dimanche 22 mai 2016

Peut-on ne pas être soi-même ?


-         Sujet : Peut-on ne pas être soi-même ?



Ici, il s’agira de savoir s’il est possible, et s’il est souhaitable, de ne pas être soi-même.

Etre soi-même peut d’abord être associé au fait d’être conscient. Etre soi-même, c’est être pleinement soi, être pleinement conscient de ses pensées, de ses propos et de ses actions, être en pleine possession de ses moyens. Etre soi-même, c’est alors ne pas être dans un état second dans lequel on ne maîtriserait pas totalement ses actes. Ainsi, être soi-même, c’est disposer librement de soi-même, de sa personne. Celui qui est bien lui-même ne dépend donc pas de son corps : il agit en tant qu’âme libre. Ainsi, si être pleinement soi-même, c’est agir en tant que personne consciente, cela implique d’être responsable de ses actes, cette responsabilité étant juridique et / ou morale. Agir par soi-même, en étant pleinement conscient de ses actes, c’est agir en son nom propre et en toute connaissance de cause. Ici, seule une personne consciente de ce qu’elle fait peut revendiquer ses actes, même si elle a tort.

Cependant, être soi-même, c’est également être naturel, franc, sans apparat, sans artifice, sans masque. Celui qui est vraiment lui-même est honnête avec lui et avec les autres : il se montre tel qu’il est. Il ne cherche pas à se cacher, à paraître autre qu’il est.

On pourrait également définir le fait d’être bien soi-même en notant le fait que nous ne sommes pas tout à fait semblables aux autres, à la masse des autres. En effet, celui qui est bien lui-même est celui qui est reconnaissable parmi une foule, celui qui ne suit pas la masse moutonnante, celui qui se distingue : je suis moi-même lorsque je fais preuve d’originalité, et non de conformisme. Ainsi, celui qui est lui-même serait celui qui ne se conforme pas à la norme, au mode de vie dominant par exemple.

Ainsi, ne pas être soi-même, c’est d’abord ne pas être pleinement conscient de ses actes : c’est agir, mais sans engager sa personne. Celui qui n’est pas tout à fait lui-même est comme dans un état second : il n’est pas libre, mais dépendant de ce qui cause en lui la perturbation de son état. Par exemple, une personne sous l’emprise d’une drogue n’est pas pleinement elle-même lorsqu’elle commet des actes qu’elle ne commettrait pas en temps normal, comme des actes répréhensibles, voire criminels. Cela ne signifie pas que quelqu’un dans un état second ne peut être tenu responsable de ses actes : quelqu’un alcoolisé qui cause un accident meurtrier est tenu pour responsable de son état (être sous l’emprise de l’alcool est d’ailleurs ici considéré comme une circonstance aggravante). Ne pas être soi-même, c’est aussi faire quelque chose dont on a honte, à cause d’une passion : c’est être en désaccord avec soi, avec ses actes. Par exemple, Médée sait que, raisonnablement, elle ne veut pas la mort de ses enfants, mais, malgré tout, elle les tue, par colère vengeresse car, pour elle, ils sont les symboles de son union trahie avec son mari Jason. Enfin, on n’est pas soi-même lorsque l’on est sous l’emprise de quelqu’un d’autre : nos actions sont dictées par l’autre, sans que nous en ayons conscience. Ici, c’est le phénomène d’embrigadement qui repose sur une subjugation de la personne.



Subjuguer : Du latin subjugare qui signifie « mettre sous le joug ». Exercer un puissant ascendant sur. Envoûter.  Exemple : La cantatrice a subjugué son public.



C’est, par exemple, ce qui se passe pour le fidèle d’un gourou : le fidèle n’est plus lui-même, mais n’est plus que la marionnette de son maître.

Ainsi, nos actions ne sont pas nécessairement ce que nous voulons faire.

Par exemple, un chauffeur de bus honnête qui écrase un enfant n’est pas tout à fait lui-même à ce moment-là au sens où il est meurtrier alors qu’il ne le veut pas : c’est un homicide involontaire.

Ne pas être soi-même, c’est également ce que nous pouvons connaître lorsque nous rêvons. Dans un rêve à la première personne, notre comportement ne correspond pas forcément à ce que nous ferions habituellement. Ainsi, nous, dans notre rêve, n’est pas tout à fait nous-mêmes, pleinement conscients et responsables de ce que nous faisons. Selon la psychanalyse, c’est l’expression de notre inconscient. Problème : reste ici à savoir si nous devons distinguer notre inconscient de nous-mêmes au sens où cela ne fait pas partie de notre Moi conscient, le seul qui vaille, ou bien si notre inconscient qui s’exprime (par le rêve, les actes manqués, ou encore les lapsus) est une partie de nous-mêmes.

Une troisième situation peut nous faire comprendre ce qu’est ne pas être soi-même : l’extase mystique. Le mystique, c’est-à-dire celui qui est élevé à Dieu par la grâce, n’est plus tout à fait lui-même : il sort de lui-même, de son corps, vers Dieu.

Enfin, ne pas être soi-même, c’est ne pas être naturel, franc, honnête : c’est se dissimuler, à soi et / ou aux autres, c’est avoir un masque, jouer un rôle, de manière consciente, stratégiquement, ou non, en se conformant à son environnement.

L’opinion commune pourrait consister à dire qu’il n’est pas possible de ne pas être soi-même. En effet, on reste le même sujet pensant, peu importe les circonstances. Même quelqu’un qui agirait sous une certaine emprise resterait nécessairement lui, la personne qu’il est : il ne deviendrait pas quelqu’un d’autre, une autre personne. Quelqu’un dans un état second, sous l’emprise d’une drogue par exemple, reste lui, la personne qu’il est : il ne devient pas une autre personne. C’est la raison pour laquelle, s’il commet un homicide, ici involontaire, c’est sa personne qui est tout de même jugée, ici ayant commis un meurtre à cause de son état : ce n’est pas une autre personne qui est jugée, comme son double maléfique, mais bien lui n’ayant pas su gérer son état. Il reste responsable de ses actes (d’abord du fait d’avoir consommé) même s’il ne les assume pas. (La responsabilité s’étend d’ailleurs à ceux qui l’ont laissé prendre la route, complices de l’homicide). Ainsi, aux yeux de l’appareil judiciaire, il y a une permanence de notre personne, de notre identité : nous restons, tout au long de notre vie, le même sujet moral à qui l’on peut imputer des actes.



Imputer : Attribuer à quelqu’un la responsabilité de.



Quelqu’un de colérique ne peut donc pas décharger sa responsabilité au nom de son caractère.

A l’objection de l’inconscient, présent, selon la psychanalyse, dans le rêve, l’acte manqué et le lapsus, l’opinion commune répondrait que l’inconscient n’est pas un autre Moi en nous : l’inconscient, avec ses pulsions, fait partie de nous-mêmes. Ainsi, lorsqu’il s’exprime, c’est une partie de nous-mêmes qui s’exprime.

Il ne serait pas non plus possible de ne plus être soi-même lors de l’extase mystique : en effet, dire que la personne du mystique se fond en Dieu n’est qu’une interprétation possible de l’extase. Au contraire, il est également possible que l’individu entre en contact avec Dieu, mais tout en gardant son individualité. Le mystique resterait lui-même face à Dieu : il ne disparaîtrait pas au contact de l’infini.

Enfin, il ne semble pas possible de ne pas être soi-même au sens de se dissimuler en permanence, à soi et face au regard des autres, sous des apparences artificielles : l’homme aurait besoin, dans son existence, de moments de vérité durant lesquels il est honnête avec lui-même et / ou il se dévoile totalement à l’autre, dans une démarche de confiance, qui comporte toujours un risque. Il s’agirait ici d’un besoin psychologique répondant au caractère insupportable car épuisant du fait de jouer des rôles.

Pourtant, il semble possible, par moments, de ne pas être soi-même.

Etre soi, c’est-à-dire être le sujet pensant et responsable de ses actes, être ce qui nous définit en tant que personne, n’est pas être soi-même, c’est-à-dire être pleinement lucide sur ce que nous sommes et faisons. Il y a en effet des moments où la lucidité est absente : bien que l’on reste soi, nous ne sommes pas tout à fait nous-mêmes, dans notre état normal. Par exemple, une personne âgée qui perd des facultés, qui n’a plus toute sa tête, si elle écrase quelqu’un en conduisant, aura sans doute des circonstances atténuantes pour son acte en raison de sa maladie car elle n’était pas tout à fait elle-même à ce moment-là, c’est-à-dire en pleine possession de ses moyens, et son état n’est pas sa faute. En raison d’une pathologie mentale, la justice peut aller jusqu’à qualifier une personne de non responsable de ses actes et de prononcer, en cas d’homicide, un non-lieu. L’appareil judiciaire reconnaît donc qu’il y a des situations dans lesquelles on n’est pas tout à fait soi-même.

La justice aura également à cœur de prendre en considération du cas limite de la schizophrénie (nous parlons de cas limite car les cas de vraie schizophrénie sont rares : la plupart du temps, les malades ne sont que borderline, c’est-à-dire disposant d’humeurs changeantes, voire très changeantes) : en effet, en raison de cette pathologie mentale, il se peut que certains de « mes » actes, ne soient pas les miens, mais ceux d’une autre personne en moi, d’une autre identité en moi. Pourtant, c’est bien « mon corps » qui a commis le crime. La justice peut-elle alors distinguer les différentes identités du schizophrène et ne condamner que le responsable ? Cela semble impossible (bien que cela soit peut-être l’un des fantasmes de la société, fantasme qui se voit mis en images dans cet épisode de la série de science-fiction Stargate dans lequel un corps contenant deux identités, deux personnes, est jugé pour savoir qui est le légitime propriétaire de ce corps, une machine permettant d’établir une distinction entre ces deux identités). Il y a donc bien des cas, certes limites, dans lesquels une personne n’est pas elle-même : une autre personne, une autre identité, logée dans la première personne, prend le contrôle du corps. C’est ce cas de schizophrénie qui est évoqué dans le film Fight Club dans lequel le héros ne prend conscience qu’à la fin du film que celui avec qui il parle et qu’il prenait pour une autre personne que lui n’est autre que lui-même, qu’une simple projection de son esprit, qu’un délire de son imagination. Ainsi, il prend conscience que certaines actions qu’ « il » a commises, dont une action terroriste (le projet chaos), qu’il pensait réalisées par son ami n’ont en réalité été commises que par lui, sans qu’il en ait conscience, sans qu’il soit, à ce moment-là, lui-même.

Les situations dans lesquelles l’inconscient s’exprime peuvent être considérées comme des preuves que, parfois, nous ne sommes pas véritablement nous-mêmes : lors d’un lapsus par exemple, c’est comme si quelqu’un d’autre parlait à notre place. Ici, on n’est pas soi-même au sens où on n’est pas pleinement conscient de ses actes : ce n’est pas nous qui agissons en toute connaissance de cause, mais c’est autre chose qui s’exprime par nous. Ici, l’inconscient n’est pas nous-mêmes car ce n’est pas notre Moi conscient, le seul considéré ici comme étant le dépositaire de notre identité.

Une certaine interprétation de la mystique fait en sorte que, lors de l’extase, nous ne sommes plus nous-mêmes : le mystique peut, par exemple, être transfiguré, c’est-à-dire que sa personne est noyée par la lumière divine. Ici, il n’est plus lui-même au sens où il n’est plus à proprement parler.

Enfin, on peut être soi sans être pleinement soi-même lorsque l’on se cache, à soi ou aux yeux des autres, en jouant un rôle. Par exemple, l’acteur qui joue des émotions n’est plus vraiment lui-même à ce moment-là : il prend la peau du personnage et joue une personne qui n’est pas la sienne au point de devenir ce qu’il joue. Peut-être que nous jouons constamment des rôles, comme au théâtre : en société, pour plaire par exemple, ou même face à nous-mêmes, pour ne pas voir certains traits dérangeants de notre personne par exemple.

Ainsi, la question est ici de savoir si ou bien il n’est pas possible d’être une autre personne que soi, ou bien s’il est possible, par moments, de ne pas être pleinement soi-même, c’est-à-dire d’être comme un autre.

En effet, nous sommes tellement complexes que parler d’une unité de notre personne n’est peut-être qu’une fiction : n’ai-je pas, en moi, une certaine altérité ? Suis-je encore ce que je me souviens avoir été ? Suis-je ce que je ne veux pas voir de moi ? 

Afin de répondre à cette question, nous devrons d’abord voir en quoi il semble absurde de penser qu’une personne puisse être autre qu’elle-même. Cependant, nous devrons noter qu’il existe des moments durant lesquels une personne n’est pas pleinement elle-même, soit par manque de conscience, soit volontairement, par dissimulation. Enfin, il faudra nous questionner sur la légitimité du fait de ne pas toujours être pleinement soi-même.





I / L’impossibilité de ne pas être soi-même : la permanence de la personne.



Peu importe les circonstances, on reste la même personne : on ne devient pas autre, une autre personne. Ainsi, il semble d’abord que nous ne pouvons pas ne pas être nous-mêmes, considérés en tant que personnes, en tant que sujets, c’est-à-dire en tant que dépositaires d’une identité constante.

Même si mon identité civile change (en raison d’un changement de nom, ou de sexe), n’est-il pas illusoire de croire que je deviens une nouvelle personne ? Il peut alors y avoir deux cas de figure :

-          Soit la personne a toujours été, au fond d’elle, ce qu’elle est devenue à la suite du changement : ainsi, la transformation n’est pas l’avènement d’une nouvelle personne, mais simplement un retour à la normale.

-          Soit la personne croit qu’elle a acquis une toute nouvelle identité (comme ceux qui croient au personnage qu’ils se sont construits, à force de le jouer, par habitude), et, alors, elle est dans l’illusion car elle est, en réalité, dans le déni d’une partie de son passé, passé qui constitue pourtant, même si la personne ne le veut pas, son psychisme actuel : on ne peut faire table rase de son passé.



C’est en tout cas ces réflexions que posent les cas de transformations de l’identité sexuelle, comme celui, médiatisé, de Bruce Jenner, athlète médaillé d’or aux Jeux Olympiques de 1976, « devenu » (si tant est que l’on devienne une autre personne) ou redevenu, en revenant à ce qu’ « il » aurait toujours été, Caitlyn Jenner en 2015, animatrice à la télévision.



A / Sur le plan juridique :



Juridiquement, seule l’identité civile change, mais, en cas d’infraction, c’est notre personne considérée en tant que sujet moral qui est jugée.

Dans le cas d’une altération du jugement dans certaines circonstances, malgré un état second, ce n’est pas notre double maléfique qui est sanctionné, mais bien nous-mêmes. Par exemple, quelqu’un conduisant sous l’emprise de la drogue, même s’il ne voulait pas écraser sa victime, est jugé pour cet homicide. Ici, cela ne peut être qualifié d’homicide involontaire : au contraire, le fait d’avoir consommé avant de prendre le volant est une circonstance aggravante car l’individu a mis en danger la vie d’autrui en connaissance les risques. Cette responsabilité aggravée est élargie à ceux qui l’ont laissé conduire.

L’appareil judiciaire pose alors comme postulat la permanence de la personne, du sujet moral qui est à juger. En effet, dire que l’on n’est plus celui qui a commis les crimes du passé ne peut être une défense valable au regard de la justice.

Le pouvoir judiciaire peut même aller plus loin en refusant de considérer comme étant possible tout changement de la personne, tout rachat, toute rédemption. C’est ce qu’incarne le personnage de Javert dans Les Misérables (1862) de Victor Hugo. En effet, il considère (à tort ?) que Jean Valjean est et restera pour toujours un délinquant, une brute épaisse, malgré toutes les apparences respectables qu’il cherche à se donner. Alors que Valjean s’est enfui du bagne, il réussit à s’installer dans un village sous la fausse identité de Monsieur Madeleine : il devient un riche entrepreneur, et même maire du village. On pourrait croire qu’il a changé, qu’il n’est plus le bagnard qu’il a été, qu’il est devenu respectable, mais Javert ne l’entend pas de la sorte. Pour Javert, l’identité, le caractère, la nature profonde, ne peut se modifier.



B / Le sentiment d’exister :



Si l’on considère maintenant les deux autres situations exposées en introduction, le rêve et l’extase, on peut noter que, bien que notre état soit altéré en ces moments, nous restons nous, considérés en tant que personnes uniques : nous ne devenons pas autres, c’est-à-dire que nous avons bien le sentiment qu’il s’agit de nous, dans un rêve à la première personne par exemple, bien que nous soyons légèrement différents par rapport à notre état normal. Ainsi, on se sent soi-même comme existant en tant que personne unique, et ce peu importe les circonstances. On a donc une connaissance intuitive de nous-mêmes, de ce que nous sommes, de ce qui fait notre identité, et cette connaissance pré-réflexive ne nous quitte jamais. Rousseau parle alors de la conscience comme d’un « instinct divin », c’est-à-dire comme d’une connaissance intuitive, sentie, et non réfléchie, démontrée, prouvée, de notre existence en tant qu’esprit, et cette connaissance de nous-mêmes nous serait accordée par Dieu.



« Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions. »

Rousseau, Emile, 1762



Ici, on peut voir un parallèle avec la manière de connaître Dieu exposée par Pascal, qui passe par le « cœur », et non par la raison. On se sent soi-même, c’est-à-dire qu’on a l’intuition de soi-même existant en tant que conscience unique, comme on sent que Dieu existe sans nécessairement y réfléchir.

En ôtant la référence à la divinité qui nous accorde cette connaissance intuitive de soi-même, Sartre établit le même constat :



« L’être de la conscience en tant que conscience c’est d’exister (…) comme présence à soi et cette distance nulle que l’être porte dans son être c’est le néant. »

Sartre, L’Etre et le Néant, 1943



Il y a donc une « distance nulle », un « néant », entre nous et nous-mêmes. Sartre parle alors d’une « pure conscience irréfléchie » (Ibid., III, 3, tel, Page 278), d’une conscience avant le discours sur cette conscience, d’une intuition, d’un sentiment de conscience. On sent que l’on existe comme conscience, sans nécessairement y penser.  Ici, il semble absurde de penser qu’il serait possible de ne pas être soi-même : en effet, on sent que l’on est bien soi de manière irréfléchie et ce peu importe les situations.



C / La conscience réfléchie :



Ainsi, on sent sa conscience de manière irréfléchie : maintenant, passons à la conscience réfléchie. Quelle est-elle ? Comment pourrions-nous définir la conscience que nous sentons être ?

La façon peut-être la plus classique de définir la conscience, l’esprit, l’âme, est de la qualifier d’entité immatérielle, constituant l’identité d’une personne, qui interagit avec le corps : c’est la pensée dualiste. Ici, l’âme est absolument distincte du corps : l’esprit n’est pas la matière. Je suis mon âme qui use de mon corps : en aucun cas je ne peux dire que je suis mon corps. En effet, si je perds une partie de mon corps, mon identité ne se modifie pas : je reste toujours moi-même, ma personne reste la même, bien que les jugements que peuvent porter les autres sur moi et que je peux porter également en m’observant peuvent se trouver modifiés. Par exemple, à la suite d’un accident, je deviens handicapé : je suis, pour les autres et pour moi, un handicapé, mais ma personne, mon essence d’homme ne s’est pas trouvée modifiée par l’accident. Ainsi, mon identité ne dépend pas d’un jugement (ce jugement risquerait d’être réducteur) : ce qui fait mon identité, c’est mon essence, et mon essence, c’est mon âme immatérielle car c’est ce qui reste (moi-même) malgré les changements. L’âme est avant tout vue comme étant ce qui nous permet de diriger notre corps : nous sommes notre âme, et cette âme se sert d’un outil, de notre corps, pour interagir avec le monde.



« Je suis plus mon corps que mes vêtements et je suis plus mon âme que mon corps. »

Platon, Alcibiade



« L’âme est comme un pilote dans un navire. »

Platon



Cependant, l’immatérialité de cette âme n’est pas encore prouvée chez Platon : elle est seulement posée comme étant un principe. En effet, chez Platon, ce qui est sensible n’est pas véritablement car cela est soumis au devenir perpétuel pensé par Héraclite : ainsi, ce qui est véritablement n’est pas ici-bas, ne peut être qu’immatériel, qu’intelligible. Il faut alors chercher à se connaître soi-même en sortant de la Caverne, c’est-à-dire en s’extrayant des illusions créées par l’art, et en étant lucide sur le fait que les choses sensibles ne sont, elles aussi, que des illusions.

Descartes, lui, va chercher à prouver logiquement l’immatérialité de l’âme : il ne va pas se contenter de la poser comme étant un principe. Grâce au parcours qu’il établit dans ses Méditations métaphysiques [1641], Descartes démontre ce qu’il est, ce qui reste lui-même malgré les changements, c’est-à-dire ce qui fait son identité. En effet, alors qu’il doutait de tout, notamment de la réalité des choses matérielles, des corps, il ne pouvait pas douter du fait qu’il était en train de penser. Ainsi, la seule chose qui ne peut être remise en question n’est pas ce dont Descartes doutait, c’est-à-dire quelque chose de matériel, de corporel. L’âme, l’esprit, est donc nécessairement immatériel.



Etude de texte de Descartes :



«          Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain.

            Mais que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en l’esprit ces pensées ? Cela n’est pas nécessaire ; car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je pas quelque chose ? Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps. J’hésite néanmoins, car que s’ensuit-il de là ? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens, que je ne puisse être sans eux ? Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur – très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit. »



Descartes, Méditations métaphysiques, 1641, II, Hatier, 1999, Pages 29 – 30 ; GF, Pages 71 à 73 (avec la version latine)



Introduction :



            Dans cet extrait de sa seconde Méditation métaphysique, Descartes réalise un cheminement intellectuel, fait de doutes, pour établir au moins une vérité indubitable : celle de son existence. Descartes suit ici sa méthode dans laquelle il remet en cause la totalité de ce que l’on pense couramment savoir pour établir une vérité affermie, certaine.

Son propos consiste à démontrer la certitude de sa propre existence, malgré le doute hyperbolique auquel il se livre volontairement : la différence entre le scepticisme et la démarche cartésienne réside dans le fait que le sceptique doute et ne fait que constater qu’il ne peut rien connaître, alors que Descartes doute méthodiquement, en vue d’établir une première vérité absolument certaine. Descartes émet d’abord la possibilité que cette première vérité soit en Dieu qui mettrait en nous nos pensées. Cependant, il s’avère, en fonction du raisonnement cartésien, qu’une première vérité est bien plus évidente, logique et universelle que cela. En effet, alors qu’il a remis en cause le fait d’être un corps (ce corps n’est peut-être qu’une illusion, qu’un rêve, qu’une manipulation d’un « malin génie » qui mettrait en notre esprit des représentations fausses), Descartes a reconnu qu’il était quelque chose qui remet en cause le fait d’être un corps, donc, qu’il était quelque chose de pensant, d’en train de douter, de remettre en cause. Ainsi, même si le « malin génie » nous trompe, un dieu malveillant, il ne peut nous empêcher d’accéder à cette vérité première : nous sommes des choses pensantes qui sont trompées. Ainsi, Descartes, en tant qu’esprit, et non en tant que corps, existe, comme tout être pensant qui se reconnaît, qui se comprend comme tel en suivant la démarche cartésienne. Il en vient ainsi à son fameux : « Je suis, j’existe », traduit à tort par « Je pense, donc je suis », et trop souvent mal compris en faisant de cette phrase une revendication de l’individu pensant en tant qu’individu : ce qui est important n’est pas le « Je », mais le « suis ».

            Ainsi, la question est ici de savoir s’il n’y a pas un moyen d’accéder à une vérité première indubitable, certaine, qui résiste au doute méthodique et hyperbolique de la démarche cartésienne.

            Afin de répondre à cette question, nous suivrons les différentes étapes de la démarche cartésienne proposées ici par l’extrait. Nous verrons d’abord, au travers du premier paragraphe, où mène le doute hyperbolique qui a eu cours lors de la première méditation précédant notre extrait (lignes 1 à 5). Cependant, nous montrerons que Descartes cherche à sortir de ce doute, de cette incertitude, d’abord en évoquant la possibilité de l’existence de Dieu qui mettrait en nous nos pensées (lignes 6 à 9). Néanmoins, Descartes se dirige, au fil de sa réflexion, vers une vérité plus logique et plus universelle, plus accessible : celle de la certitude de son existence en tant qu’être pensant. Ainsi, il reconnaît que s’il remet en cause le fait d’être un corps, il est quelque chose qui remet en cause, qui doute, qui pense (lignes 9 à 15). Néanmoins, il évoque la possibilité de l’existence d’un « malin génie », d’un dieu trompeur qui manipulerait nos pensées (lignes 15 à 18). Or, malgré cela, si jamais un tel mauvais dieu existait, il n’empêche que je serais une chose trompée par ce dieu. Ainsi, j’existe, Descartes existe en tant que chose pensante, pouvant être trompée par le « malin génie » (lignes 18 à 21).



I / Lignes 1 à 5 :



Descartes remet méthodiquement en cause tout ce qu’il prenait pour la vérité. Pour ce faire, il remet en question les moyens classiques de la connaissance, c’est-à-dire, ici : la perception ; la mémoire et la sensibilité (le fait de disposer de ses sens). Il en vient même à proposer l’hypothèse selon laquelle tout ne serait qu’imagination, que « fictions de mon esprit » (ligne 4). L’argument du rêve pourrait, là encore, être mobilisé.

Une fois ce doute hyperbolique réalisé, Descartes, à la fin de la première méditation, se trouve dans une certaine détresse intellectuelle : peut-être que rien n’est certain, que rien ne peut être connu par l’homme. Descartes est alors au seuil de la doctrine sceptique : « Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain. » (lignes 4 – 5).

Or, Descartes se met volontairement à douter, mais pour s’extraire du doute, pour établir une véritable première connaissance certaine, autre que celle des sceptiques qui consiste à dire que la seule connaissance qui soit, c’est que la connaissance est impossible (ce qui est, d’ailleurs, un propos contradictoire). C’est en vue de ce projet d’établir la connaissance que Descartes passe alors à la seconde Méditation.



II / Lignes 6 à 9 :



En bon chrétien, Descartes commence par supposer que la première vérité certaine, indubitable, c’est Dieu, l’existence de Dieu, qui viendrait mettre en nous nos pensées : « N’y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en l’esprit ces pensées ? » (lignes 7 – 8).

Pourtant, un athée pourrait reprocher le manque de rigueur logique au fait de poser en principe, en axiome, l’existence de Dieu. Ainsi, Descartes estime, ce qui est audacieux pour l’époque, et pour Descartes lui-même au regard de sa foi chrétienne, qu’il n’a pas besoin de Dieu pour atteindre une première vérité certaine : « Cela n’est pas nécessaire. ». En effet, avant qu’il ne soit certain que Dieu existe, il est certain que j’ai actuellement des pensées, quelles qu’elles soient. Ainsi, je n’ai pas besoin de faire référence à Dieu pour comprendre que je pense : « peut-être que je suis capable de les produire de moi-même [mes pensées]. » (ligne 9).



III / Lignes 9 à 15 :



Descartes estime alors qu’il est quelque chose : il ne définit pas trop cette « chose » qu’il est pour le moment pour ne pas complexifier sa réflexion. Descartes est quelque chose qui pense, et cette chose peut le comprendre sans faire appel à Dieu.

Cette chose ne peut être un corps, étant donné que Descartes a nié, dans la première méditation, la vérité de l’existence de son corps. En effet, son corps n’est peut-être que le produit d’une illusion : rien ne peut m’assurer que mon corps existe.

Descartes évoque la tentation matérialiste : « J’hésite néanmoins, car que s’ensuit-il de là ? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens, que je ne puisse être sans eux ? » (lignes 11 – 12). Le matérialiste considère que, si mon corps n’existe pas, je n’existe pas.

Or, Descartes va démontrer le contraire : je peux exister sans mon corps. En effet, alors que j’ai nié, par mon esprit, que toute chose matériel, toute matérialité existe, il reste au moins, logiquement existant, l’esprit qui a procédé à une telle négation. Ainsi, Descartes ne peut être un corps, mais il est, de manière certaine, une chose, un esprit qui doute, qui remet en cause, qui pense.



IV / Lignes 15 à 18 :



Descartes évoque alors l’argument dit du « malin génie » qui consiste à penser que peut-être que toutes nos pensées, y compris la réflexion que nous menons ici avec Descartes, ne sont que tromperies, pensées du faux introduites en notre esprit par un mauvais dieu qui nous manipulerait : « Mais il y a un je ne sais quel trompeur – très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. » (lignes 15 – 16).

Or, même si un tel mauvais dieu existe, Descartes saurait encore prouver la vérité première qu’est celle de son existence en tant que chose pensante. En effet, car, même si nous sommes trompés par le « malin génie », nous sommes des choses pensantes trompées par lui : « Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. » (lignes 16 à 18). C’est là l’affermissement de la vérité première établie par Descartes pour échapper au scepticisme.



V / Lignes 18 à 21 :



Descartes finit alors sa réflexion en établissant ce qui est devenu l’une des phrases cultes de la philosophie : « Je pense, donc, je suis », ou, ici, « Je suis, j’existe » : je suis une chose qui pense, qui doute, qui est peut-être trompée par le « malin génie », donc, j’existe, là est la conséquence naturelle du doute méthodique cartésien.

Pourtant, la vérité de l’existence de l’esprit n’est que lorsque nous y pensons, que lorsque nous réalisons tout le parcours intellectuel de la méthode cartésienne. C’est pour cela que Descartes refera appel à Dieu, dans la suite de ses Méditations métaphysiques, en établissant le principe de la « Création continuée » selon lequel Dieu est le garant de la permanence de la vérité de notre existence, même lorsque nous n’y pensons pas, car Dieu n’est pas, ne peut être un « malin génie », car, s’Il est « malin », il ne serait pas Dieu.





Descartes établit donc l’immatérialité de la conscience, de l’âme humaine :



« elle est une substance entièrement distincte du corps ; car, examinant ce que nous sommes, nous qui pensons maintenant qu’il n’y a rien hors de notre pensée qui soit véritablement ou qui existe, nous connaissons manifestement que, pour être, nous n’avons pas besoin d’extension, de figure, d’être en aucun lieu, ni d’aucune autre telle chose qu’on peut attribuer au corps, et que nous sommes par cela seul que nous pensons ; et par conséquent que la notion que nous avons de notre âme ou de notre pensée précède celle que nous avons du corps, et qu’elle est plus certaine, vu que nous doutons encore qu’il y ait au monde aucun corps, et que nous savons certainement que nous pensons. »

Descartes, Principes de la philosophie, 1644, I, 8 : « Qu’on connaît aussi la distinction qui est entre l’âme et le corps. »



« Lorsque nous tâchons à connaître plus distinctement notre nature, nous pouvons voir que notre âme, en tant qu’elle est une substance distincte du corps, ne nous est connue que par cela seul qu’elle pense, c'est-à-dire, qu’elle entend, qu’elle veut, qu’elle imagine, qu’elle se ressouvient, et qu’elle sent, pource que toutes ces fonctions sont des espèces de pensées. »

Descartes, Description du corps humain



« ce moi, c’est-à-dire l’âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il ne fût point, elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est. »

Descartes, Discours de la méthode, 1637, IV



« la nature intelligente est distincte de la corporelle »

Ibid., Classiques Larousse, Page 38



« elle ne peut aucunement être tirée de la puissance de la matière »

Ibid., V, Page 58





La « substance pensante » s’oppose alors, selon Descartes, à la « substance matérielle » ou « corporelle » qui, elle, est mécanique. Descartes est un penseur mécaniste, et se permet de comparer le corps des êtres vivants à des machines fabriquées par l’homme. Une telle comparaison semble mal venue, étrange, mais Descartes la justifie de son point de vue de chrétien en faisant référence à la « machine de terre » créée par Dieu avant Adam, avant que l’homme n’ait la vie : selon Descartes, Dieu est passé par ce moyen pour créer l’Homme pour que celui-ci puisse comprendre le fonctionnement de son corps. Ainsi, pour Descartes, toute la nature, tout ce qui est vivant, peut s’expliquer mécaniquement, au regard de modèles mécaniques :



« Quand l’horloge indique l’heure, c’est la même manière que le pommier qui donne des pommes. »

Descartes, Principes de la philosophie, 1644



« Lorsque les hirondelles viennent au printemps, elles agissent en cela comme des horloges. »

Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 1646



Même pour étudier la différence entre le corps vivant et le corps mort, Descartes prend appui sur l’analyse qu’il fait de machines :



« Jugeons que le corps d'un homme vivant diffère autant de celui d'un homme mort que fait une montre, ou autre automate (c'est-à-dire autre machine qui se meut de soi-même), lorsqu'elle est montée et qu'elle a en soi le principe corporel des mouvements pour lesquels elle est instituée avec tout ce qui est requis pour son action, et la même montre, ou autre machine, lorsqu'elle est rompue et que le principe de son mouvement cesse d'agir. »

Descartes, Les Passions de l’âme,1649, Article 6 :« Quelle différence il y a entre un corps vivant et un corps mort. »





Les successeurs de Descartes lui ont d’ailleurs repris cette pensée de la nature, du vivant, et de la physique :



« dans toute la nature corporelle il n’y a que des machines (qui souvent sont animées) »

Leibniz (1646 – 1716), philosophe allemand, Correspondance avec Arnauld, Lettre XX de Leibniz à Arnauld, à Gôttingue, 30 avril 1687, Vrin





Or, si notre âme est immatérielle comme l’avance Descartes, cela pose le problème de la communication entre l’âme et le corps : en effet, comment quelque chose d’immatériel peut-il entrer en contact et avoir des effets sur ce qui est corporel, matériel ?

Pourtant, cela est bien un fait que l’âme et le corps communiquent :

-          L’âme donne ses instructions au corps, « comme un pilote dans un navire » (Platon).

-          Mais le corps agit également sur l’âme : en effet, à chaque fois que l’on se blesse, une information est communiquée à notre esprit.

Or, notre esprit est immatériel, incorporel.  

Descartes pense alors situer la porte d’entrée de l’âme dans le corps dans la glande pinéale, ce que nous appelons aujourd’hui l’hypophyse. Ce qui permettrait d’établir la communication entre l’âme immatériel et le corps matériel serait les « Esprits Animaux », c’est-à-dire ce que nous appelons aujourd’hui les hormones. Par ce biais, l’âme délivrerait ses instructions au corps, et le corps pourrait agir sur l’âme.  

Pourtant, cela n’est pas satisfaisant : en effet, Descartes n’explique pas, sur le plan de la logique, comment le contact entre l’immatériel et le matériel peut se faire. Il n’explique que les effets d’une telle communication.

Ainsi, pour répondre à cette épineuse question, les cartésiens ont amené différentes propositions, notamment deux d’entre eux : Malebranche et Leibniz.

Malebranche [1638 – 1715], philosophe et théologien français, lui, pense qu’il n’y a pas véritablement communication entre l’âme et le corps, mais que leur concordance est assurée par des « miracles perpétuels » organisés par Dieu. Lorsque je veux lever mon bras, par exemple, Dieu, par miracle, fait que mon bras se lève.

Leibniz, lui, estime qu’une telle proposition est irrecevable car indigne de Dieu : il serait indigne de Dieu de penser qu’Il ait pu créer un monde qui ait besoin de tant de miracles pour fonctionner correctement. La proposition de Malebranche, c’est se tromper sur Dieu, et sur ce qu’est un miracle, qui doit rester exceptionnel. Leibniz propose alors l’idée selon laquelle Dieu ait pré-établit une harmonie parfaite entre l’âme et le corps. Il n’y a donc, comme chez Malebranche, pas de communication entre l’immatérialité et la matérialité, mais ces deux sphères sont en parfaite harmonie grâce à ce que Dieu a prévu.



« l’union de l’âme avec la machine du corps et les parties qui y entrent, et l’action de l’un sur l’autre ne consiste que dans cette concomitance qui marque la sagesse admirable du créateur bien plus que toute autre hypothèse. »

Leibniz, Correspondance avec Arnauld, Lettre XX de Leibniz à Arnauld, à Gôttingue, 30 avril 1687, Vrin



« on jugera aisément que cette hypothèse est la plus probable, étant la plus simple, la plus belle et la plus intelligible »

Ibid.





Ainsi, il semble que ce qui reste toujours moi-même est mon âme immatérielle, peu importe les changements, notamment ceux du corps, et cette âme est en relation avec le corps, bien que cette relation soit visiblement difficile à penser.



Transition :



Pourtant, ce discours réfléchi sur l’âme humaine, cette théorie de l’âme semble postuler une constance et une unité qui n’est peut-être pas si évidente que cela. La conscience est-elle véritablement monolithique et toujours la même ?



II / Pourtant, il est possible, par moments, de ne pas être soi-même :



Nous avons postulé la permanence de notre identité au travers de notre âme immatérielle : nous serions toujours le même, maître de notre corps. Pourtant, notre identité est-elle véritablement constante ? Sommes-nous toujours le même ? N’existe-t-il pas des moments durant lesquels nous ne sommes plus tout à fait nous-mêmes en n’étant plus le même ?



A / Une conscience évolutive, mouvante :



En sortant de la conception classique de la conscience associée à l’âme immatérielle, nous pouvons dire que ce qui constitue notre identité est d’abord notre rapport au temps, et notamment aux différentes périodes de notre histoire personnelle. Or, si la conscience ne consiste qu’en ce rapport, comme le propose Bergson, nous ne pouvons dire que nous restons tout le temps nous-mêmes, de manière constante : notre rapport à notre passé et à notre avenir est en constante évolution. Ainsi, nous ne sommes jamais le même car ce rapport se modifie à chaque instant. Bergson établit alors deux traits caractéristiques du vécu de la conscience :

-          elle est le point central de notre personne qui se rapporte aux différents temps : le passé par la mémoire, l’avenir par l’anticipation, et le présent, lui, n’est jamais véritablement vécu comme tel.



Le fait que le présent ne soit pas vécu a déjà été souligné par Pascal, qui en conclut l’impossibilité du bonheur terrestre :



Texte de Pascal :



« Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »

Pascal, Pensées, 1669 (posthumes), Paragraphe 172





Or, ce rapport aux différents temps est constamment changeant, ce qui fait que notre conscience, ce qui fait notre identité pour nous-mêmes, n’est jamais véritablement : nous ne sommes jamais nous-mêmes de manière fixe, mais nous devenons à chaque instant nous-mêmes, dans une dynamique, dans une constante évolution de notre rapport à notre passé et à notre avenir.



-          Parce que la conscience est anticipation et donc projection dans l’avenir, elle est la source de nos choix.



Texte de Bergson :



«          Qui dit esprit dit, avant tout, conscience. Mais, qu’est-ce que la conscience ? Vous pensez bien que je ne vais pas définir une chose aussi concrète, aussi constamment présente à l’expérience de chacun de nous. Mais sans donner de la conscience une définition qui serait moins claire qu’elle, je puis la caractériser par son trait le plus apparent : conscience signifie d’abord mémoire. La mémoire peut manquer d’ampleur ; elle peut n’embrasser qu’une faible partie du passé ; elle ne peut retenir que ce qui vient d’arriver ; mais la mémoire est là, ou bien alors la conscience n’y est pas. Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s’oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement l’inconscience ? […] Toute conscience est donc mémoire, - conservation et accumulation du passé dans le présent.

            Mais toute conscience est anticipation de l’avenir. Considérez la direction de votre esprit à n’importe quel moment : vous trouverez qu’il s’occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L’attention est une attente, et il n’y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L’avenir est là ; il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui : cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est un empiétement sur l’avenir.

            Retenir ce qui n’est déjà plus, anticiper sur ce qui n’est pas encore, voilà donc la première fonction de la conscience. Il n’y aurait pas pour elle de présent, si le présent se réduisait à l’instant mathématique. Cet instant n’est que la limite, purement théorique, qui sépare le passé de l’avenir ; il peut à la rigueur être conçu, il n’est jamais perçu ; quand nous croyons le surprendre, il est déjà loin de nous. Ce que nous percevons en fait, c’est une certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties : notre passé immédiat et notre avenir imminent. Sur ce passé nous sommes appuyés, sur cet avenir nous sommes penchés ; s’appuyer et se pencher ainsi est le propre d’un être conscient. Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l’avenir. Mais à quoi sert ce pont, et qu’est-ce que la conscience est appelée à faire ?

            […] si, comme nous le disons, la conscience retient le passé et anticipe l’avenir, c’est précisément, sans doute, parce qu’elle est appelée à effectuer un choix : pour choisir, il faut penser à ce qu’on pourra faire et se remémorer les conséquences, avantageuses ou nuisibles, de ce qu’on a déjà fait ; il faut prévoir et il faut se souvenir. Mais d’autre part notre conclusion, en se complétant, nous fournit une réponse plausible à la question que nous venons de poser : tous les êtres vivants sont-ils des êtres conscients, ou la conscience ne couvre-t-elle qu’une partie du domaine de la vie ?

            Si, en effet, conscience signifie choix, et si le rôle de la conscience est de se décider, il est douteux qu’on rencontre la conscience dans des organismes qui ne se meuvent pas spontanément et qui n’ont pas de décision à prendre. A vrai dire, il n’y a pas d’être vivant qui paraisse tout à fait incapable de mouvement spontané. Même dans le monde végétal, où l’organisme est généralement fixé au sol, la faculté de se mouvoir est plutôt endormie qu’absente : elle se réveille quand elle peut se rendre utile. Je crois que tous les êtres vivants, plantes et animaux, la possèdent en droit ; mais beaucoup d’entre eux y renoncent en fait, - bien des animaux d’abord, surtout parmi ceux qui vivent en parasites sur d’autres organismes et qui n’ont pas besoin de se déplacer pour trouver leur nourriture, puis la plupart des végétaux : ceux-ci ne sont-ils pas, comme on l’a dit, parasites de la terre ? Il me paraît donc vraisemblable que la conscience, originalement immanente à tout ce qui vit, s’endort là où il n’y a plus de mouvement spontané, et s’exalte quand la vie appuie vers l’activité libre. Chacun de nous a pu le vérifier sur lui-même. Qu’arrive-t-il quand une de nos actions cesse d’être spontanée pour devenir automatique ? La conscience s’en retire. Dans l’apprentissage d’un exercice, par exemple, nous commençons par être conscients de chacun des mouvements que nous exécutons, parce qu’il vient de nous, parce qu’il résulte d’une décision et implique un choix ; puis, à mesure que ces mouvements s’enchaînent plus mécaniquement les uns les autres, nous dispensant ainsi de nous décider et de choisir, la conscience que nous en avons diminue et disparaît. Quels sont, d’autre part, les moments où notre conscience atteint le plus de vivacité ? Ne sont-ce pas les moments de crise intérieure, où nous hésitons entre deux ou plusieurs partis à prendre, où nous sentons que notre avenir sera ce que nous l’aurons fait ? Les variations d’intensité de notre conscience semblent donc bien correspondre à la somme plus ou moins considérable de choix ou, si vous voulez, de création, que nous distribuons sur notre conduite. Tout porte à croire qu’il en est ainsi de la conscience en général. Si conscience signifie mémoire et anticipation, c’est que conscience est synonyme de choix. »



Bergson, L’Energie spirituelle, 1919, « La conscience et la vie »





Notre conscience en perpétuelle évolution en fonction de notre rapport à notre histoire personnelle est donc également constituée de nos choix, et, par conséquent, de nos actes. Or, ces choix et actes sont, eux aussi, en perpétuelle évolution. Peut-on dire que je reste moi-même dans toutes les périodes de ma vie ? N’est-il pas plus juste, au contraire, de dire que je change en fonction de mes actes, donc que je ne reste jamais moi-même mais que je ne suis que ce que je fais et choisis ? C’est là le cœur de la pensée existentialiste posée par Sartre qui souligne le caractère changeant de la conscience humaine qui n’est que l’ensemble de nos actes. Ainsi, moi-même n’est pas une conscience, une âme indépendante du corps et possédant une intériorité : je ne suis que la somme de mes actes et de mes choix, et ces actes et choix s’inscrivent toujours dans une dynamique, dans une évolution, celle de mon existence. Pour Sartre, l’identité consiste exclusivement en notre engagement, c’est-à-dire en l’ensemble de valeurs que nous défendons. Chaque individu se définit donc en fonction de son engagement politique, engagement qui peut connaître des changements en fonction de notre histoire personnelle. L’engagement est ici une mise en œuvre nécessaire de sa liberté de choix. Sartre se permet alors de dire, de manière provocante :



« Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. »

Sartre, La République du silence, 1944



Il est étonnant de se dire libre sous l’occupation de l’ennemi, mais nous sommes justement libres de choisir entre la Résistance et la collaboration (ne rien faire impliquant un soutien implicite à la collaboration). L’usage de sa liberté est donc ici nécessaire et c’est ce choix qui nous définit, choix qui peut être changeant. Même ceux qui revendiquent un désengagement politique sont engagés malgré eux : c’est le cas, par exemple, au XXème siècle, des poètes Boris Vian (Le Déserteur [1954]) ou de Georges Brassens (La Mauvaise Réputation [1952] ; Honte à qui peut chanter (chanté par Maxime le Forestier)) qui refusent notamment l’engagement militaire. Par leurs chansons, ils revendiquent une vie individuelle simple qui connaît son histoire particulière loin de l’Histoire. Ainsi, si je ne suis que l’ensemble changeant de mes actes, et non une intériorité, la conscience humaine ne peut être qualifiée de substance. La substantification de la conscience, alors associée à l’âme dans la tradition dualiste, est alors une erreur que dénonce Sartre. La conscience est alors d’ores et déjà dans le monde changeant, en perpétuel mouvement : elle n’est pas un support, une réalité hors du monde, une intériorité, mais une pure extériorité.



« Si, par impossible, vous entriez dans une conscience, vous serez saisi par un tourbillon et rejeté au-dehors, près de l’arbre, en pleine poussière, car la conscience n’a pas de dedans ; elle n’est rien que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce refus d’être substance qui la constituent comme une conscience. »

Sartre, Situations I, 1947





Ainsi, en notant, avec Bergson, que la conscience est avant tout un rapport aux temps changeant continuellement, et, avec Sartre, qu’elle n’est pas une substance, mais l’ensemble de nos actes et de nos choix qui évolue lui aussi, nous avons pu mettre à mal l’illusion de la permanence d’un soi-même que nous serions selon la tradition dualiste.



B / L’inconscient :



Il nous faut maintenant remettre en cause l’unité d’une supposée conscience séparée du monde, intérieure. En effet, suis-je si simple que je reste tout le temps moi-même tel que je suis ? N’ai-je pas en moi une part d’altérité, quelque chose d’autre que moi-même avec lequel je dois composer malgré tout ? La vie psychique semble en tout cas plus complexe que ce que laisse entendre le dualisme qui pense uniquement le fait que l’âme donne des ordres au corps. Des forces psychiques peuvent dicter notre comportement, même sans que nous en ayons conscience : en effet, contrairement à ce que peut estimer la tradition dualiste, ce que nous pensons être nous-mêmes (le Moi conscient) n’est pas la totalité de notre vie psychique. La psychanalyse montre que nous avons une activité inconsciente qui échappe au Moi conscient. Le processus de refoulement procède à une séparation entre notre Moi conscient et l’inconscient. L’inconscient est alors le siège des pulsions inassouvies (pulsions sexuelles et pulsions de mort), ce qui est source de frustration, donc, de névrose. Parfois (rêve, acte manqué, lapsus), l’inconscient force le passage et s’exprime. Il y a donc une tension interne à notre vie psychique entre notre inconscient et notre conscience. L’unité de ce que nous sommes était donc fictive et nous devons composer avec cet inconscient qui tend à nous influencer. Reste à savoir ce qui est nous-même : nos pulsions que nous nous efforçons de refouler ? Ou notre Moi conscient qui refoule les pulsions ? Le refoulement n’est peut-être pas une œuvre de nous-mêmes, mais, au contraire, une action imposée par ce qui nous entoure. En effet, le garde-fou qui empêche les pulsions de s’exprimer, c’est ce que l’on appelle le Sur-Moi qui a assimilé les différents interdits socio-culturels, comme celui de l’inceste par exemple. Or, ces interdits que nous avons intériorisés, assimilés, ne sont pas nous-mêmes, mais le produit de la société. Nous avons été jusqu’à croire que notre Moi conscient, protégé par le Sur-Moi, était nous-mêmes, que nous étions la civilisation, que c’est justement cela qui nous distingue des animaux : or, Freud, en analysant la vie psychique, souligne le fait que nous sommes également ce que nous ne voulons pas voir de nous, que nous sommes aussi des êtres faits de pulsions avec lesquelles notre Moi conscient n’est pas en accord, que nous sommes des bêtes avant d’être des hommes, même si cela blesse notre orgueil. En relevant que ce que nous sommes nous-mêmes n’est pas une chose simple, mais une réalité composée de différentes forces en tension, Freud a souligné que nous ne maîtrisons pas la totalité de notre vie psychique, ce qui constitue, selon lui, la troisième « blessure narcissique » :



Texte de Freud :



«          Dans le cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de CH. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement par maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c’est à eux que semble échoir la mission d’étendre cette manière de voir avec le plus d’ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l’expérience et accessible à tous. D’où la levée générale de boucliers contre notre science, l’oubli de toutes les règles de politesse académique, le déchaînement d’une opposition qui secoue toutes les entraves d’une logique impartiale. »



Freud, Introduction à la psychanalyse, 1916, II, Chapitre XVIII, Traduction Jankélévitch, Payot, Pages 266 – 267





Cependant, Freud ne se contente pas de relever que nous avons en nous-mêmes une partie pulsionnelle qui nous domine parfois, qui, en tout cas, évolue indépendamment de notre Moi conscient, sur laquelle nous n’avons pas prise : en effet, selon Freud, il s’agit de prendre conscience que ce que nous appelons nous-mêmes est complexe, que nous ne sommes pas que notre Moi conscient, pour mieux l’assumer, vivre avec, et se débarrasser, par la cure psychanalytique, de nos névroses qui nous empêchent de vivre normalement, occupés que nous sommes à régler des conflits intérieurs. Cependant, ce que l’analyse freudienne souligne est l’absence d’unité de notre vie intérieure si l’on peut parler ainsi, de ce que nous appelons soi-même : en effet, la vie intérieure ne se réduit pas au Moi conscient, mais nous avons une grande partie de notre vie psychique qui se déroule de manière inconsciente. Freud n’est d’ailleurs pas le premier à avoir relevé que « le moi n’est pas maître en sa propre maison » : il n’est d’ailleurs que la partie la plus infime de notre vie psychique qui se déroule indépendamment de nous en tant qu’êtres conscients. Nietzsche l’avait déjà pressenti en un autre sens :



« Longtemps on a considéré la pensée consciente comme la pensée par excellence : maintenant seulement nous commençons à entrevoir la vérité, c’est-à-dire que la plus grande partie de notre activité intellectuelle s’effectue d’une façon inconsciente. »

Nietzsche, Le Gai Savoir, 1882



« L’homme, comme toute créature vivante, pense continuellement, mais ne le sait pas ; la pensée qui devient consciente n’en est que la plus infime partie, disons : la partie la plus superficielle »

Ibid., V, Paragraphe 354, GF, Page 303





Leibniz, avant lui, relevait déjà la façon inconsciente qu’a notre esprit d’agir sans nous consulter, en parlant des « petites perceptions », que l’on qualifie aujourd’hui d’automatismes du cerveau.



Texte de Leibniz :



« il y a mille marques qui font juger qu’il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que les impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part, mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans l’assemblage. C’est ainsi que l’accoutumance fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d’un moulin ou à une chute d’eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque temps. Ce n’est pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes, et qu’il ne se passe encore quelque chose dans l’âme qui y réponde, à cause de l’harmonie de l’âme et du corps, mais ces impressions qui sont dans l’âme et dans le corps, destituées des attraits de la nouveauté, ne sont pas assez fortes pour s’attirer notre attention et notre mémoire, attachées à des objets plus occupants. Car toute attention demande de la mémoire, et souvent quand nous ne sommes point admonestés pour ainsi dire et avertis de prendre garde à quelques-unes de nos propres perceptions présentes, nous les laissons passer sans réflexion et même dans être remarquées ; mais si quelqu’un nous en avertit incontinent après et nous fait remarquer par exemple quelque bruit qu’on vient d’entendre, nous nous en souvenons et nous nous apercevons d’en avoir eu tantôt quelque sentiment. Ainsi c’étaient des perceptions dont nous ne nous étions pas aperçus incontinent, l’aperception ne venant dans ce cas que de l’avertissement après quelque intervalle, tout petit qu’il soit. Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j’ai coutume de me servir de l’exemple du mugissement ou du bruit de la mer dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme l’on fait, il faut bien qu’on entende les parties qui composent ce tout, c’est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensemble, c’est-à-dire dans ce mugissement même, et ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule. »



Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Préface, GF, 1966, Pages 38 – 39





Ce que Leibniz désigne, pressent, en parlant des « petites perceptions », c’est la manière d’agir automatique de notre cerveau. Notre cerveau ne consulte pas toujours, et même que très rarement, notre Moi conscient pour agir.



Vidéo : Reportage : Le cerveau et ses automatismes : le pouvoir de l’inconscient. https://www.youtube.com/watch?v=ErU9j8pTghQ





Ainsi, il ne semble pas incongru de dire que ce qui nous constitue psychiquement parlant n’est peut-être que du cerveau, que de la matière grise. C’est ici la vision matérialiste : afin de sortir des réflexions sur la communication entre l’âme et le corps, réflexions dues à la pensée dualiste et qui peuvent paraître loufoques, le matérialisme pose, plus simplement, que l’âme n’existe pas. Pour le matérialiste n’existe que le cerveau qui, lui, est matériel. Dire que l’âme se réduit au cerveau et à ses manifestations est une hypothèse défendue notamment par Jean-Pierre Changeux dans L’homme neuronal.  Un exemple semble prouver que ce que la pensée classique attribue à une âme immatérielle n’est en réalité qu’un produit du cerveau. Phineas Gage est un américain du XIXème siècle, contremaître des chemins de fers qui, à la suite d’une explosion accidentelle, a la boîte crânienne traversée par une barre à mine. Le cerveau est endommagé, mais il survit. Or, ce que l’on remarque, c’est qu’à la suite de cet accident, la personnalité de Phineas Gage a radicalement changé : d’un individu respectable et courtois, il est passé à un être détestable et peu enclin au contact avec les autres.











Deux interprétations de ce cas s’affrontent alors :

-          Soit c’est là la preuve que l’âme n’existe pas et que notre identité ne réside qu’en notre cerveau. En effet, c’est parce que le cerveau est endommagé que la personnalité change.

-          Soit, le fait que le cerveau soit endommagé empêche simplement que la communication entre l’âme immatérielle, qui serait restée inchangée, et le corps ne se fasse normalement. Peut-être aussi que l’explosion a simplement causé un traumatisme dans l’âme qui ne communique plus de la même manière. Néanmoins, en tant qu’âme immatérielle, nous restons toujours nous-mêmes, avec notre identité propre que nous sentons intuitivement.





C / La dissimulation :



Enfin, il semble possible que nous ne soyons pas nous-mêmes : en effet, par moments, si ce n’est toujours, nous jouons un rôle. Sartre parle du garçon de café et du client : les deux ne sont pas eux-mêmes, mais incarnent des rôles sociaux, de manière consciente ou non. Le monde serait alors comme un théâtre : on jouerait constamment des personnages.

On peut également ne pas être soi-même face à soi, c’est-à-dire se mentir à soi-même en se construisant, pour soi, un personnage, pour ne pas se voir tel que l’on est.





Transition :



Ainsi, bien que nous restions toujours la même personne, il apparaît qu’il y ait des situations dans lesquelles nous ne sommes pas tout à fait nous-mêmes, où notre vie psychique échappe à notre contrôle : état second pathologique, passionnel, de sommeil, lapsus, acte manqué, automatismes. Ces différentes situations nous ont montré que ce que nous pensons être nous-mêmes est en réalité changeant et complexe, contrairement à ce qu’avance la tradition dualiste. Nous ne sommes jamais nous-mêmes car ce que nous sommes est en constante évolution et est un ensemble de forces antagonistes qui peuvent générer des tensions internes qui sont à gérer, la difficulté étant de repérer ce qui est nous dans cet ensemble de forces. Dans un autre sens, il nous arrive de ne pas être nous-mêmes lorsque nous nous dissimulons, à nous et à l’autre, en jouant un rôle, soit au théâtre, soit dans le monde qui, peut-être, n’est autre qu’un théâtre à ciel ouvert.

Maintenant que l’on a établi la possibilité de ne pas être soi-même, il nous faut nous demander s’il faut ne pas être soi-même.



III / Faut-il ne pas être soi-même ?



A / Ne pas laisser notre inconscient dominer :



Il semble que, moralement, il faille toujours faire en sorte de rester nous-mêmes, c’est-à-dire de garder, autant que faire se peut, un contrôle conscient sur notre vie psychique. S’affirmer déterminé par notre inconscient comme a tendance à le faire le freudisme, c’est en réalité abdiquer face à sa part animale et oublier de faire preuve de culture humaine. C’est contre cette idolâtrie de notre nature animale, bestiale, pulsionnelle, que cherche à nous mettre en garde Alain :



« La plus grave de ces erreurs est de croire que l’inconscient est un autre Moi ; un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu’il n’y a point de pensées en nous sinon par l’unique sujet, Je ; cette remarque est d’ordre moral. »

Alain, Eléments de philosophie, 1941, II, Chapitre XVI, Note 146, Folio essais, Page 155





L’inconscient ne doit donc pas être « un autre Moi » en moi qui me détermine : s’il est cela, il doit être combattu. En aucun cas il ne faut laisser libre cours à ses pulsions, bien que cela nous éviterait la frustration, et, donc, le malaise, la névrose, car, d’une part, la vie en communauté serait invivable, et, d’autre part, on perdrait la jouissance procurée par la frustration qu’est la sublimation, c’est-à-dire le fait de faire autre chose grâce à son énergie pulsionnelle (de l’art par exemple).



B / Contre la dissimulation ?



En un autre sens, il ne faut pas ne pas être soi-même, donc, il faut être soi-même, au sens où nous devons être sincère avec soi et avec les autres. Ici, nous avons un devoir de vérité : le mensonge est proscrit par la morale universelle selon Kant dans Un prétendu droit de mentir par humanité [1793]. Le mensonge est à rejeter en toute circonstance : conditionner l’impératif du devoir de vérité, c’est oublier qu’il s’agit là d’un impératif catégorique. Si nous pouvons mentir en fonction des circonstances, alors la vérité ne serait plus un devoir, et tout le monde mentirait selon son bon plaisir. Or, comme le relève John Stuart Mill, philosophe anglais du XIXème siècle, mentir ruine la confiance, et, par-là, l’amitié, dirait Aristote. Il faudrait également être soi-même, c’est-à-dire être authentique, sans tricher avec les autres, pour s’affirmer en tant qu’individu : celui qui n’est jamais lui-même, qui est toujours soumis aux autres, qui dit toujours « oui », n’existe pas véritablement pour lui. Ainsi, il faudrait apprendre à savoir dire « non » parfois pour exister, pour enfin être soi-même et être accepté comme tel par les autres : c’est ce qu’illustre le film Vilaine, l’histoire d’une fille « gentille » qui dit toujours « oui », et qui, un jour, se révolte.



Cependant, cette obligation de la vérité est contestable : en effet, parfois, par tact, il convient de mentir, d’arranger la vérité. Exemple : Un médecin peut ne pas prévenir son patient qu’il est en phase terminale pour ne pas aggraver son état. C’est cette nuance qu’établit John Stuart Mill :



« pour préserver quelqu'un (et surtout un autre que soi-même) d'un grand malheur immérité, il faudrait dissimuler un fait (par exemple […] de mauvaises nouvelles à une personne dangereusement malade) »

John Stuart Mill, L’Utilitarisme, 1863



Au nom de la morale, nous avons parfois le devoir de mentir. C’est ce que désigne Pascal en parlant des « habiles » qui ont toujours une « pensée de derrière » : ces habiles font preuve de tact, parfois en passant par le mensonge. Le déguisement de la vérité n’est pas nécessairement malsain : au contraire, c’est parfois là la voie de la morale.





Conclusion :



Ainsi, afin de répondre à la question, nous sommes en mesure de dire qu’il n’est pas possible de ne pas être soi, considéré en tant que sujet unique, mais que, dans certaines situations, il apparaît comme étant possible de ne pas être pleinement soi-même. En effet, tout en restant soi, nous pouvons parfois être inconscients de ce que nous pensons, disons, faisons. En un autre sens, nous pouvons ne pas être nous-mêmes en jouant un rôle, en nous dissimulant sous une apparence factice.

Il nous restait alors à savoir si le fait de n’être pas nous-mêmes, pris en ces deux sens, était légitime ou non. Il nous est apparu que, moralement, il fallait tout mettre en œuvre pour ne pas abdiquer face à l’inconscient, mais que nous pouvons parfois, au nom de la morale, ne pas être nous-mêmes, en déguisant la vérité pour faire preuve de tact.





Notions étudiées :



Principales :



-          Le sujet

-          La conscience

-          L’inconscient



Secondaires :



-          La culture

-          L’art

-          La religion

-          La raison et le réel

-          Le vivant

-          La matière et l’esprit

-          La vérité

-          La morale

-          La liberté

-          Le devoir

-          Le bonheur





Sources :



Bibliographie :



-          Descartes, Méditations métaphysiques



-          Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain






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