elle fasse, et il devrait en aller de même pour Criton. La dégradation de notre image sociale n’est donc pas à craindre.
 
 
Ici, Socrate n’a pas répondu au premier argument de Criton concernant la perte de l’ami, mais il est fort probable que cet argument ne soit pas recevable : en effet, c’est à Criton de faire son deuil, et de ne pas faire reposer son bonheur sur une relation d’amitié qui, par définition, est vouée à se terminer un jour ou l’autre.
 
 
Criton : Socrate ne veut pas s’échapper pour ne pas causer de tort à ses amis.
 
Voyant que cherche à culpabiliser Socrate ne sert à rien, Criton change encore de stratégie en cherchant à entrer dans la psychologie de Socrate. Sa première attaque consiste à penser que, si Socrate ne veut pas s’évader, c’est pour protéger ses amis, et que, en raison de sa modestie, il n’ose l’avouer :
 
Criton : « N’est-ce pas le souci de ce qui pourrait nous arriver à moi et à tes autres amis qui t’empêche de partir d’ici ? Tu crains que les sycophantes ne nous suscitent des tracas en nous accusant de t’avoir fait échapper, qu’ils arrivent à nous déposséder de tous nos biens ou, à tout le moins, qu’ils nous fassent perdre beaucoup d’argent, et peut-être même qu’ils parviennent à nous faire condamner à quelque autre peine encore. »
 
44d-44 e, Page 207
 
Dans un élan d’amitié loyale, Criton indique à Socrate que, si telle est sa crainte, cela ne doit pas empêcher son évasion : Criton est prêt à prendre tous les risques, à tout perdre, même à affronter la justice de la Cité pour son ami.
 
Criton : « Si telle est ta crainte, envoie-la promener. Car, pour te sauver, j’estime qu’il est de notre devoir de courir ce risque, et même de risquer pire s’il le faut. »
 
44 e-45a, Page 207
 
Criton parle ici de « devoir » car cela ne serait que justice de risquer sa vie au regard de ce que le maître Socrate a apporté à son cercle d’amis, c’est-à-dire le développement de la raison, de la vertu, et de la vérité.
Criton termine alors son raisonnement par une supplication :
 
Criton : « Allons, laisse-toi convaincre, et ne dis pas non. »
 
45a, Page 207
 
On est ici dans le registre de l’émotion, et non plus de l’argumentation raisonnable.
 
Réponse de Socrate à la tentative psychologisante de Criton :
 
Socrate pourrait déconstruire le discours de Criton ici : en effet, Socrate n’a pas à craindre ni la perte de richesse de ses amis, ni même la perte de leur vie. Ce qui est uniquement à craindre pour Socrate, et la seule chose qu’il craint, ce n’est pas la mort, la déchéance sociale, la pauvreté (il a passé toute sa vie pauvre), mais c’est seulement la corruption de l’âme, ce qui ne menace pas ses amis.
Pourtant, Socrate ne se livre pas à un tel argumentaire difficile à entendre : en effet, il ne serait pas grave que ses amis soient pauvres, ou même morts. Au discours d’émotion auquel se livre Criton, on ne peut en effet pas répondre par la raison. Ainsi, Socrate fait mine d’être d’accord avec Criton :
 
Socrate : « C’est ce souci qui me retient, Criton, et bien d’autres choses encore. »
 
45a, Page 207
 
 
Criton : suite
 
Criton peut alors poursuivre son discours d’émotion pour tenter (en vain) de persuader Socrate à l’évasion malgré les risques encourus par ses amis qui, selon Criton, ne sont pas si importants que cela au regard de la vie de Socrate :
 
Criton : « Ne crains rien de tel pourtant, car c’est pour une somme d’argent qui n’est même pas considérable que des gens sont disposés à te sauver la vie en te faisant échapper d’ici. »
 
45a, Pages 207 – 208
 
En effet, la vie d’un homme n’a pas de prix, alors la vie d’un homme d’exception comme Socrate, encore moins.
 
Criton : « Et puis, ces sycophantes, ne vois-tu pas qu’on les achète à bon marché, et qu’il n’y aura vraiment pas à débourser beaucoup d’argent pour les acheter. »
 
45a, Page 208
 
Alors même que l’argent n’est pas important au regard de la vie de Socrate, ses amis n’auront pas à débourser beaucoup pour le faire évader, tant la corruption est facile.
Criton se propose de payer lui-même :
 
Criton : « tu peux disposer de ma fortune et je crois qu’elle y suffira. »
 
45a-b, Page 208
 
Cependant, précise Criton, si Socrate se refuse à utiliser l’argent de son ami, Criton lui indique que d’autres sont disposés à payer :
 
Criton : « Au reste, si par égard pour moi tu te fais scrupule de dépenser mon argent, il y a ici des étrangers qui sont tout prêts à cette dépense. L’un d’eux a même apporté avec lui la somme nécessaire à la réalisation de ce plan : c’est Simmias de Thèbes. Cébès y est tout prêt aussi, sans parler d’autres en grand nombre. »
 
45b, Page 208
 
Grâce à ce soutien financier, Socrate pourrait bien vivre en exil :
 
Criton : « Par suite, je te le répète, écarte cette crainte qui t’empêche de réaliser ton salut et ne te préoccupe pas non plus de cette difficulté que tu évoquais devant le Tribunal, à savoir que tu ne saurais comment vivre si tu partais en exil. »
 
45b, Page 28
 
Certains étrangers sont disposés à accueillir Socrate et à le placer sous leur protection :
 
Criton : « En effet, partout où tu pourras te rendre à l’étranger, on te fera bon accueil. En Thessalie notamment, si tu veux t’y rendre, j’ai des hôtes qui auront pour toi beaucoup d’égards et qui assureront ta sécurité, en veillant à ce que personne là-bas ne te fasse de tort. »
 
45b-c, Page 208
 
 
Troisième extrait : 45c à 46a, Pages 208 – 209 : Criton accuse Socrate d’injustice.
 
Voyant sans doute que la tentative de le rassurer ne fonctionne pas, Criton modifie une nouvelle fois sa stratégie en revenant à un discours plus offensif : Socrate est ici accusé d’injustice.
 
Criton : « Il y a plus, Socrate. J’estime que ce que tu entreprends de faire n’est même pas conforme à la justice, quand tu te trahis toi-même, alors que tu peux assurer ton salut, et quand tu mets tous tes soins à mettre en œuvre contre toi ce que souhaiteraient tant réaliser et ce qu’ont tant souhaité réaliser ceux qui sont décidés à te perdre. »
 
45c, Page 208
 
Il est ici à relever l’aspect étonnant, et paradoxal, d’accuser Socrate d’injustice. En effet, il a fait profession de défendre, dans l’ensemble des dialogues platoniciens, la vertu, le fait d’agir en fonction de l’Idée du Bien. Ainsi, Socrate, alors accusé d’être injuste, c’est-à-dire, ici, immoral, par Criton, est ici interrogé sur sa propre cohérence, qui lui tient à cœur : Criton l’accuse de traiter de la vertu, mais de ne pas mener une vie vertueuse, en somme, d’être hypocrite. En cherchant à relever la contradiction dans le comportement de Socrate, Criton espère faire changer d’avis Socrate : en effet, en tant que philosophe rigoureux, si Socrate se rend compte qu’il n’est pas cohérent avec ce que dit la raison en lui, alors il se contraindra à changer de mode de vie, à suivre enfin Criton.
De plus, il est également important de relever que, pour accuser Socrate d’injustice, Criton doit montrer que Socrate a le choix de fuir ou de ne pas fuir (ce que Criton ne manque pas de rappeler régulièrement tout au long du dialogue), et que, s’il ne fuit pas, c’est qu’il aura choisi de mourir : si Socrate a choisi volontairement de mourir, alors Criton pourra accuser (comme il le fait ici) Socrate d’être injuste, c’est-à-dire d’avoir fait le mauvais choix. Ainsi, on ne peut accuser quelqu’un d’être injuste que s’il s’agit d’une personne libre, c’est-à-dire à laquelle nous sommes en mesure d’imputer des choix, des décisions : dans ce cas, on ne traînera pas en justice ni un objet ni un animal. C’est cet impératif logique du fonctionnement de l’appareil judiciaire qui est rappelé dans le film I, Robot (2004) : en effet, le personnage joué par Will Smith, Spooner, passe pour fou au début du film car il soupçonne un robot-assistant d’être coupable d’un meurtre, ce qui, aux yeux du reste de la société, est impossible en raison du fait que les robots ne font qu’agir en fonction de leur programmation. Si le robot est programmé, il est déterminé à agir comme il agit, et il serait déraisonnable de lui imputer ses propres actes, de penser une intention, et, donc, une responsabilité au robot. Pourtant, les soupçons de Spooner se révèleront fondés lorsqu’il est montré, dans le film, que le robot n’est plus un simple robot : il est doté d’une conscience, de sentiments, d’une intention, d’une responsabilité, d’une liberté même. Sonny peut alors dire « I, Robot », parler de lui en tant que robot, procéder à une réflexion réfléchie sur sa condition, sa nature, sa fonction, le sens de son existence, réflexion qui échappe aux animaux par exemple. Ce film est alors également une réflexion sur ce que nous appelons la conscience qui comprend la spontanéité d’une action libre, d’une prise de décision, notre responsabilité, mais aussi nos sentiments : est-il possible que l’Homme parvienne à recréer artificiellement une telle conscience (l’intelligence artificielle) ? La conscience n’est-elle que le produit de connexions neuronales habitant un corps physique ? Peut-on encore parler d’âme (immatérielle) ? Ces questions seront abordées plus en détail dans la leçon intitulée : « Peut-on ne pas être soi-même ? »
 
En quoi consiste l’injustice de Socrate selon Criton ? D’abord dans le fait qu’il abandonne sa famille, comme il abandonne ses amis :
 
Criton : « Est-ce tout ? J’estime encore que ce sont tes propres fils que tu trahis, eux que, en partant, tu abandonnes, alors que tu pourrais les élever et assurer leur éducation jusqu’au bout. »
 
45c-d, Page 208
 
Criton, bien qu’il passe ici à l’offensive, reste dans le registre de l’émotion, et non de la réflexion.
 
Socrate pourrait bien lui répondre qu’il ne serait plus un exemple pour ses fils s’il s’évadait, lui qui n’aurait pas eu le courage d’affronter l’appareil judiciaire, lui qui aurait perdu son honneur en ayant besoin du secours d’autrui, mais peut-on répondre quoi que ce soit à qui nous accuse d’abandonner ses enfants ? Ainsi, Socrate laisse parler Criton.
 
L’injustice de Socrate, aux yeux de Criton, consiste dans le fait de laisser ses fils aux malheurs des orphelins :
 
Criton : « Et leur sort, tout porte à le croire, ce sera d’être exposé quand on est orphelin. »
 
45d, Page 208
 
L’injustice de Socrate consiste également dans le fait qu’il ne prend pas la peine d’élever ses enfants en se suicidant :
 
Criton : « Ou bien il faut éviter de faire des enfants ou bien il faut peiner ensemble pour les élever et pour assurer leur éducation. Or, tu me donnes l’impression, toi, de choisir le parti qui donne le moins de peine, tandis que le parti qu’il faut prendre, c’est le parti que prendrait un homme de bien et un homme courageux, surtout lorsqu’on fait profession de n’avoir souci dans toute sa vie que de la vertu ! »
 
45d, Pages 208 – 209
 
Criton met ici Socrate en face de ses responsabilités : il dit être homme vertueux, et se livre à la lâcheté du suicide, abandonnant ainsi son rôle de père. Socrate est pris à son propre jeu : lui qui a passé sa vie à défendre la vertu est accusé de lâcheté.
 
Socrate pourrait lui répondre qu’en ne s’évadant pas il participe d’autant plus et de meilleure manière à l’éducation de ses fils qu’en se soustrayant à l’appareil judiciaire : en effet, Socrate, en acceptant la sentence, livre ici son ultime leçon par son exemple. Le vrai courage et la vraie vertu consiste donc non pas à tout faire pour rester en vie auprès de ses enfants, mais de continuer à enseigner, même par sa propre mort.
Mais Socrate laisse parler Criton emporté par l’émotion et le ressentiment contre la décision de Socrate.
 
Après avoir montré en quoi Socrate est injuste selon lui, Criton montre, au terme de son discours d’émotion, en quoi la situation est honteuse, pour Socrate, comme pour ses amis : en effet, la tournure des événements aurait pu être tout autre.
 
Criton : « Pour ma part, je ressens, pour toi comme pour nous qui formons ton entourage, de la honte à la pensée qu’on impute à une certaine lâcheté de notre part la conduite de toute l’affaire, ta comparution devant le tribunal alors que tu pouvais ne pas y comparaître, le cours même qu’a pris le procès et, enfin, le dénouement de l’action […] ; bref, à la pensée qu’on estime que par indignité et par manque de courage nous nous sommes dérobés, nous qui pas plus que toi-même n’avons su te sauver, alors que c’était possible et qu’on pouvait y parvenir si nous avions été bons à quelque chose, si peu que ce fût. Une telle conduite, songes-y bien Socrate, ne risque-t-elle pas d’être tenue à la fois pour indigne et déshonorante pour toi comme pour nous ? »
 
45 e-46a, Page 209
 
Enfin, Criton rappelle qu’il ne reste pas beaucoup de temps à Socrate pour s’évader et passe à l’impératif :
 
Criton : « Allons, Socrate, de toute façon, suis mon conseil et ne dis pas non. »
 
46a, Page 209
 
 
Quatrième extrait : 50 e à 51c, Pages 221 – 222 : La défense de Socrate.
 
Au terme du discours de Criton, tantôt larmoyant, tantôt corrosif, Socrate se décide enfin à répondre et à défendre sa position qui est de ne pas s’évader malgré tout ce que dit Criton en faveur de l’évasion. En bon philosophe, il commence par poser clairement le problème (alors qu’il est tout de même sur le point d’être exécuté) :
 
Socrate : « Il nous faut donc examiner la question de savoir si nous devons nous conduire ainsi, oui ou non. »
 
46b, Page 209
 
Socrate réalise alors son argumentaire en faveur de l’acceptation de sa sentence injuste en personnifiant les Lois de l’Etat. L’évasion ne serait pas injuste uniquement parce qu’elle contiendrait du mal (de la corruption ou de la violence), mais parce que cela ne serait pas rendre justice aux Lois de l’Etat. En effet, ce sont celles-ci qui ont permis à Socrate d’exercer la philosophie au sein de la Cité. S’il contrevenait aux Lois pour sa convenance personnelle dans une situation particulière, il ne serait pas juste envers celles qui l’ont protégé durant tant d’années. S’il s’évadait, Socrate montrerait, par son exemple, que c’est à l’individu de juger si la loi est bonne ou non, s’il doit la suivre ou non, ce qui n’est pas la leçon qu’il veut laisser à la postérité : en effet, dire que l’individu doit consentir à la loi ou la transgresser, c’est lui laisser une trop grande liberté qui peut être dangereuse. Socrate préfère alors se sacrifier pour laisser toute sa force à l’Etat.
 
Lois : « Dis-moi, Socrate, qu’as-tu l’intention de faire ? Ce que tu entreprends de faire, est-ce autre chose que de tramer notre perte à nous, les Lois et l’Etat, autant qu’il est en ton pouvoir ? Crois-tu vraiment qu’un Etat arrive à subsister et à ne pas chavirer, lorsque les jugements rendus y restent sans force, et que les particuliers se permettent d’en saper l’autorité et d’en tramer la perte ? »
 
50a-b, Page 219
 
 
Cependant, Socrate reconnaît que Criton pourrait alors objecter que les Lois ne sont pas ici justes dans la présente condamnation de Socrate et que, pour cette raison, ils sont en droit d’y désobéir :
 
Socrate : « Allons-nous rétorquer aux Lois : « La cité a commis contre nous une injustice et le jugement qu’elle a posé va contre le bon droit. » Est-ce là ce que nous dirons, ou quoi ? 
 
Criton : C’est cela même, par Zeus, Socrate. »
 
50b-c, Page 220
 
 
Cependant, considérer que l’injustice subie par un particulier permet de contrevenir aux Lois, c’est laisser trop de liberté à ce particulier, et mettre en danger les Lois qui, certes, parfois, peuvent se tromper. Or, Socrate ne veut pas mettre en danger les Lois auxquelles il doit tant. Ainsi, il prône l’obéissance radicale aux Lois, même lorsqu’elles se trompent :
 
Socrate : « Mais supposons qu’alors les Lois répliquent :
 
Lois : Socrate, est-ce là ce qui était convenu entre nous et toi ? N’est-ce pas plutôt que tu tiendrais pour valables les jugements de la cité, quels qu’ils fussent ? »
 
50c, Page 220
 
L’obéissance radicale du particulier aux Lois est alors la seule solution pour que vivent les Lois. Il faut leur obéir en toute circonstance, car nous leur devons de vivre, et de vivre correctement :
 
Socrate : « Et si nous nous étonnions d’entendre ces paroles, elles pourraient bien nous dire :
 
Lois : Socrate, ne t’étonne pas de notre langage, réponds-nous plutôt, puisque c’est ton habitude de procéder par questions et par réponses. Allons donc, que nous reproches-tu à nous et à la cité pour entreprendre de nous détruire ? N’est-ce pas à nous, en premier lieu, que tu dois ta naissance, n’est-ce pas nous qui avons marié ta mère et ton père et leurs avons permis de t’engendrer ? Dis-nous donc si tu blâmes celles d’entre nous qui règlent les mariages ? Les tiens-tu pour mal faites ?
 
Socrate : Je n’ai contre elles aucun blâme à soulever, répondrais-je.
 
Lois : Et aux lois qui règlent les soins de l’enfant venu au monde, et son éducation, cette éducation qui fut la tienne à toi aussi ? Etaient-elles mauvaises les lois qui s’y rapportent, elles qui prescrivaient à ton père de faire de la gymnastique et de la musique la base de ton éducation ?
 
Socrate : Elles étaient bonnes, répondrais-je. »
 
50c à e, Pages 220 – 221
 
La première chose que nous devons aux Lois, c’est de nous avoir permis de naître en ayant permis à nos parents de procréer dans de bonnes conditions.
Ensuite vient le fait qu’elles aient organisé notre éducation (gymnastique et musique, dorienne plutôt que lydienne).
Ainsi, comme nous avons une dette envers les Lois, il ne serait pas juste de se révolter contre elles, quoi qu’elles fassent contre nous en tant que particuliers : l’intérêt général de la survie des Lois, celui de la Cité, prime sur l’intérêt particulier que serait la survie de Socrate.
 
Lois : « Bien, et une fois que tu as été mis au monde, que tu as été élevé et que tu as été éduqué, tu aurais le culot de prétendre que vous n’êtes pas toi, aussi bien que tes parents, à la fois nos rejetons et nos esclaves ! Et s’il en va bien ainsi, t’imagines-tu qu’il y ait entre toi et nous égalité de droits, t’imagines-tu que ce que nous pouvons entreprendre de te faire, tu puisses, toi, en toute justice entreprendre de nous le faire en retour ? »
 
50 e, Page 221
 
Ainsi, il y a bien une hiérarchie entre l’intérêt général et l’intérêt particulier, entre les Lois et Socrate. Penser que le particulier a le droit d’attaquer les Lois, l’Etat, en raison d’une injustice, c’est laisser trop d’orgueil à ce particulier, et oublier, avec ingratitude, ce que les Lois nous ont apporté. Si Socrate se révolterait contre les Lois en tant qu’individu, il serait un capricieux ingrat.
Socrate use alors d’une image pour mieux se faire comprendre : les Lois sont comme une autorité parentale sur nous, autorité contre laquelle il ne convient pas de se révolter au moindre inconvénient.
 
Lois : « Quoi, tu serais égal en droit à ton père et à ton maître, si par hasard tu en avais un, et cela te permettrait de lui faire subir en retour ce qu’il t’aurait fait subir, de lui rendre injure pour injure, coup pour coup etc. »
 
50 e-51a, Page 221
 
Lorsque l’enfant est l’égal du parent, lorsque le disciple est l’égal du maître, alors la Cité tombe en ruines.
Socrate pose alors l’importance première de la Patrie, avant même celle de sa propre survie :
 
Lois : « la patrie est chose plus honorable, plus vénérable, plus digne d’une sainte crainte et placée à un rang plus élevé, tant aux yeux des dieux qu’à ceux des hommes sensés ; […] il faut donc vénérer sa patrie, lui obéir et lui donner des marques de soumission plus qu’à un père »
 
51a-b, Page 221
 
La soumission à la Patrie doit alors même primer sur les liens du sang.
La référence aux dieux montre encore une fois qu’il a été absurde de condamner Socrate pour impiété : il poursuit donc sa défense, tout en acceptant sa sentence injuste, pour rester, lui, dans la justice.
Afin de répondre à l’éventuelle objection qui consisterait à dire que les Lois sont ici tyranniques contre l’individu, Socrate rappelle, toujours en faisant parler les Lois, qu’elles sont hautement justes car elles laissent toujours le choix de partir s’installer ailleurs pour une autre Cité :
 
Lois : « nous proclamons pourtant, qu’il est possible à tout Athénien qui le souhaite, après qu’il a été mis en possession de ses droits civiques et qu’il a fait l’expérience de la vie publique et pris connaissance de nous, les Lois, de quitter la cité, à supposer que nous ne lui plaisons pas, en emportant ce qui est à lui, e aller là où il le souhaite. Aucune de nous, les Lois, n’y fait obstacle »
 
51d, Page 222
 
Or, Socrate a décidé de rester à Athènes, ce qui implique de sa part un respect absolu des Lois :
 
Lois : « Mais si quelqu’un de vous reste ici, expérience fait de la façon dont nous rendons la justice et dont nous administrons la cité, celui-là, nous déclarons que désormais il est vraiment d’accord avec nous pour faire ce que nous pourrions lui ordonner de faire. Et nous affirmons que, s’il n’obéit pas, il est coupable à trois titres : parce qu’il se révolte contre nous qui l’avons mis au monde, parce que nous l’avons élevé, et enfin parce que, ayant convenu de nous obéir, il ne nous obéit pas »
 
51d-e, Pages 222 – 223
 
Ainsi, il y a donc bien comme un serment tacite qui oblige Socrate à obéir radicalement aux Lois de sa Cité. Si Socrate a décidé de rester à Athènes, c’est qu’il aime ses Lois. Les Lois lui rappellent alors qu’il n’est jamais sorti de la Cité, si ce n’est pour honorer les dieux ou pour combattre pour elle :
 
Lois : « Socrate, des preuves sérieuses peuvent être invoquées qui montrent que nous te plaisons, nous et la cité. En effet, si la cité ne t’avait pas tellement plus, tu n’y serais pas resté plus longtemps que tous les autres Athéniens, sans jamais en sortir ni pour aller à une fête, sinon une fois à l’Isthme [jeux en l’honneur de Poséidon], ni pour aller dans aucune pays étranger, sauf dans le cadre d’une expédition militaire, ni pour entreprendre un voyage, comme le font les autres gens. »
 
52a-b, Page 223
 
Socrate est donc particulièrement lié aux Lois athéniennes, et ne peut y contrevenir pour convenance personnelle.
Socrate aimait tellement la Cité athénienne qu’il a décidé d’y faire des enfants sous la protection des Lois de cette Cité :
 
Lois : « Ta prédilection à notre égard était si grande, ton accord pour vivre dans la cité en conformité avec nous était si fort, que, entre autres choses, c’est dans cette cité que tu as fait tes enfants, prouvant par là à quel point cette cité te plaisait. »
 
52b-c, Pages 223 – 224
 
Les Lois rappellent également que Socrate a choisi de mourir à Athènes, plutôt que de vivre ailleurs, ce qui montre son attachement à cette Cité, contre laquelle il ne peut donc pas légitimement se révolter en s’évadant :
 
Lois : « Il y a plus. Pendant ton procès, tu pouvais, si tu le souhaitais, proposer l’exil comme peine de substitution. »
 
52c, Page 224
 
Socrate reste alors cohérent dans son comportement en acceptant de mourir dans sa Cité qu’il respecte, plutôt que de fuir et alors de laisser à penser que sa Cité ne mérite pas que l’on y vive.
 
 
Ainsi, nous pouvons dégager 4 leçons de la lecture que nous avons menée du Criton :
 
-         Il ne faut pas se soucier de l’opinion de la masse, mais seulement de celle de l’expert, ici, du juste.
 
-         Il ne faut jamais rendre le mal pour le mal.
 
-         Nous avons une dette envers les Lois de notre Cité, donc, il n’y peut y avoir de droit de révolte.
 
-         « l’important n’est pas de vivre, mais de vivre dans le bien. » (48b, Page 214)
 
 
 
Notions étudiées :
 
Principales :
 
-         La justice et le droit
-         Le devoir
 
Secondaires :
 
-         La société et l’Etat
-         La morale