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Sujet : Peut-on ne pas être soi-même ?
Ici, il s’agira de
savoir s’il est possible, et s’il est souhaitable, de ne pas être soi-même.
Etre soi-même peut d’abord être
associé au fait d’être conscient.
Etre soi-même, c’est être pleinement soi, être pleinement conscient de ses
pensées, de ses propos et de ses actions, être en pleine possession de ses
moyens. Etre soi-même, c’est alors ne pas être dans un état second dans lequel
on ne maîtriserait pas totalement ses actes. Ainsi, être soi-même, c’est
disposer librement de soi-même, de sa
personne. Celui qui est bien lui-même ne dépend donc pas de son corps : il
agit en tant qu’âme libre. Ainsi, si être pleinement soi-même, c’est agir en
tant que personne consciente, cela implique d’être responsable de ses actes,
cette responsabilité étant juridique
et / ou morale. Agir par soi-même, en
étant pleinement conscient de ses actes, c’est agir en son nom propre et en
toute connaissance de cause. Ici, seule une personne consciente de ce qu’elle
fait peut revendiquer ses actes, même si elle a tort.
Cependant, être soi-même, c’est
également être naturel, franc, sans
apparat, sans artifice, sans masque. Celui qui est vraiment lui-même est
honnête avec lui et avec les autres : il se montre tel qu’il est. Il ne
cherche pas à se cacher, à paraître autre qu’il est.
On pourrait également définir le fait
d’être bien soi-même en notant le fait que nous ne sommes pas tout à fait
semblables aux autres, à la masse des autres. En effet, celui qui est bien
lui-même est celui qui est reconnaissable parmi une foule, celui qui ne suit
pas la masse moutonnante, celui qui se distingue : je suis moi-même
lorsque je fais preuve d’originalité,
et non de conformisme. Ainsi, celui qui est lui-même serait celui qui ne se
conforme pas à la norme, au mode de vie dominant par exemple.
Ainsi, ne pas être soi-même, c’est d’abord
ne pas être pleinement conscient de
ses actes : c’est agir, mais sans engager sa personne. Celui qui n’est pas
tout à fait lui-même est comme dans un état second : il n’est pas libre,
mais dépendant de ce qui cause en lui la perturbation de son état. Par exemple,
une personne sous l’emprise d’une drogue n’est pas pleinement elle-même
lorsqu’elle commet des actes qu’elle ne commettrait pas en temps normal, comme
des actes répréhensibles, voire criminels. Cela ne signifie pas que quelqu’un
dans un état second ne peut être tenu responsable de ses actes : quelqu’un
alcoolisé qui cause un accident meurtrier est tenu pour responsable de son état
(être sous l’emprise de l’alcool est d’ailleurs ici considéré comme une
circonstance aggravante). Ne pas être soi-même, c’est aussi faire quelque chose
dont on a honte, à cause d’une passion : c’est être en désaccord avec soi,
avec ses actes. Par exemple, Médée sait que, raisonnablement, elle ne
veut pas la mort de ses enfants, mais, malgré tout, elle les tue, par colère
vengeresse car, pour elle, ils sont les symboles de son union trahie avec son
mari Jason. Enfin, on n’est pas soi-même lorsque l’on est sous l’emprise de
quelqu’un d’autre : nos actions sont dictées par l’autre, sans que nous en
ayons conscience. Ici, c’est le phénomène d’embrigadement qui repose sur une subjugation
de la personne.
Subjuguer :
Du latin subjugare qui signifie
« mettre sous le joug ». Exercer un puissant ascendant sur.
Envoûter. Exemple : La
cantatrice a subjugué son public.
C’est, par exemple, ce qui se
passe pour le fidèle d’un gourou : le fidèle n’est plus lui-même, mais
n’est plus que la marionnette de son maître.
Ainsi, nos actions ne sont pas
nécessairement ce que nous voulons faire.
Par exemple, un chauffeur de
bus honnête qui écrase un enfant n’est pas tout à fait lui-même à ce moment-là
au sens où il est meurtrier alors qu’il ne le veut pas : c’est un homicide
involontaire.
Ne pas être soi-même, c’est également
ce que nous pouvons connaître lorsque nous rêvons. Dans un rêve à la première personne, notre comportement ne correspond pas
forcément à ce que nous ferions habituellement. Ainsi, nous, dans notre rêve,
n’est pas tout à fait nous-mêmes, pleinement conscients et responsables de ce
que nous faisons. Selon la psychanalyse, c’est l’expression de notre
inconscient. Problème : reste ici à savoir si nous devons distinguer notre
inconscient de nous-mêmes au sens où cela ne fait pas partie de notre Moi
conscient, le seul qui vaille, ou bien si notre inconscient qui s’exprime (par
le rêve, les actes manqués, ou encore les lapsus) est une partie de nous-mêmes.
Une troisième situation peut nous
faire comprendre ce qu’est ne pas être soi-même : l’extase mystique. Le
mystique, c’est-à-dire celui qui est élevé à Dieu par la grâce, n’est plus tout
à fait lui-même : il sort de lui-même, de son corps, vers Dieu.
Enfin, ne pas être soi-même, c’est ne pas être naturel, franc, honnête : c’est se
dissimuler, à soi et / ou aux autres, c’est avoir un masque, jouer un rôle, de
manière consciente, stratégiquement, ou non, en se conformant à son
environnement.
L’opinion
commune pourrait consister à
dire qu’il n’est pas possible de ne pas être soi-même. En effet, on reste le même sujet pensant, peu importe
les circonstances. Même quelqu’un qui agirait sous une certaine emprise
resterait nécessairement lui, la personne qu’il est : il ne deviendrait
pas quelqu’un d’autre, une autre personne. Quelqu’un dans un état second, sous
l’emprise d’une drogue par exemple, reste lui, la personne qu’il
est : il ne devient pas une autre personne. C’est la raison pour laquelle,
s’il commet un homicide, ici involontaire, c’est sa personne qui est tout de
même jugée, ici ayant commis un meurtre à cause de son état : ce n’est pas
une autre personne qui est jugée, comme son double maléfique, mais bien lui
n’ayant pas su gérer son état. Il reste responsable de ses actes (d’abord du
fait d’avoir consommé) même s’il ne les assume pas. (La responsabilité s’étend
d’ailleurs à ceux qui l’ont laissé prendre la route, complices de l’homicide).
Ainsi, aux yeux de l’appareil judiciaire, il y a une permanence de notre
personne, de notre identité : nous restons, tout au long de notre vie, le
même sujet moral à qui l’on peut imputer des actes.
Imputer : Attribuer à quelqu’un la responsabilité de.
Quelqu’un de colérique ne peut donc
pas décharger sa responsabilité au nom de son caractère.
A l’objection de l’inconscient,
présent, selon la psychanalyse, dans le rêve, l’acte manqué et le lapsus,
l’opinion commune répondrait que l’inconscient n’est pas un autre Moi en
nous : l’inconscient, avec ses pulsions, fait partie de nous-mêmes. Ainsi,
lorsqu’il s’exprime, c’est une partie de nous-mêmes qui s’exprime.
Il ne serait pas non plus possible de
ne plus être soi-même lors de l’extase mystique : en effet, dire que la
personne du mystique se fond en Dieu n’est qu’une interprétation possible de
l’extase. Au contraire, il est également possible que l’individu entre en
contact avec Dieu, mais tout en gardant son individualité. Le mystique
resterait lui-même face à Dieu : il ne disparaîtrait pas au contact de
l’infini.
Enfin, il ne semble pas possible de ne pas être soi-même au sens de se dissimuler en permanence, à soi et
face au regard des autres, sous des apparences artificielles : l’homme
aurait besoin, dans son existence, de moments de vérité durant lesquels il est
honnête avec lui-même et / ou il se dévoile totalement à l’autre, dans une
démarche de confiance, qui comporte toujours un risque. Il s’agirait ici d’un
besoin psychologique répondant au caractère insupportable car épuisant du fait
de jouer des rôles.
Pourtant, il semble possible, par moments, de ne pas être
soi-même.
Etre soi, c’est-à-dire être le sujet
pensant et responsable de ses actes, être ce qui nous définit en tant que
personne, n’est pas être soi-même, c’est-à-dire être pleinement lucide sur ce
que nous sommes et faisons. Il y a en
effet des moments où la lucidité est absente : bien que l’on reste
soi, nous ne sommes pas tout à fait nous-mêmes, dans notre état normal. Par exemple,
une personne âgée qui perd des facultés, qui n’a plus toute sa tête, si elle
écrase quelqu’un en conduisant, aura sans doute des circonstances atténuantes
pour son acte en raison de sa maladie car elle n’était pas tout à fait
elle-même à ce moment-là, c’est-à-dire en pleine possession de ses moyens, et
son état n’est pas sa faute. En raison d’une pathologie mentale, la justice
peut aller jusqu’à qualifier une personne de non responsable de ses actes et de
prononcer, en cas d’homicide, un non-lieu. L’appareil judiciaire reconnaît donc
qu’il y a des situations dans lesquelles on n’est pas tout à fait soi-même.
La justice aura également à cœur de
prendre en considération du cas limite de la schizophrénie (nous parlons
de cas limite car les cas de vraie schizophrénie sont rares : la plupart
du temps, les malades ne sont que borderline,
c’est-à-dire disposant d’humeurs changeantes, voire très changeantes) : en
effet, en raison de cette pathologie mentale, il se peut que certains de
« mes » actes, ne soient pas les miens, mais ceux d’une autre
personne en moi, d’une autre identité en moi. Pourtant, c’est bien « mon
corps » qui a commis le crime. La justice peut-elle alors distinguer les
différentes identités du schizophrène et ne condamner que le responsable ?
Cela semble impossible (bien que cela soit peut-être l’un des fantasmes de la
société, fantasme qui se voit mis en images dans cet épisode de la série de science-fiction Stargate
dans lequel un corps contenant deux identités, deux personnes, est jugé pour
savoir qui est le légitime propriétaire de ce corps, une machine permettant
d’établir une distinction entre ces deux identités). Il y a donc bien des cas,
certes limites, dans lesquels une personne n’est pas elle-même : une autre
personne, une autre identité, logée dans la première personne, prend le
contrôle du corps. C’est ce cas de schizophrénie qui est évoqué dans le film Fight Club dans lequel le héros ne prend conscience qu’à la
fin du film que celui avec qui il parle et qu’il prenait pour une autre
personne que lui n’est autre que lui-même, qu’une simple projection de son
esprit, qu’un délire de son imagination. Ainsi, il prend conscience que
certaines actions qu’ « il » a commises, dont une action terroriste
(le projet chaos), qu’il pensait réalisées par son ami n’ont en réalité été
commises que par lui, sans qu’il en ait conscience, sans qu’il soit, à ce
moment-là, lui-même.
Les situations dans lesquelles
l’inconscient s’exprime peuvent être considérées comme des preuves que,
parfois, nous ne sommes pas véritablement nous-mêmes : lors d’un lapsus
par exemple, c’est comme si quelqu’un d’autre parlait à notre place. Ici, on n’est pas soi-même au sens où on
n’est pas pleinement conscient de ses actes : ce n’est pas nous qui
agissons en toute connaissance de cause, mais c’est autre chose qui s’exprime
par nous. Ici, l’inconscient n’est pas nous-mêmes car ce n’est pas notre Moi
conscient, le seul considéré ici comme étant le dépositaire de notre identité.
Une certaine interprétation de la
mystique fait en sorte que, lors de l’extase, nous ne sommes plus
nous-mêmes : le mystique peut, par exemple, être transfiguré,
c’est-à-dire que sa personne est noyée par la lumière divine. Ici, il n’est
plus lui-même au sens où il n’est plus à proprement parler.
Enfin, on peut être soi sans être pleinement soi-même lorsque l’on se cache, à
soi ou aux yeux des autres, en jouant un rôle. Par exemple, l’acteur
qui joue des émotions n’est plus vraiment lui-même à ce moment-là : il
prend la peau du personnage et joue une personne qui n’est pas la sienne au
point de devenir ce qu’il joue. Peut-être que nous jouons constamment des
rôles, comme au théâtre : en société, pour plaire par exemple, ou
même face à nous-mêmes, pour ne pas voir certains traits dérangeants de notre
personne par exemple.
Ainsi, la question est ici de savoir si ou bien il
n’est pas possible d’être une autre personne que soi, ou bien s’il est possible, par moments, de ne pas être pleinement
soi-même, c’est-à-dire d’être comme un autre.
En effet, nous sommes tellement
complexes que parler d’une unité de notre personne n’est peut-être qu’une
fiction : n’ai-je pas, en moi, une certaine altérité ? Suis-je encore
ce que je me souviens avoir été ? Suis-je ce que je ne veux pas voir de
moi ?
Afin de répondre à cette question, nous devrons d’abord
voir en quoi il semble absurde de penser qu’une personne puisse être autre
qu’elle-même. Cependant, nous
devrons noter qu’il existe des moments durant lesquels une personne n’est pas
pleinement elle-même, soit par manque de conscience, soit volontairement, par
dissimulation. Enfin, il faudra nous
questionner sur la légitimité du fait de ne pas toujours être pleinement
soi-même.
I
/ L’impossibilité de ne pas être soi-même : la permanence de la personne.
Peu importe les
circonstances, on reste la même personne : on ne devient pas autre, une
autre personne. Ainsi, il semble d’abord que nous ne pouvons pas ne pas être
nous-mêmes, considérés en tant que personnes, en tant que sujets, c’est-à-dire
en tant que dépositaires d’une identité constante.
Même si mon identité civile change
(en raison d’un changement de nom, ou de sexe), n’est-il pas illusoire de croire
que je deviens une nouvelle personne ? Il peut alors y avoir deux cas de
figure :
-
Soit la personne a
toujours été, au fond d’elle, ce qu’elle est devenue à la suite du
changement : ainsi, la transformation n’est pas l’avènement d’une nouvelle
personne, mais simplement un retour à la normale.
-
Soit la personne
croit qu’elle a acquis une toute nouvelle identité (comme ceux qui croient au
personnage qu’ils se sont construits, à force de le jouer, par habitude), et,
alors, elle est dans l’illusion car elle est, en réalité, dans le déni d’une
partie de son passé, passé qui constitue pourtant, même si la personne ne le
veut pas, son psychisme actuel : on ne peut faire table rase de son passé.
C’est en tout cas ces réflexions que
posent les cas de transformations de l’identité sexuelle, comme celui, médiatisé,
de Bruce Jenner, athlète médaillé d’or aux Jeux Olympiques de 1976,
« devenu » (si tant est que l’on devienne une autre personne) ou
redevenu, en revenant à ce qu’ « il » aurait toujours été, Caitlyn
Jenner en 2015, animatrice à la télévision.
A
/ Sur le plan juridique :
Juridiquement, seule l’identité
civile change, mais, en cas d’infraction, c’est notre personne considérée en
tant que sujet moral qui est jugée.
Dans le cas d’une altération du
jugement dans certaines circonstances, malgré un état second, ce n’est pas
notre double maléfique qui est sanctionné, mais bien nous-mêmes. Par exemple,
quelqu’un conduisant sous l’emprise de la drogue, même s’il ne voulait pas
écraser sa victime, est jugé pour cet homicide. Ici, cela ne peut être qualifié
d’homicide involontaire : au contraire, le fait d’avoir consommé avant de
prendre le volant est une circonstance aggravante car l’individu a mis en
danger la vie d’autrui en connaissance les risques. Cette responsabilité
aggravée est élargie à ceux qui l’ont laissé conduire.
L’appareil judiciaire pose alors
comme postulat la permanence de la personne, du sujet moral qui est à juger. En
effet, dire que l’on n’est plus celui qui a commis les crimes du passé ne peut
être une défense valable au regard de la justice.
Le pouvoir judiciaire peut même aller
plus loin en refusant de considérer comme étant possible tout changement de la
personne, tout rachat, toute rédemption. C’est ce qu’incarne le personnage de
Javert dans Les Misérables (1862) de
Victor Hugo. En effet, il considère (à tort ?) que Jean Valjean est et
restera pour toujours un délinquant, une brute épaisse, malgré toutes les
apparences respectables qu’il cherche à se donner. Alors que Valjean s’est
enfui du bagne, il réussit à s’installer dans un village sous la fausse
identité de Monsieur Madeleine : il devient un riche entrepreneur, et même
maire du village. On pourrait croire qu’il a changé, qu’il n’est plus le
bagnard qu’il a été, qu’il est devenu respectable, mais Javert ne l’entend pas
de la sorte. Pour Javert, l’identité, le caractère, la nature profonde, ne peut
se modifier.
B
/ Le sentiment d’exister :
Si l’on considère maintenant les deux
autres situations exposées en introduction, le rêve et l’extase, on peut noter
que, bien que notre état soit altéré en ces moments, nous restons nous,
considérés en tant que personnes uniques : nous ne devenons pas autres,
c’est-à-dire que nous avons bien le sentiment qu’il s’agit de nous, dans un
rêve à la première personne par exemple, bien que nous soyons légèrement
différents par rapport à notre état normal. Ainsi, on se sent soi-même comme
existant en tant que personne unique, et ce peu importe les circonstances. On a
donc une connaissance intuitive de nous-mêmes, de ce que nous sommes, de ce qui
fait notre identité, et cette connaissance pré-réflexive ne nous quitte jamais.
Rousseau parle alors de la
conscience comme d’un « instinct divin », c’est-à-dire comme d’une
connaissance intuitive, sentie, et non réfléchie, démontrée, prouvée, de notre
existence en tant qu’esprit, et cette connaissance de nous-mêmes nous serait
accordée par Dieu.
« Conscience !
conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide
assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge
infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi
qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions. »
Rousseau, Emile, 1762
Ici, on peut voir un parallèle avec
la manière de connaître Dieu exposée par Pascal, qui passe par le
« cœur », et non par la raison. On se sent soi-même, c’est-à-dire
qu’on a l’intuition de soi-même existant en tant que conscience unique, comme
on sent que Dieu existe sans nécessairement y réfléchir.
En ôtant la référence à la divinité
qui nous accorde cette connaissance intuitive de soi-même, Sartre établit le même constat :
« L’être de la conscience en tant que conscience c’est
d’exister (…) comme présence à soi et cette distance nulle que l’être porte
dans son être c’est le néant. »
Sartre, L’Etre et le
Néant, 1943
Il y a donc une « distance
nulle », un « néant », entre nous et nous-mêmes. Sartre parle
alors d’une « pure conscience irréfléchie » (Ibid., III, 3, tel, Page 278), d’une conscience avant le discours
sur cette conscience, d’une intuition, d’un sentiment de conscience. On sent
que l’on existe comme conscience, sans nécessairement y penser. Ici, il semble absurde de penser qu’il serait
possible de ne pas être soi-même : en effet, on sent que l’on est bien soi
de manière irréfléchie et ce peu importe les situations.
C / La
conscience réfléchie :
Ainsi, on sent sa conscience de
manière irréfléchie : maintenant, passons à la conscience réfléchie.
Quelle est-elle ? Comment pourrions-nous définir la conscience que nous
sentons être ?
La façon peut-être la plus
classique de définir la conscience, l’esprit, l’âme, est de la qualifier
d’entité immatérielle, constituant l’identité d’une personne, qui interagit
avec le corps : c’est la pensée dualiste. Ici, l’âme est absolument
distincte du corps : l’esprit n’est pas la matière. Je suis mon âme qui
use de mon corps : en aucun cas je ne peux dire que je suis mon corps. En
effet, si je perds une partie de mon corps, mon identité ne se modifie
pas : je reste toujours moi-même, ma personne reste la même, bien que les
jugements que peuvent porter les autres sur moi et que je peux porter également
en m’observant peuvent se trouver modifiés. Par exemple, à la suite d’un
accident, je deviens handicapé : je suis, pour les autres et pour moi, un
handicapé, mais ma personne, mon essence d’homme ne s’est pas trouvée modifiée
par l’accident. Ainsi, mon identité ne dépend pas d’un jugement (ce jugement
risquerait d’être réducteur) : ce qui fait mon identité, c’est mon
essence, et mon essence, c’est mon âme immatérielle car c’est ce qui reste
(moi-même) malgré les changements. L’âme est avant tout vue comme étant ce qui
nous permet de diriger notre corps : nous sommes notre âme, et cette âme
se sert d’un outil, de notre corps, pour interagir avec le monde.
« Je suis plus mon corps que mes vêtements et je suis
plus mon âme que mon corps. »
Platon, Alcibiade
« L’âme est comme un pilote dans un navire. »
Platon
Cependant, l’immatérialité de
cette âme n’est pas encore prouvée chez Platon : elle est seulement posée
comme étant un principe. En effet, chez Platon, ce qui est sensible n’est pas
véritablement car cela est soumis au devenir perpétuel pensé par
Héraclite : ainsi, ce qui est véritablement n’est pas ici-bas, ne peut
être qu’immatériel, qu’intelligible. Il faut alors chercher à se connaître
soi-même en sortant de la Caverne, c’est-à-dire en s’extrayant des illusions
créées par l’art, et en étant lucide sur le fait que les choses sensibles ne
sont, elles aussi, que des illusions.
Descartes, lui, va chercher à prouver logiquement l’immatérialité
de l’âme : il ne va pas se contenter de la poser comme étant un principe.
Grâce au parcours qu’il établit dans ses Méditations
métaphysiques [1641], Descartes démontre ce qu’il est, ce qui reste lui-même
malgré les changements, c’est-à-dire ce qui fait son identité. En effet, alors
qu’il doutait de tout, notamment de la réalité des choses matérielles, des
corps, il ne pouvait pas douter du fait qu’il était en train de penser. Ainsi,
la seule chose qui ne peut être remise en question n’est pas ce dont Descartes
doutait, c’est-à-dire quelque chose de matériel, de corporel. L’âme, l’esprit,
est donc nécessairement immatériel.
Etude de texte de Descartes :
« Je
suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me
persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges
me représente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps,
la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon
esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien
autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain.
Mais que sais-je s’il n’y a point
quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de
laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque
Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en l’esprit ces pensées ?
Cela n’est pas nécessaire ; car peut-être que je suis capable de les
produire de moi-même. Moi donc à
tout le moins ne suis-je pas quelque chose ? Mais j’ai déjà nié que
j’eusse aucun sens ni aucun corps. J’hésite néanmoins, car que s’ensuit-il de
là ? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens, que je ne puisse
être sans eux ? Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans
le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns
corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ?
Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai
pensé quelque chose. Mais il y a un
je ne sais quel trompeur – très puissant et très rusé, qui emploie toute son
industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il
me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais
faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé,
et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir
pour constant que cette proposition : Je
suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la
prononce, ou que je la conçois en mon esprit. »
Descartes, Méditations
métaphysiques, 1641, II, Hatier, 1999, Pages 29 – 30 ; GF, Pages
71 à 73 (avec la version
latine)
Introduction :
Dans
cet extrait de sa seconde Méditation
métaphysique, Descartes réalise un cheminement intellectuel, fait de
doutes, pour établir au moins une vérité indubitable : celle de son
existence. Descartes suit ici sa méthode dans laquelle il remet en cause la
totalité de ce que l’on pense couramment savoir pour établir une vérité
affermie, certaine.
Son propos consiste à démontrer la
certitude de sa propre existence, malgré le doute hyperbolique auquel il se
livre volontairement : la différence entre le scepticisme et la démarche
cartésienne réside dans le fait que le sceptique doute et ne fait que constater
qu’il ne peut rien connaître, alors que Descartes doute méthodiquement, en vue
d’établir une première vérité absolument certaine. Descartes émet d’abord la
possibilité que cette première vérité soit en Dieu qui mettrait en nous nos
pensées. Cependant, il s’avère, en fonction du raisonnement cartésien, qu’une
première vérité est bien plus évidente, logique et universelle que cela. En
effet, alors qu’il a remis en cause le fait d’être un corps (ce corps n’est
peut-être qu’une illusion, qu’un rêve, qu’une manipulation d’un « malin
génie » qui mettrait en notre esprit des représentations fausses),
Descartes a reconnu qu’il était quelque chose qui remet en cause le fait d’être
un corps, donc, qu’il était quelque chose de pensant, d’en train de douter, de
remettre en cause. Ainsi, même si le « malin génie » nous trompe, un
dieu malveillant, il ne peut nous empêcher d’accéder à cette vérité première :
nous sommes des choses pensantes qui sont trompées. Ainsi, Descartes, en tant
qu’esprit, et non en tant que corps, existe, comme tout être pensant qui se
reconnaît, qui se comprend comme tel en suivant la démarche cartésienne. Il en
vient ainsi à son fameux : « Je
suis, j’existe », traduit à tort par « Je pense, donc je
suis », et trop souvent mal compris en faisant de cette phrase une
revendication de l’individu pensant en tant qu’individu : ce qui est
important n’est pas le « Je », mais le « suis ».
Ainsi, la question est ici de savoir s’il
n’y a pas un moyen d’accéder à une vérité première indubitable, certaine, qui
résiste au doute méthodique et hyperbolique de la démarche cartésienne.
Afin de répondre à cette question, nous
suivrons les différentes étapes de la démarche cartésienne proposées ici par
l’extrait. Nous verrons d’abord, au
travers du premier paragraphe, où mène le doute hyperbolique qui a eu cours
lors de la première méditation précédant notre extrait (lignes 1 à 5). Cependant, nous montrerons que
Descartes cherche à sortir de ce doute, de cette incertitude, d’abord en
évoquant la possibilité de l’existence de Dieu qui mettrait en nous nos pensées
(lignes 6 à 9). Néanmoins, Descartes
se dirige, au fil de sa réflexion, vers une vérité plus logique et plus
universelle, plus accessible : celle de la certitude de son existence en
tant qu’être pensant. Ainsi, il reconnaît que s’il remet en cause le fait
d’être un corps, il est quelque chose qui remet en cause, qui doute, qui pense
(lignes 9 à 15). Néanmoins, il
évoque la possibilité de l’existence d’un « malin génie », d’un dieu
trompeur qui manipulerait nos pensées (lignes 15 à 18). Or, malgré cela, si jamais un tel mauvais dieu existait, il
n’empêche que je serais une chose trompée par ce dieu. Ainsi, j’existe,
Descartes existe en tant que chose pensante, pouvant être trompée par le
« malin génie » (lignes 18 à 21).
I / Lignes 1 à 5 :
Descartes remet méthodiquement en
cause tout ce qu’il prenait pour la vérité. Pour ce faire, il remet en question
les moyens classiques de la connaissance, c’est-à-dire, ici : la
perception ; la mémoire et la sensibilité (le fait de disposer de ses
sens). Il en vient même à proposer l’hypothèse selon laquelle tout ne serait
qu’imagination, que « fictions de mon esprit » (ligne 4). L’argument
du rêve pourrait, là encore, être mobilisé.
Une fois ce doute hyperbolique
réalisé, Descartes, à la fin de la première méditation, se trouve dans une
certaine détresse intellectuelle : peut-être que rien n’est certain, que
rien ne peut être connu par l’homme. Descartes est alors au seuil de la
doctrine sceptique : « Qu’est-ce donc qui pourra être estimé
véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de
certain. » (lignes 4 – 5).
Or, Descartes se met volontairement
à douter, mais pour s’extraire du doute, pour établir une véritable première
connaissance certaine, autre que celle des sceptiques qui consiste à dire que
la seule connaissance qui soit, c’est que la connaissance est impossible (ce
qui est, d’ailleurs, un propos contradictoire). C’est en vue de ce projet
d’établir la connaissance que Descartes passe alors à la seconde Méditation.
II / Lignes 6 à 9 :
En bon chrétien, Descartes
commence par supposer que la première vérité certaine, indubitable, c’est Dieu,
l’existence de Dieu, qui viendrait mettre en nous nos pensées : « N’y
a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en l’esprit
ces pensées ? » (lignes 7 – 8).
Pourtant, un athée pourrait
reprocher le manque de rigueur logique au fait de poser en principe, en axiome,
l’existence de Dieu. Ainsi, Descartes estime, ce qui est audacieux pour
l’époque, et pour Descartes lui-même au regard de sa foi chrétienne, qu’il n’a
pas besoin de Dieu pour atteindre une première vérité certaine :
« Cela n’est pas nécessaire. ». En effet, avant qu’il ne soit certain
que Dieu existe, il est certain que j’ai actuellement des pensées, quelles
qu’elles soient. Ainsi, je n’ai pas besoin de faire référence à Dieu pour
comprendre que je pense : « peut-être que je suis capable de les
produire de moi-même [mes pensées]. » (ligne 9).
III / Lignes 9 à 15 :
Descartes estime alors qu’il est
quelque chose : il ne définit pas trop cette « chose » qu’il est
pour le moment pour ne pas complexifier sa réflexion. Descartes est quelque
chose qui pense, et cette chose peut le comprendre sans faire appel à Dieu.
Cette chose ne peut être un corps,
étant donné que Descartes a nié, dans la première méditation, la vérité de
l’existence de son corps. En effet, son corps n’est peut-être que le produit
d’une illusion : rien ne peut m’assurer que mon corps existe.
Descartes évoque la tentation
matérialiste : « J’hésite néanmoins, car que s’ensuit-il de là ?
Suis-je tellement dépendant du corps et des sens, que je ne puisse être sans
eux ? » (lignes 11 – 12). Le matérialiste considère que, si mon corps
n’existe pas, je n’existe pas.
Or, Descartes va démontrer le
contraire : je peux exister sans mon corps. En effet, alors que j’ai nié,
par mon esprit, que toute chose matériel, toute matérialité existe, il reste au
moins, logiquement existant, l’esprit qui a procédé à une telle négation.
Ainsi, Descartes ne peut être un corps, mais il est, de manière certaine, une
chose, un esprit qui doute, qui remet en cause, qui pense.
IV / Lignes 15 à 18 :
Descartes évoque alors l’argument
dit du « malin génie » qui consiste à penser que peut-être que toutes
nos pensées, y compris la réflexion que nous menons ici avec Descartes, ne sont
que tromperies, pensées du faux introduites en notre esprit par un mauvais dieu
qui nous manipulerait : « Mais il y a un je ne sais quel trompeur –
très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper
toujours. » (lignes 15 – 16).
Or, même si un tel mauvais dieu
existe, Descartes saurait encore prouver la vérité première qu’est celle de son
existence en tant que chose pensante. En effet, car, même si nous sommes
trompés par le « malin génie », nous sommes des choses pensantes
trompées par lui : « Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il
me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais
faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. » (lignes
16 à 18). C’est là l’affermissement de la vérité première établie par Descartes
pour échapper au scepticisme.
V / Lignes 18 à 21 :
Descartes finit alors sa réflexion
en établissant ce qui est devenu l’une des phrases cultes de la
philosophie : « Je pense, donc, je suis », ou, ici, « Je suis, j’existe » : je suis
une chose qui pense, qui doute, qui est peut-être trompée par le « malin
génie », donc, j’existe, là est la conséquence naturelle du doute
méthodique cartésien.
Pourtant, la vérité de l’existence
de l’esprit n’est que lorsque nous y pensons, que lorsque nous réalisons tout
le parcours intellectuel de la méthode cartésienne. C’est pour cela que
Descartes refera appel à Dieu, dans la suite de ses Méditations métaphysiques, en établissant le principe de la
« Création continuée » selon lequel Dieu est le garant de la
permanence de la vérité de notre existence, même lorsque nous n’y pensons pas,
car Dieu n’est pas, ne peut être un « malin génie », car, s’Il est
« malin », il ne serait pas Dieu.
Descartes
établit donc l’immatérialité de la conscience, de l’âme humaine :
« elle est une substance entièrement
distincte du corps ; car, examinant ce que nous sommes, nous qui
pensons maintenant qu’il n’y a rien hors de notre pensée qui soit véritablement
ou qui existe, nous connaissons
manifestement que, pour être, nous n’avons pas besoin d’extension, de figure,
d’être en aucun lieu, ni d’aucune autre telle chose qu’on peut attribuer au
corps, et que nous sommes par cela seul que nous pensons ; et par conséquent
que la notion que nous avons de notre âme ou de notre pensée précède celle que
nous avons du corps, et qu’elle est plus certaine, vu que nous doutons encore
qu’il y ait au monde aucun corps, et que nous savons certainement que nous
pensons. »
Descartes, Principes
de la philosophie, 1644, I, 8 : « Qu’on connaît aussi la
distinction qui est entre l’âme et le corps. »
« Lorsque
nous tâchons à connaître plus distinctement notre nature, nous pouvons voir que
notre âme, en tant qu’elle est une substance distincte du corps,
ne nous est connue que par cela seul qu’elle pense, c'est-à-dire, qu’elle
entend, qu’elle veut, qu’elle imagine, qu’elle se ressouvient, et qu’elle sent,
pource que toutes ces fonctions sont
des espèces de pensées. »
Descartes,
Description du corps humain
« ce moi, c’est-à-dire
l’âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps,
et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il ne fût
point, elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est. »
Descartes, Discours de la méthode, 1637, IV
« la nature intelligente est distincte de la
corporelle »
Ibid., Classiques Larousse, Page 38
« elle
ne peut aucunement être tirée de la puissance de la matière »
Ibid., V, Page 58
La « substance
pensante » s’oppose alors, selon Descartes, à la « substance
matérielle » ou « corporelle » qui, elle, est mécanique. Descartes
est un penseur mécaniste, et se permet de comparer le corps des êtres vivants à des machines fabriquées par
l’homme. Une telle comparaison semble mal venue, étrange, mais Descartes la
justifie de son point de vue de chrétien en faisant référence à la « machine
de terre » créée par Dieu avant Adam, avant que l’homme n’ait la
vie : selon Descartes, Dieu est passé par ce moyen pour créer l’Homme pour
que celui-ci puisse comprendre le fonctionnement de son corps. Ainsi, pour
Descartes, toute la nature, tout ce qui est vivant, peut s’expliquer
mécaniquement, au regard de modèles mécaniques :
« Quand l’horloge indique l’heure, c’est la même manière
que le pommier qui donne des pommes. »
Descartes, Principes de
la philosophie, 1644
« Lorsque les
hirondelles viennent au printemps, elles agissent en cela comme des
horloges. »
Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 1646
Même pour étudier la différence
entre le corps vivant et le corps mort, Descartes prend appui sur l’analyse
qu’il fait de machines :
« Jugeons que
le corps d'un homme vivant diffère autant de celui d'un
homme mort que fait une montre, ou autre automate (c'est-à-dire autre
machine qui se meut de soi-même), lorsqu'elle est montée et qu'elle a en soi le
principe corporel des mouvements pour lesquels elle est instituée avec tout ce
qui est requis pour son action, et la même montre, ou autre machine,
lorsqu'elle est rompue et que le principe de son mouvement cesse d'agir. »
Descartes, Les Passions de l’âme,1649,
Article 6 :« Quelle différence il y a entre un corps
vivant et un corps mort. »
Les successeurs de Descartes lui
ont d’ailleurs repris cette pensée de la nature, du vivant, et de la
physique :
« dans
toute la nature corporelle il n’y a que des machines (qui souvent sont
animées) »
Leibniz (1646 – 1716),
philosophe allemand, Correspondance avec Arnauld,
Lettre XX de Leibniz à Arnauld, à Gôttingue, 30 avril 1687, Vrin
Or, si notre âme est immatérielle
comme l’avance Descartes, cela pose le problème de la communication entre l’âme
et le corps : en effet, comment quelque chose d’immatériel peut-il entrer
en contact et avoir des effets sur ce qui est corporel, matériel ?
Pourtant, cela est bien un fait
que l’âme et le corps communiquent :
-
L’âme donne ses instructions au corps, « comme un
pilote dans un navire » (Platon).
-
Mais le corps agit également sur l’âme : en effet,
à chaque fois que l’on se blesse, une information est communiquée à notre
esprit.
Or, notre esprit est immatériel,
incorporel.
Descartes pense alors situer la
porte d’entrée de l’âme dans le corps dans la glande pinéale, ce que nous
appelons aujourd’hui l’hypophyse. Ce qui permettrait d’établir la communication
entre l’âme immatériel et le corps matériel serait les « Esprits
Animaux », c’est-à-dire ce que nous appelons aujourd’hui les hormones. Par
ce biais, l’âme délivrerait ses instructions au corps, et le corps pourrait
agir sur l’âme.
Pourtant, cela n’est pas
satisfaisant : en effet, Descartes n’explique pas, sur le plan de la
logique, comment le contact entre l’immatériel et le matériel peut se faire. Il
n’explique que les effets d’une telle communication.
Ainsi, pour répondre à cette
épineuse question, les cartésiens ont amené différentes propositions, notamment
deux d’entre eux : Malebranche et Leibniz.
Malebranche [1638 – 1715], philosophe et théologien français, lui,
pense qu’il n’y a pas véritablement communication entre l’âme et le corps, mais
que leur concordance est assurée par des « miracles perpétuels »
organisés par Dieu. Lorsque je veux lever mon bras, par exemple, Dieu,
par miracle, fait que mon bras se lève.
Leibniz, lui, estime qu’une telle proposition est irrecevable car
indigne de Dieu : il serait indigne de Dieu de penser qu’Il ait pu créer
un monde qui ait besoin de tant de miracles pour fonctionner correctement. La
proposition de Malebranche, c’est se tromper sur Dieu, et sur ce qu’est un
miracle, qui doit rester exceptionnel. Leibniz propose alors l’idée selon
laquelle Dieu ait pré-établit une harmonie parfaite entre l’âme et le corps. Il
n’y a donc, comme chez Malebranche, pas de communication entre l’immatérialité
et la matérialité, mais ces deux sphères sont en parfaite harmonie grâce à ce
que Dieu a prévu.
« l’union de l’âme avec la machine du corps et
les parties qui y entrent, et l’action de l’un sur l’autre ne consiste que dans
cette concomitance qui marque la sagesse admirable du créateur bien plus que
toute autre hypothèse. »
Leibniz, Correspondance
avec Arnauld, Lettre XX de Leibniz à Arnauld, à Gôttingue, 30 avril 1687,
Vrin
« on jugera aisément
que cette hypothèse est la plus probable, étant la plus simple, la plus belle
et la plus intelligible »
Ibid.
Ainsi, il semble que ce qui reste
toujours moi-même est mon âme immatérielle, peu importe les changements,
notamment ceux du corps, et cette âme est en relation avec le corps, bien que
cette relation soit visiblement difficile à penser.
Transition :
Pourtant, ce discours réfléchi sur
l’âme humaine, cette théorie de l’âme semble postuler une constance et une
unité qui n’est peut-être pas si évidente que cela. La conscience est-elle
véritablement monolithique et toujours la même ?
II / Pourtant,
il est possible, par moments, de ne pas être soi-même :
Nous avons
postulé la permanence de notre identité au travers de notre âme
immatérielle : nous serions toujours le même, maître de notre corps.
Pourtant, notre identité est-elle véritablement constante ? Sommes-nous
toujours le même ? N’existe-t-il pas des moments durant lesquels nous ne
sommes plus tout à fait nous-mêmes en n’étant plus le même ?
A / Une
conscience évolutive, mouvante :
En sortant de la conception
classique de la conscience associée à l’âme immatérielle, nous pouvons dire que
ce qui constitue notre identité est d’abord notre rapport au temps, et
notamment aux différentes périodes de notre histoire personnelle. Or, si la conscience
ne consiste qu’en ce rapport, comme le propose Bergson, nous ne pouvons dire que nous restons tout le temps
nous-mêmes, de manière constante : notre rapport à notre passé et à notre
avenir est en constante évolution. Ainsi, nous ne sommes jamais le même car ce
rapport se modifie à chaque instant. Bergson établit alors deux traits caractéristiques du vécu de la
conscience :
-
elle est le point central de notre personne qui se
rapporte aux différents temps : le passé par la mémoire, l’avenir par l’anticipation,
et le présent, lui, n’est jamais véritablement vécu comme tel.
Le fait que le présent ne soit pas
vécu a déjà été souligné par Pascal,
qui en conclut l’impossibilité du bonheur
terrestre :
Texte de Pascal :
« Que
chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à
l’avenir. Nous ne pensons presque point
au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la
lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin :
le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin.
Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous
disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons
jamais. »
Pascal, Pensées, 1669 (posthumes),
Paragraphe 172
Or, ce rapport aux différents
temps est constamment changeant, ce qui fait que notre conscience, ce qui fait
notre identité pour nous-mêmes, n’est jamais véritablement : nous ne
sommes jamais nous-mêmes de manière fixe, mais nous devenons à chaque instant
nous-mêmes, dans une dynamique, dans une constante évolution de notre rapport à
notre passé et à notre avenir.
-
Parce que la conscience est anticipation et donc
projection dans l’avenir, elle est la source de nos choix.
Texte de Bergson :
« Qui
dit esprit dit, avant tout, conscience. Mais, qu’est-ce que la
conscience ? Vous pensez bien que je ne vais pas définir une chose aussi
concrète, aussi constamment présente à l’expérience de chacun de nous. Mais
sans donner de la conscience une définition qui serait moins claire qu’elle, je
puis la caractériser par son trait le plus apparent : conscience signifie
d’abord mémoire. La mémoire peut manquer d’ampleur ; elle peut n’embrasser
qu’une faible partie du passé ; elle ne peut retenir que ce qui vient
d’arriver ; mais la mémoire est là, ou bien alors la conscience n’y est
pas. Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s’oublierait
sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment
définir autrement l’inconscience ? […] Toute conscience est donc mémoire,
- conservation et accumulation du passé dans le présent.
Mais
toute conscience est anticipation de l’avenir. Considérez la direction de votre
esprit à n’importe quel moment : vous trouverez qu’il s’occupe de ce qui
est, mais en vue surtout de ce qui va être. L’attention est une attente, et il
n’y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L’avenir est
là ; il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui : cette traction
ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que
nous agissons continuellement. Toute action est un empiétement sur l’avenir.
Retenir
ce qui n’est déjà plus, anticiper sur ce qui n’est pas encore, voilà donc la
première fonction de la conscience. Il n’y aurait pas pour elle de présent, si
le présent se réduisait à l’instant mathématique. Cet instant n’est que la
limite, purement théorique, qui sépare le passé de l’avenir ; il peut à la
rigueur être conçu, il n’est jamais perçu ; quand nous croyons le
surprendre, il est déjà loin de nous. Ce que nous percevons en fait, c’est une
certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties : notre passé
immédiat et notre avenir imminent. Sur ce passé nous sommes appuyés, sur cet
avenir nous sommes penchés ; s’appuyer et se pencher ainsi est le propre
d’un être conscient. Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un
trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et
l’avenir. Mais à quoi sert ce pont, et qu’est-ce que la conscience est appelée
à faire ?
[…]
si, comme nous le disons, la conscience retient le passé et anticipe l’avenir,
c’est précisément, sans doute, parce qu’elle est appelée à effectuer un
choix : pour choisir, il faut penser à ce qu’on pourra faire et se
remémorer les conséquences, avantageuses ou nuisibles, de ce qu’on a déjà
fait ; il faut prévoir et il faut se souvenir. Mais d’autre part notre
conclusion, en se complétant, nous fournit une réponse plausible à la question
que nous venons de poser : tous les êtres vivants sont-ils des êtres
conscients, ou la conscience ne couvre-t-elle qu’une partie du domaine de la
vie ?
Si,
en effet, conscience signifie choix, et si le rôle de la conscience est de se
décider, il est douteux qu’on rencontre la conscience dans des organismes qui
ne se meuvent pas spontanément et qui n’ont pas de décision à prendre. A vrai
dire, il n’y a pas d’être vivant qui paraisse tout à fait incapable de
mouvement spontané. Même dans le monde végétal, où l’organisme est généralement
fixé au sol, la faculté de se mouvoir est plutôt endormie qu’absente :
elle se réveille quand elle peut se rendre utile. Je crois que tous les êtres
vivants, plantes et animaux, la possèdent en droit ; mais beaucoup d’entre
eux y renoncent en fait, - bien des animaux d’abord, surtout parmi ceux qui
vivent en parasites sur d’autres organismes et qui n’ont pas besoin de se
déplacer pour trouver leur nourriture, puis la plupart des végétaux :
ceux-ci ne sont-ils pas, comme on l’a dit, parasites de la terre ? Il me
paraît donc vraisemblable que la conscience, originalement immanente à tout ce
qui vit, s’endort là où il n’y a plus de mouvement spontané, et s’exalte quand
la vie appuie vers l’activité libre. Chacun de nous a pu le vérifier sur lui-même.
Qu’arrive-t-il quand une de nos actions cesse d’être spontanée pour devenir
automatique ? La conscience s’en retire. Dans l’apprentissage d’un
exercice, par exemple, nous commençons par être conscients de chacun des
mouvements que nous exécutons, parce qu’il vient de nous, parce qu’il résulte
d’une décision et implique un choix ; puis, à mesure que ces mouvements
s’enchaînent plus mécaniquement les uns les autres, nous dispensant ainsi de
nous décider et de choisir, la conscience que nous en avons diminue et
disparaît. Quels sont, d’autre part, les moments où notre conscience atteint le
plus de vivacité ? Ne sont-ce pas les moments de crise intérieure, où nous
hésitons entre deux ou plusieurs partis à prendre, où nous sentons que notre
avenir sera ce que nous l’aurons fait ? Les variations d’intensité de
notre conscience semblent donc bien correspondre à la somme plus ou moins
considérable de choix ou, si vous voulez, de création, que nous distribuons sur
notre conduite. Tout porte à croire qu’il en est ainsi de la conscience en
général. Si conscience signifie mémoire et anticipation, c’est que conscience
est synonyme de choix. »
Bergson,
L’Energie spirituelle, 1919,
« La conscience et la vie »
Notre conscience en perpétuelle
évolution en fonction de notre rapport à notre histoire personnelle est donc
également constituée de nos choix, et, par conséquent, de nos actes. Or, ces
choix et actes sont, eux aussi, en perpétuelle évolution. Peut-on dire que je
reste moi-même dans toutes les périodes de ma vie ? N’est-il pas plus
juste, au contraire, de dire que je change en fonction de mes actes, donc que
je ne reste jamais moi-même mais que je ne suis que ce que je fais et
choisis ? C’est là le cœur de la pensée existentialiste posée par Sartre qui souligne le caractère
changeant de la conscience humaine qui n’est que l’ensemble de nos actes.
Ainsi, moi-même n’est pas une conscience, une âme indépendante du corps et
possédant une intériorité : je ne suis que la somme de mes actes et de mes
choix, et ces actes et choix s’inscrivent toujours dans une dynamique, dans une
évolution, celle de mon existence. Pour Sartre, l’identité consiste
exclusivement en notre engagement, c’est-à-dire en l’ensemble de valeurs que
nous défendons. Chaque individu se définit donc en fonction de son engagement politique, engagement qui peut connaître
des changements en fonction de notre histoire personnelle. L’engagement est ici
une mise en œuvre nécessaire de sa liberté
de choix. Sartre se permet alors de dire, de manière provocante :
« Jamais nous n’avons été plus libres que sous
l’occupation allemande. »
Sartre, La
République du silence, 1944
Il est étonnant de se dire libre
sous l’occupation de l’ennemi, mais nous sommes justement libres de choisir
entre la Résistance et la collaboration (ne rien faire impliquant un soutien
implicite à la collaboration). L’usage de sa liberté est donc ici nécessaire et
c’est ce choix qui nous définit, choix qui peut être changeant. Même ceux qui
revendiquent un désengagement politique sont engagés malgré eux : c’est le
cas, par exemple, au XXème siècle, des poètes Boris Vian (Le Déserteur [1954]) ou de Georges
Brassens (La Mauvaise Réputation
[1952] ; Honte à qui peut chanter
(chanté par Maxime le Forestier)) qui refusent notamment l’engagement
militaire. Par leurs chansons, ils revendiquent une vie individuelle simple qui
connaît son histoire particulière loin de l’Histoire. Ainsi, si je ne suis que
l’ensemble changeant de mes actes, et non une intériorité, la conscience
humaine ne peut être qualifiée de substance. La substantification de la
conscience, alors associée à l’âme dans la tradition dualiste, est alors une
erreur que dénonce Sartre. La conscience est alors d’ores et déjà dans le monde
changeant, en perpétuel mouvement : elle n’est pas un support, une réalité
hors du monde, une intériorité, mais une pure extériorité.
« Si, par
impossible, vous entriez dans une
conscience, vous serez saisi par un tourbillon et rejeté au-dehors, près de
l’arbre, en pleine poussière, car la
conscience n’a pas de dedans ;
elle n’est rien que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce
refus d’être substance qui la constituent comme une conscience. »
Sartre, Situations I, 1947
Ainsi, en notant, avec Bergson,
que la conscience est avant tout un rapport aux temps changeant
continuellement, et, avec Sartre, qu’elle n’est pas une substance, mais
l’ensemble de nos actes et de nos choix qui évolue lui aussi, nous avons pu
mettre à mal l’illusion de la permanence d’un soi-même que nous serions selon
la tradition dualiste.
B /
L’inconscient :
Il nous faut maintenant remettre
en cause l’unité d’une supposée conscience séparée du monde, intérieure. En
effet, suis-je si simple que je reste tout le temps moi-même tel que je
suis ? N’ai-je pas en moi une part d’altérité, quelque chose d’autre que
moi-même avec lequel je dois composer malgré tout ? La vie psychique
semble en tout cas plus complexe que ce que laisse entendre le dualisme qui
pense uniquement le fait que l’âme donne des ordres au corps. Des forces
psychiques peuvent dicter notre comportement, même sans que nous en ayons
conscience : en effet, contrairement à ce que peut estimer la tradition
dualiste, ce que nous pensons être nous-mêmes (le Moi conscient) n’est pas la
totalité de notre vie psychique. La psychanalyse montre que nous avons une
activité inconsciente qui échappe au Moi conscient. Le processus de refoulement
procède à une séparation entre notre Moi conscient et l’inconscient.
L’inconscient est alors le siège des pulsions inassouvies (pulsions sexuelles
et pulsions de mort), ce qui est source de frustration, donc, de névrose.
Parfois (rêve, acte manqué, lapsus), l’inconscient force le passage et
s’exprime. Il y a donc une tension interne à notre vie psychique entre notre
inconscient et notre conscience. L’unité de ce que nous sommes était donc
fictive et nous devons composer avec cet inconscient qui tend à nous
influencer. Reste à savoir ce qui est nous-même : nos pulsions que nous
nous efforçons de refouler ? Ou notre Moi conscient qui refoule les
pulsions ? Le refoulement n’est peut-être pas une œuvre de nous-mêmes,
mais, au contraire, une action imposée par ce qui nous entoure. En effet, le
garde-fou qui empêche les pulsions de s’exprimer, c’est ce que l’on appelle le
Sur-Moi qui a assimilé les différents interdits socio-culturels, comme
celui de l’inceste par exemple. Or, ces interdits que nous avons
intériorisés, assimilés, ne sont pas nous-mêmes, mais le produit de la société.
Nous avons été jusqu’à croire que notre Moi conscient, protégé par le Sur-Moi,
était nous-mêmes, que nous étions la civilisation, que c’est justement cela qui
nous distingue des animaux : or, Freud,
en analysant la vie psychique, souligne le fait que nous sommes également ce
que nous ne voulons pas voir de nous, que nous sommes aussi des êtres faits de
pulsions avec lesquelles notre Moi conscient n’est pas en accord, que nous
sommes des bêtes avant d’être des hommes, même si cela blesse notre orgueil. En
relevant que ce que nous sommes nous-mêmes n’est pas une chose simple, mais une
réalité composée de différentes forces en tension, Freud a souligné que nous ne
maîtrisons pas la totalité de notre vie psychique, ce qui constitue, selon lui,
la troisième « blessure narcissique » :
Texte de Freud :
« Dans
le cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux
graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la terre,
loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du
système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette
première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la
science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second
démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a
réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre
de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant
l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est
accomplie de nos jours, à la suite des travaux de CH. Darwin, de Wallace et de
leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée
des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine
par la recherche psychologique de nos
jours qui se propose de montrer au
moi qu’il n’est seulement par maître dans sa propre maison, qu’il en est
réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se
passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. Les psychanalystes ne
sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au
recueillement, mais c’est à eux que semble échoir la mission d’étendre cette
manière de voir avec le plus d’ardeur et de produire à son appui des matériaux
empruntés à l’expérience et accessible à tous. D’où la levée générale de
boucliers contre notre science, l’oubli de toutes les règles de politesse
académique, le déchaînement d’une opposition qui secoue toutes les entraves
d’une logique impartiale. »
Freud, Introduction
à la psychanalyse, 1916, II, Chapitre XVIII, Traduction Jankélévitch,
Payot, Pages 266 – 267
Cependant, Freud ne se contente
pas de relever que nous avons en nous-mêmes une partie pulsionnelle qui nous
domine parfois, qui, en tout cas, évolue indépendamment de notre Moi conscient,
sur laquelle nous n’avons pas prise : en effet, selon Freud, il s’agit de
prendre conscience que ce que nous appelons nous-mêmes est complexe, que nous
ne sommes pas que notre Moi conscient, pour mieux l’assumer, vivre avec, et se
débarrasser, par la cure psychanalytique, de nos névroses qui nous empêchent de
vivre normalement, occupés que nous sommes à régler des conflits intérieurs. Cependant,
ce que l’analyse freudienne souligne est l’absence d’unité de notre vie
intérieure si l’on peut parler ainsi, de ce que nous appelons soi-même :
en effet, la vie intérieure ne se réduit pas au Moi conscient, mais nous avons
une grande partie de notre vie psychique qui se déroule de manière
inconsciente. Freud n’est d’ailleurs pas le premier à avoir relevé que
« le moi n’est pas maître en sa propre maison » : il n’est
d’ailleurs que la partie la plus infime de notre vie psychique qui se déroule
indépendamment de nous en tant qu’êtres conscients. Nietzsche l’avait déjà pressenti en un autre sens :
« Longtemps
on a considéré la pensée consciente comme la pensée par excellence :
maintenant seulement nous commençons à entrevoir la vérité, c’est-à-dire que la plus grande partie de notre activité
intellectuelle s’effectue d’une façon inconsciente. »
Nietzsche, Le Gai Savoir, 1882
« L’homme,
comme toute créature vivante, pense continuellement, mais ne le sait pas ;
la pensée qui devient consciente n’en
est que la plus infime partie, disons : la partie la plus superficielle »
Ibid., V, Paragraphe 354, GF, Page 303
Leibniz, avant lui, relevait déjà la façon inconsciente qu’a notre
esprit d’agir sans nous consulter, en parlant des « petites
perceptions », que l’on qualifie aujourd’hui d’automatismes du cerveau.
Texte de Leibniz :
« il y a mille marques qui font juger qu’il y a à
tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans
réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme même dont nous ne nous
apercevons pas, parce que les impressions sont ou trop petites et en trop grand
nombre ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part,
mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se
faire sentir au moins confusément dans l’assemblage. C’est ainsi que
l’accoutumance fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d’un moulin ou à
une chute d’eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque temps. Ce
n’est pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes, et qu’il ne se passe
encore quelque chose dans l’âme qui y réponde, à cause de l’harmonie de l’âme
et du corps, mais ces impressions qui sont dans l’âme et dans le corps,
destituées des attraits de la nouveauté, ne sont pas assez fortes pour
s’attirer notre attention et notre mémoire, attachées à des objets plus
occupants. Car toute attention demande de la mémoire, et souvent quand nous ne
sommes point admonestés pour ainsi dire et avertis de prendre garde à
quelques-unes de nos propres perceptions présentes, nous les laissons passer sans
réflexion et même dans être remarquées ; mais si quelqu’un nous en avertit
incontinent après et nous fait remarquer par exemple quelque bruit qu’on vient
d’entendre, nous nous en souvenons et nous nous apercevons d’en avoir eu tantôt
quelque sentiment. Ainsi c’étaient des perceptions dont nous ne nous étions pas
aperçus incontinent, l’aperception ne venant dans ce cas que de l’avertissement
après quelque intervalle, tout petit qu’il soit. Et pour juger encore mieux des
petites perceptions que nous ne saurions
distinguer dans la foule, j’ai coutume de me servir de l’exemple du mugissement
ou du bruit de la mer dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre
ce bruit comme l’on fait, il faut bien qu’on entende les parties qui composent
ce tout, c’est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits
bruits ne se fasse connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensemble,
c’est-à-dire dans ce mugissement même, et ne se remarquerait pas si cette vague
qui le fait était seule. »
Leibniz, Nouveaux
essais sur l’entendement humain, Préface, GF, 1966, Pages 38 – 39
Ce que Leibniz désigne, pressent,
en parlant des « petites perceptions », c’est la manière d’agir
automatique de notre cerveau. Notre cerveau ne consulte pas toujours, et même
que très rarement, notre Moi conscient pour agir.
Vidéo :
Reportage : Le cerveau et ses automatismes : le pouvoir de
l’inconscient. https://www.youtube.com/watch?v=ErU9j8pTghQ
Ainsi, il ne semble pas incongru
de dire que ce qui nous constitue psychiquement parlant n’est peut-être que du
cerveau, que de la matière grise. C’est ici la vision matérialiste : afin
de sortir des réflexions sur la communication entre l’âme et le corps,
réflexions dues à la pensée dualiste et qui peuvent paraître loufoques, le
matérialisme pose, plus simplement, que l’âme n’existe pas. Pour le
matérialiste n’existe que le cerveau qui, lui, est matériel. Dire que l’âme se
réduit au cerveau et à ses manifestations est une hypothèse défendue notamment
par Jean-Pierre Changeux dans L’homme neuronal. Un exemple semble prouver que ce que
la pensée classique attribue à une âme immatérielle n’est en réalité qu’un
produit du cerveau. Phineas Gage est un américain du XIXème siècle, contremaître
des chemins de fers qui, à la suite d’une explosion accidentelle, a la boîte
crânienne traversée par une barre à mine. Le cerveau est endommagé, mais il
survit. Or, ce que l’on remarque, c’est qu’à la suite de cet accident, la
personnalité de Phineas Gage a radicalement changé : d’un individu
respectable et courtois, il est passé à un être détestable et peu enclin au
contact avec les autres.
Deux interprétations de ce cas
s’affrontent alors :
-
Soit c’est là la preuve que l’âme n’existe pas et que
notre identité ne réside qu’en notre cerveau. En effet, c’est parce que le
cerveau est endommagé que la personnalité change.
-
Soit, le fait que le cerveau soit endommagé empêche
simplement que la communication entre l’âme immatérielle, qui serait restée
inchangée, et le corps ne se fasse normalement. Peut-être aussi que l’explosion
a simplement causé un traumatisme dans l’âme qui ne communique plus de la même
manière. Néanmoins, en tant qu’âme immatérielle, nous restons toujours
nous-mêmes, avec notre identité propre que nous sentons intuitivement.
C / La
dissimulation :
Enfin, il semble possible que nous
ne soyons pas nous-mêmes : en effet, par moments, si ce n’est toujours,
nous jouons un rôle. Sartre parle du
garçon de café et du client : les deux ne sont pas eux-mêmes, mais
incarnent des rôles sociaux, de manière consciente ou non. Le monde serait
alors comme un théâtre : on jouerait constamment des personnages.
On peut également ne pas être
soi-même face à soi, c’est-à-dire se mentir à soi-même en se construisant, pour
soi, un personnage, pour ne pas se voir tel que l’on est.
Transition :
Ainsi, bien que
nous restions toujours la même personne, il apparaît qu’il y ait des situations
dans lesquelles nous ne sommes pas tout à fait nous-mêmes, où notre vie
psychique échappe à notre contrôle : état second pathologique, passionnel,
de sommeil, lapsus, acte manqué, automatismes. Ces différentes situations nous
ont montré que ce que nous pensons être nous-mêmes est en réalité changeant et
complexe, contrairement à ce qu’avance la tradition dualiste. Nous ne sommes
jamais nous-mêmes car ce que nous sommes est en constante évolution et est un
ensemble de forces antagonistes qui peuvent générer des tensions internes qui
sont à gérer, la difficulté étant de repérer ce qui est nous dans cet ensemble
de forces. Dans un autre sens, il nous arrive de ne pas être nous-mêmes lorsque
nous nous dissimulons, à nous et à l’autre, en jouant un rôle, soit au théâtre,
soit dans le monde qui, peut-être, n’est autre qu’un théâtre à ciel ouvert.
Maintenant que l’on a établi la
possibilité de ne pas être soi-même, il nous faut nous demander s’il faut ne
pas être soi-même.
III / Faut-il
ne pas être soi-même ?
A / Ne pas
laisser notre inconscient dominer :
Il semble que,
moralement, il faille toujours faire en sorte de rester nous-mêmes,
c’est-à-dire de garder, autant que faire se peut, un contrôle conscient sur
notre vie psychique. S’affirmer déterminé par notre inconscient comme a
tendance à le faire le freudisme, c’est en réalité abdiquer face à sa part
animale et oublier de faire preuve de culture
humaine. C’est contre cette idolâtrie de notre nature animale, bestiale,
pulsionnelle, que cherche à nous mettre en garde Alain :
« La plus grave de ces erreurs est de croire que l’inconscient est
un autre Moi ; un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ;
une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut
comprendre qu’il n’y a point de pensées en nous sinon par l’unique sujet,
Je ; cette remarque est d’ordre moral. »
Alain, Eléments de philosophie,
1941, II, Chapitre XVI, Note 146, Folio essais, Page 155
L’inconscient ne doit donc pas
être « un autre Moi » en moi qui me détermine : s’il est cela,
il doit être combattu. En aucun cas il ne faut laisser libre cours à ses
pulsions, bien que cela nous éviterait la frustration, et, donc, le malaise, la
névrose, car, d’une part, la vie en communauté serait invivable, et, d’autre
part, on perdrait la jouissance procurée par la frustration qu’est la
sublimation, c’est-à-dire le fait de faire autre chose grâce à son énergie
pulsionnelle (de l’art par exemple).
B / Contre la
dissimulation ?
En un autre sens, il ne faut pas
ne pas être soi-même, donc, il faut être soi-même, au sens où nous devons être
sincère avec soi et avec les autres. Ici, nous avons un devoir de vérité :
le mensonge est proscrit par la morale
universelle selon Kant dans Un prétendu droit de mentir par humanité [1793].
Le mensonge est à rejeter en toute circonstance : conditionner l’impératif
du devoir de vérité, c’est oublier qu’il s’agit là d’un impératif catégorique.
Si nous pouvons mentir en fonction des circonstances, alors la vérité ne serait
plus un devoir, et tout le monde mentirait selon son bon plaisir. Or, comme le
relève John Stuart Mill, philosophe
anglais du XIXème siècle, mentir ruine la confiance, et, par-là,
l’amitié, dirait Aristote. Il faudrait également être soi-même, c’est-à-dire
être authentique, sans tricher avec les autres, pour s’affirmer en tant
qu’individu : celui qui n’est jamais lui-même, qui est toujours soumis aux
autres, qui dit toujours « oui », n’existe pas véritablement pour
lui. Ainsi, il faudrait apprendre à savoir dire « non » parfois pour
exister, pour enfin être soi-même et être accepté comme tel par les
autres : c’est ce qu’illustre le film Vilaine, l’histoire d’une
fille « gentille » qui dit toujours « oui », et qui, un
jour, se révolte.
Cependant,
cette obligation de la vérité est contestable : en effet, parfois, par
tact, il convient de mentir, d’arranger la vérité. Exemple : Un
médecin peut ne pas prévenir son patient qu’il est en phase terminale pour ne
pas aggraver son état. C’est cette nuance qu’établit John Stuart Mill :
« pour
préserver quelqu'un (et surtout un autre que soi-même) d'un grand malheur
immérité, il faudrait dissimuler un fait (par exemple […] de mauvaises
nouvelles à une personne dangereusement malade) »
John Stuart
Mill, L’Utilitarisme, 1863
Au nom de la morale, nous avons
parfois le devoir de mentir. C’est ce que désigne Pascal en parlant des « habiles » qui ont toujours une « pensée
de derrière » : ces habiles font preuve de tact, parfois en passant
par le mensonge. Le déguisement de la vérité n’est pas nécessairement
malsain : au contraire, c’est parfois là la voie de la morale.
Conclusion :
Ainsi, afin de répondre à la question, nous
sommes en mesure de dire qu’il n’est pas possible de ne pas être soi,
considéré en tant que sujet unique, mais que, dans certaines situations, il
apparaît comme étant possible de ne pas être pleinement soi-même. En effet,
tout en restant soi, nous pouvons parfois être inconscients de ce que nous
pensons, disons, faisons. En un autre sens, nous pouvons ne pas être nous-mêmes
en jouant un rôle, en nous dissimulant sous une apparence factice.
Il nous restait alors à savoir si
le fait de n’être pas nous-mêmes, pris en ces deux sens, était légitime ou non.
Il nous est apparu que, moralement, il fallait tout mettre en œuvre pour ne pas
abdiquer face à l’inconscient, mais que nous pouvons parfois, au nom de la
morale, ne pas être nous-mêmes, en déguisant la vérité pour faire preuve de
tact.
Notions
étudiées :
Principales :
-
Le sujet
-
La conscience
-
L’inconscient
Secondaires :
-
La culture
-
L’art
-
La religion
-
La raison et le réel
-
Le vivant
-
La matière et l’esprit
-
La vérité
-
La morale
-
La liberté
-
Le devoir
-
Le bonheur
Sources :
Bibliographie :
-
Descartes, Méditations métaphysiques
-
Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain
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