mercredi 23 mars 2016

L'art nous détourne-t-il du réel ?


  • Sujet : L’art nous détourne-t-il du réel ?



L’art ne doit pas se comprendre uniquement comme étant la création d’œuvres d’art par les artistes. En effet, poser en principe une telle définition pose problème : l’art n’est peut-être pas une création, et, ce que produit l’artiste n’est pas nécessairement une œuvre.

Penser une création artistique, c’est présupposer que l’art est ce qui surgit de l’individu, ce qui vient de nulle part, ce qui est produit sur le coup d’une inspiration géniale. Or, l’artiste est-il un génie qui n’a pas besoin de s’exercer, d’apprendre quoi que ce soit, ou est-il un technicien mettant en œuvre un savoir-faire ? L’art n’est alors pas à penser uniquement sur le mode de la spontanéité : il est aussi une technique, une maîtrise. On parle, par exemple, des arts martiaux, ou de l’art de la séduction : il n’y a là aucune création, ni aucun génie, mais il n’y a que du travail, un entraînement, pour acquérir une certaine méthode, une certaine facilité due à l’habitude.

Ainsi, si certains arts, certaines techniques ne produisent rien mais sont tout de même considéré( e)s comme arts, alors il faut détacher la notion d’art de la notion d’œuvre : tout artiste ne produit pas une œuvre, c’est-à-dire, comme la définit Hannah Arendt, philosophe du XXème siècle, dans Condition de l’homme moderne, une chose destinée à durer, une trace de la volonté qu’a l’Homme de s’éterniser, de laisser une trace dans l’Histoire. En effet, certains artistes, surtout dans l’art contemporain, propose artistiquement des performances, plutôt que des œuvres, c’est-à-dire des actions mises en scène qui, par définition, sont éphémères. L’art entre alors en résistance contre ce que l’on pensait qu’il était (et c’est peut-être ce qui définit le mieux l’art, c’est-à-dire l’anti-conformisme) : une telle tendance était déjà présente chez Andy Wahrol, artiste américain du XXème siècle qui, avec ses reprographies colorisées, notamment de l’actrice Marilyn Monroe, a fait entrer l’art dans l’ère industrielle, dans l’ère de la consommation, et non plus de la pérennisation de l’œuvre humaine dans le temps.








Ainsi, l’art peut être considéré de différentes manières : création ; production d’œuvres ; technique ; proposition de performances ; et même artisanat.

[Reformulation de la question] Il s’agit ici de savoir si l’art, considéré en tous ses aspects, nous détourne du réel, c’est-à-dire nous empêche de voir ce qui est tel que cela est en nous montrant autre chose.

Si l’on considère pour le moment un seul type d’art, l’art contemporain qui consiste à proposer des performances, on peut voir que l’art a déjà réalisé son projet de nous détourner du réel, de nous faire oublier la vraie vie, de nous plonger dans un monde irréel, de faire de nous des êtres alors incapables de faire la distinction entre ce qui relève de la représentation artistique et ce qui se passe réellement devant nous. En effet, dans certains cas, le public ne sait plus faire la différence entre l’art et le réel. C’est ce qu’il s’est passé par exemple le 4 décembre 2015 à Miami, en Californie, où, dans une exposition d’art contemporain, habituellement lieu de performances artistiques, une jeune femme s’est fait poignardée par une autre, et le public a cru à une proposition artistique, et n’est pas intervenu : le public pensait même que les policiers présents sur place pour secourir la victime faisaient partie de la mise en scène.








Pour plus d’informations :



















Un tel cas, aussi aberrant soit-il, témoigne de cette tendance de l’art contemporain d’entretenir le flou entre la vraie vie et la vie de l’art. De la même manière, lors d’une pièce de théâtre représentée au théâtre Lux de Pise en Italie, début février 2016, un acteur de 27 ans, Raphael Schumacher, devait représenter une scène de pendaison, et un dysfonctionnement technique l’a réellement pendu : là encore, le public n’est pas intervenu, croyant à un spectacle, mis à part un étudiant en médecine qui, lui, a su repérer les signes physiques d’une véritable pendaison. L’acteur, après être tombé dans le coma, est décédé quelques jours plus tard. Sur cette affaire :






D’une manière plus générale, c’est la représentation artistique en elle-même qui entretient cette confusion entre ce qui est de l’art et ce qui est réel : lors de la première d’Othello de Shakespeare par exemple, l’un des gardes présent sur place pour assurer la sécurité du théâtre est monté sur scène pour empêcher une scène, une représentation d’un meurtre, ce qui montre que l’illusion voulue par les artistes a réussi.

Ainsi, l’art serait comme un filtre nous empêchant de voir le vrai monde en superposant à notre vue le monde de l’art.

Pourtant, l’art ne peut être limité à une telle fonction. En effet, les artistes, en nous livrant sentiments et messages au travers de leurs œuvres et / ou propositions, nous montrent le monde, et nous le font comprendre : là est, aussi, la fonction de l’art.

Si l’on prend l’exemple des reconstitutions historiques, il est vrai que, dans un premier temps, il semble qu’il ne s’agisse là que d’une pauvre tentative de remplacer la réalité pour en donner une petite idée : les bénévoles qui se déguisent en poilus, par exemple, à l’occasion de commémorations ont la prétention de donner un peu à voir ce qu’était la vie dans les tranchées. Pourtant, et les historiens seraient en accord avec ces propos, il ne s’agit là que d’une supercherie, qu’un ersatz de guerre. Il en va de même pour ce qui est des films, même d’époque, concernant la Shoah : est-il seulement possible de rendre à l’écran ce qu’a été ce génocide ?

Pourtant, la reconstitution historique, bien qu’elle passe par l’artifice de la fiction, ne peut être considérée uniquement comme trompeuse : en effet, l’objectif n’est pas tellement ici de faire illusion, de remplacer le réel, d’entretenir la confusion entre le monde de l’art et celui de la vraie vie : il ne s’agit que de faire œuvre de témoignage pour les générations futures. Ainsi, par la reconstitution, l’artiste nous donne à voir quelque chose du réel, comme un aperçu, une partie du réel. Passer par la fiction n’est pas alors ici dans le but de tromper le spectateur : c’est parfois le moyen de rendre au mieux une réalité qu’on ne peut de toute manière plus vivre par nos propres moyens. Au-delà du fait de devoir passer par la re-présentation artistique pour entrevoir ce qu’a pu être la guerre que la vie nous a épargnée, c’est parfois la fiction qui permet de mieux accéder au réel, de mieux comprendre notre objet d’étude. En effet, comment un enfant, par exemple, pourrait-il comprendre toute l’horreur de la guerre racontée par les historiens, lui qui, au moins dans le monde occidental pacifié, ne connaît qu’une innocence, qu’une naïveté protectrice ? Ne serait-ce que pour donner à ces enfants (sur-)protégés une petite idée de ce qu’a été la guerre, il est alors nécessaire de passer par la fiction, sans laquelle le réel leur serait alors inaccessible. C’est ce que tente de mettre en place certains ouvrages pour enfants traitant, par exemple, de la première guerre mondiale : c’est, par exemple, passer par la bande dessinée pour donner à voir aux enfants, en utilisant leur code, leurs références, la guerre des poilus, sans être l’exposé précis et sans filtre de documents historiques pour lesquels les enfants n’ont ni les ressources intellectuelles ni la capacité à supporter l’horreur. L’une de ces initiatives est, par exemple, celle d’une bande dessinée intitulée Zappe la guerre dans laquelle un fantôme de poilu raconte aux enfants ce qu’a été sa vie, notamment au front :








Ici, la fiction n’a alors pas la prétention de remplacer le réel, de nous détourner de ce qu’a été la guerre, mais, au contraire, cherche à se mettre à la portée des enfants pour leur parler simplement du monde, de la violence dans le monde. Ainsi, la fiction est parfois nécessaire pour donner à voir une réalité : si l’art nous détourne certes du réel, ce n’est que pour mieux nous y ramener. La fiction est un détour pour voir le monde sous un nouvel angle, peut-être plus clair, plus accessible, que le simple exposé des faits (historiques).

Bien qu’il ne fasse pas œuvre d’historien, mais plutôt de philosophe, Socrate, dans les dialogues de Platon, use aussi de fictions ayant une visée éducative : ce sont les mythes, qui sont présents dans de nombreux dialogues platoniciens (Le Banquet ; Gorgias ; Phèdre ; La République ; etc.). Le mythe illustre un propos abstrait de Socrate-Platon : c’est une démarche pour se mettre à la portée de tous, pour se rendre compréhensible, pour mieux parler du réel en incarnant son propos. Toutes les fables fonctionnent alors sur le même modèle, depuis Esope, fabuliste grec du VIème – Vème siècle avant Jésus-Christ : la fable, qui fait parler des animaux par exemple, n’a pas la prétention de nous faire croire à la réalité de ce qu’elle nous présente, car la fiction n’est ici qu’un moyen détourné, amusant, divertissant, de parler réellement du comportement humain, et ce projet intrinsèque à la fable est immédiatement compris par le lecteur, ou l’auditeur.

            Ainsi, la question est ici de savoir si l’art, dans toutes les réalités que cela recouvre, nous empêche de voir le vrai monde en nous montrant celui de l’art, ou bien si, en nous montrant autre chose que le monde (fictions, re-présentations), l’artiste nous donne mieux à voir le réel.

            Afin de répondre à cette question, nous verrons d’abord en quoi l’art peut nous éloigner du réel en se superposant à lui. Cependant, nous devrons relever que ce n’est pas là la seule fonction de l’art, que cela sert aussi de moyen d’accès au monde, en étant un pan de la culture. Enfin, nous poserons la question de savoir si l’art, qu’il soit un obstacle ou un pont sur la voie de la connaissance, est la maîtrise d’une technique en vue de ces différentes finalités.



I / L’art qui remplace le réel :



A / Du trompe-l’œil au réalisme :



            Le premier art, bien que mineur, dont le projet est de nous détourner du réel en faisant illusion, c’est-à-dire en faisant croire que ce qui est donné à voir par l’art est la seule réalité qui soit, est celui du trompe-l’œil. En effet, le trompe-l’œil n’a pour seul objectif que de nous empêcher de voir ce qui est, au profit de ce que l’artiste veut que nous voyons. Un exemple de trompe-l’œil est ce qui figure sur un bâtiment de Fresnes-sur-l’Escaut : après la démolition d’une maison, ce carrefour de Fresnes apparaissait délabré, ce qui donnait une mauvaise image de la ville, celle d’une ville sinistrée. Le trompe-l’œil sert alors à dissimuler une réalité sociale et donner une image positive de la ville, comme celle d’une ville promouvant les arts.








Ainsi, le trompe-l’œil est peut-être l’art par excellence qui nous détourne du réel pour nous plonger dans le monde de l’art, qui entretient la confusion entre ce qui est de l’ordre de l’art et ce qui est de l’ordre du vrai monde.

Le premier maître dans l’art du trompe-l’œil est sans doute Zeuxis. Ce peintre de l’Antiquité grecque, du Vème siècle avant Jésus-Christ, dont l’histoire nous est relatée, était connu pour exceller dans l’imitation la plus parfaite possible de la nature par la peinture. L’anecdote la plus célèbre, qui a traversé l’histoire de l’art, est alors celle des oiseaux venus picorer un tableau de Zeuxis sur lequel il avait représenté des raisins.








Ainsi, le maître de peinture avait tellement réussi son illusion, son trompe-l’œil, qu’il avait même réussi à tromper la nature elle-même. Pourtant, Zeuxis tomba sur plus fort que lui dans la maîtrise de sa technique d’illusionniste : Parrhasius. Cette anecdote nous est rapportée par Pline l’Ancien :



« On dit encore que Zeuxis peignit plus tard un enfant qui portait des raisins : un oiseau étant venu les becqueter, il se fâche avec la même ingénuité contre son ouvrage, et dit : « J’ai mieux peint les raisins que l’enfant ; car si j’eusse aussi bien réussi pour celui-ci, l’oiseau aurait dû avoir peur. ». […]

Parrhasius, dit-on, offrit le combat à Zeuxis. Celui-ci apporta des raisins peints avec tant de vérité, que des oiseaux vinrent les becqueter ; l’autre apporta un rideau si naturellement représenté, que Zeuxis, tout fier de la sentence des oiseaux, demande qu’on tirât enfin le rideau pour faire voir le tableau. Alors, reconnaissant son illusion, il s’avoua vaincu avec une franchise modeste, attendu que lui n’avait trompé que des oiseaux, mais que Parrhasius avait trompé un artiste, qui était Zeuxis. »



Pline l’Ancien, Histoires Naturelles, XXXV, 36



Hegel, dans son Cours d’esthétique, propose une anecdote similaire à celle de Zeuxis et Parrhasius qui illustre cette volonté de l’art d’illusionner, de tromper : celle du singe de Büttner, singe qui détruisit un tableau représentant des insectes, tableau appartenant à son maître, ce qui, pour le maître, est le plus beau compliment qu’on eût pu lui faire, car cela signifiait qu’il avait réussi parfaitement son trompe-l’œil.



« A cet exemple séculaire il faudrait ajouter celui, plus récent, du singe de Büttner, qui déchiqueta un hanneton peint dans les Plaisantes curiosités du monde des insectes du Rösel [peintre du XVIIIème siècle] et obtint cependant, pour avoir prouvé ainsi l’excellence des illustrations, le pardon de son maître à qui il venait pourtant d’abîmer le plus bel exemplaire de cette œuvre précieuse. »

Hegel, Cours d’esthétique, 1818 à 1829, I, Introduction, Traduction Lefebvre et Schenck, Aubier, Pages 61 à 63



Avec le progrès de la technique, le trompe-l’œil se raffina, et donna lieu à la tendance appelée « hyper-réalisme » dans l’art contemporain qui cherche à faire croire, en peinture, à une photographie, et, en sculpture, à la présence réelle de ce qui n’est que représenté. Pour un exemple d’hyper-réalisme :








Richard Estes, Bus Reflecting, 1972



L’hyper-réalisme a également donné lieu à des œuvres en sculpture, notamment celles de Ron Mueck, un sculpteur australien. Quelques exemples troublants :


















            Vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=Q7YZ6fzpUmw (45 secondes)



Pour le making-of de cette exposition de 2013 :






Ainsi, de tels exemples constitueraient la preuve d’une tendance naturelle de l’Homme à se livrer à l’imitation de ce qu’il voit dans la nature : c’est cette tendance que pensait déjà Aristote dans sa Poétique.



            Etude de texte : Aristote, Poétique :



« Imiter est en effet, dès leur enfance, une tendance naturelle aux hommes – et ils se différencient des autres animaux en ce qu’ils sont des êtres fort enclins à imiter et qu’ils commencent à apprendre à travers l’imitation –, comme la tendance commune à tous, de prendre plaisir aux représentations ; la preuve en est ce qui se passe dans les faits : nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d’animaux les plus méprisés et des cadavres. Une autre raison est qu’apprendre est un grand plaisir non seulement pour les philosophes, mais pareillement aussi pour les autres hommes – quoique les points communs entre eux soient peu nombreux à ce sujet. On se plaît en effet à regarder les images car leur contemplation apporte un enseignement et permet de se rendre compte de ce qu’est chaque chose, par exemple que ce portrait-là, c’est un tel ; car si l’on se trouve ne pas l’avoir vu auparavant, ce n’est pas en tant que représentation que ce portrait procurera le plaisir, mais en raison du fini dans l’exécution, de la couleur ou d’une autre chose de ce genre. »



Aristote, Poétique, IV



Introduction :



            Dans cet extrait de sa Poétique, Aristote expose des arguments afin d’établir qu’il est dans la nature de l’homme de se livrer à des imitations (ce qui rendrait ce type d’art naturel), et qu’il apprécie, et imiter, et se faire tromper puis reconnaître qu’il ne s’agit là que d’une re-présentation, que d’une imitation artistique de la nature.

Selon lui, l’imitation est naturelle à l’Homme. La preuve en est, d’abord, dans l’observation que l’on peut faire des enfants et de leur méthode instinctive d’apprentissage. En effet, l’enfant aime imiter ce qu’il voit, et c’est d’ailleurs comme cela qu’il apprend, et il aime voir des imitations. Aristote fait alors remarquer qu’il n’est pas seulement plaisant d’imiter, mais aussi d’observer des imitations : la re-présentation, par la performance technique qu’elle constitue, est en elle-même plaisante. Ce qui est également plaisant dans l’imitation et qui fait d’elle un élément constitutif de notre humanité, c’est d’être trompé, et de reconnaître, par la suite, qu’il y a là re-présentation. Ainsi, par son analyse des rapports que l’homme entretient avec l’imitation, Aristote est en mesure de dire que l’Homme désire naturellement imiter, ce qui serait ici l’origine de l’art qui accomplit cette tendance naturelle de l’Homme.

            La question est alors ici de savoir pourquoi il est naturel pour l’Homme d’aimer imiter et d’aimer les imitations.

            Afin de répondre à cette question, nous verrons d’abord que l’Homme désire naturellement imiter car c’est là son premier apprentissage, son premier plaisir, et qu’il trouve le même plaisir en observant des imitations (lignes 1 à 4). Par la suite, Aristote montre que la représentation observée est plus agréable à la vue que certains objets représentés (lignes 4 à 6). Enfin, nous noterons que, si l’Homme prend plaisir à l’imitation, c’est qu’il aime reconnaître qu’il s’agit là d’une imitation (lignes 6 à 13).



  • « Imiter est en effet, dès leur enfance, une tendance naturelle aux hommes – et ils se différencient des autres animaux en ce qu’ils sont des êtres fort enclins à imiter et qu’ils commencent à apprendre à travers l’imitation. » (lignes 1 à 3) :



L’Homme désire naturellement imiter car c’est là son premier moyen (plaisant) d’apprentissage. On peut dire que, si l’Homme ne trouvait pas un quelconque plaisir à imiter ce qu’il voit, ce qu’on lui donne à voir, alors il n’apprendrait rien de cette manière. Pourtant, si nous apprenons comme cela, en imitant nos parents par exemple, alors c’est que nous y trouvons du plaisir, même si, pour le moment, celui-ci n’est pas bien défini. En effet, l’enfant prend plaisir à singer ses parents : c’est comme cela qu’il apprend que tel mot sert à désigner telle chose, que telle expression du visage transmet telle émotion, telle message. Ainsi, tout notre apprentissage, et même tout notre dressage et notre éducation, repose sur l’imitation, sur le fait de chercher à se rendre semblable à un modèle donné.



  • « Comme la tendance commune à tous, de prendre plaisir aux représentations. » (lignes 3 – 4) :



Aristote ajoute alors une raison de notre attirance pour les imitations : en effet, nous n’aimons pas seulement imiter, singer, mais nous aimons également les imitations, les « représentations » (ligne 4), sans, pour le moment, savoir véritablement pourquoi. Pour rester dans l’analyse du comportement de l’enfant, il est à noter, en effet, qu’il prend plaisir, non seulement à imiter les grandes personnes, mais également à les voir imitées, dans un spectacle de marionnettes par exemple.



  • II / « La preuve en est ce qui se passe dans les faits : nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d’animaux les plus méprisés et des cadavres. » :



Aristote cherche alors d’abord les raisons du plaisir que l’on ressent à la contemplation, à l’observation de représentations, d’imitations. Il fait remarquer que regarder une représentation de formes animales peu harmonieuses, ou de cadavres, est plus agréable à la vue que la vision directe, sans le filtre de l’art imitatif, de tels objets. Ainsi, ce qui plaît dans l’art, c’est, en partie, la distance mise entre nous et le monde. Lorsque l’on regarde une nature morte par exemple, comme La Raie de Chardin, peintre français du XVIIIème siècle, ce qui est plaisant, au-delà de la pure performance technique qui est appréciable, impressionnante, c’est que l’on peut regarder ce qui est représenté, que l’on peut soutenir le regard, sans que cela soit insupportable, insoutenable, de par l’odeur ou la vue du sang par exemple.







Chardin, La Raie, 1728, Huile sur toile, 114 x 146 cm, Louvre





  • III / « Une autre raison est qu’apprendre est un grand plaisir non seulement pour les philosophes, mais pareillement aussi pour les autres hommes – quoique les points communs entre eux soient peu nombreux à ce sujet. » (lignes 6 à 9) :



Après avoir établi que l’Homme aime naturellement imiter pour apprendre et l’imitation pour se moquer, être à distance, et observer une performance technique, Aristote en vient à justifier ses positions. Ici, si l’Homme aime imiter dès sa plus tendre enfance, c’est parce qu’il prend plaisir à apprendre, et l’imitation est, nous l’avons vu, le premier moyen d’apprentissage de l’enfant. L’apprentissage est en effet un plaisir car cela permet le développement de la raison, de son être, donc, cela offre de nouvelles perspectives de vie, ce qui est appréciable. De plus, comprendre quelque chose, comme trouver enfin le résultat d’un problème de mathématiques, est plaisant : c’est une victoire sur soi-même qui vient couronner de pénibles efforts.



  • « On se plaît en effet à regarder les images car leur contemplation apporte un enseignement et permet de se rendre compte de ce qu’est chaque chose, par exemple que ce portrait-là, c’est un tel. » (lignes 9 à 11) :



L’Homme aime également observer les imitations car, ce qui est plaisant ici, c’est de reconnaître que telle représentation représente effectivement telle chose, telle personne. Le plaisir provient alors ici du fait de réussir à décrypter le message de l’artiste, que telle forme colorée sur le tableau représente telle personne réelle dont le portrait a été fait par exemple. Le tableau le plus plaisant est alors celui qui, par le biais de la représentation, donne à voir toute une kyrielle, un panel d’aspects de la personne ou de la chose représentée : pour une personne, sa représentation est d’autant plus plaisante s’il est aisé d’y reconnaître des traits de son caractère par exemple. Ce mécanisme de décryptage plaisant est également présent dans l’art non figuratif, abstrait : il est agréable de comprendre quel est le code que l’artiste a voulu mettre en place, que telle forme géométrique, par exemple, symbolise telle émotion, ou tel événement marquant de sa vie personnelle.



  • « Car si l’on se trouve ne pas l’avoir vu auparavant, ce n’est pas en tant que représentation que ce portrait procurera le plaisir, mais en raison du fini dans l’exécution, de la couleur ou d’une autre chose de ce genre. » (lignes 11 à 13) :



Aristote estime que, si la représentation artistique n’est pas reconnue comme telle, l’imitation contemplée reste pour autant plaisante, bien qu’avec un plaisir moindre, car, ce qui sera plaisant ici, c’est l’observation de la performance technique, de la qualité de la production de l’artiste, tant en terme de forme ou de « couleur » (ligne 12).





Ainsi, l’homme aimerait naturellement imiter et contempler des imitations en raison du plaisir lié à ces deux activités, et l’histoire de l’art viendrait confirmer une telle fonction re-présentative de l’art.

Pourtant, il est bien à noter que, si l’art re-présente le réel, aussi fidèlement que possible, il n’empêche que, malgré ses prétentions, l’artiste ne nous donne à voir que ce qu’il produit, et non ce qui est représenté : en effet, lorsque l’on regarde un portrait, ce n’est pas à la personne que l’on a accès. Par exemple, dans les portraits royaux (comme dans toutes les autres œuvres de propagande), comme celui de Louis XIV par Hyacinthe Rigaud, peintre français du XVIIème – XVIIIème siècle, ce n’est pas à la personne réelle du roi à laquelle nous avons accès par l’art, mais à comment il voulait apparaître à son peuple, c’est-à-dire majestueux, et gracieux, danseur notamment.








Hyacinthe Rigaud, Louis XIV en costume de sacre, 1701, Huile sur toile, 277 x 194 cm, Louvre



Ainsi, l’art, alors qu’il est sensé montrer le réel, alors qu’il en a la prétention, ne nous donne à voir qu’une vision tronquée de celui-ci.

D’ailleurs, le mouvement réaliste, notamment en littérature, repose essentiellement sur cet état de fait selon lequel l’art reste un prisme déformant entre nous et le réel : l’artiste réaliste va alors revendiquer cela, en en faisant sa méthode de production artistique. En effet, être réaliste, ce n’est pas vouloir absolument être le plus fidèle possible à la réalité représentée, mais c’est, avant tout, paraître réel, même au prix d’un certain arrangement avec la réalité, historique par exemple. En effet, si je raconte ma journée d’hier, sans sélectionner les événements marquants, mais uniquement dans un récit établissant le plus fidèlement possible mes actions et mes sentiments, je ne donnerai à lire et / ou à entendre qu’un chaos d’événements, et même de non-événements, qui ne donnera pas une idée précise de ce que j’ai vécu (si tant est qu’une telle entreprise soit possible). A l’inverse, si je raconte ma journée en remettant en forme, en donnant une unité aux événements que j’ai vécu, je me rendrai alors plus compréhensible à mon lectorat. C’est cette pensée du mouvement réaliste qui ne fait que paraître « vraisemblable », quitte à ne pas être absolument exact (c’est-à-dire, quitte à nous détourner du réel vécu), que théorise Maupassant, romancier français du XIXème siècle dans la préface de son roman Pierre et Jean (1888) : selon lui, l’artiste réaliste ne doit pas montrer le réel, mais doit le déformer, le transformer, pour que l’on croit en la véracité de ce qui se prétend réel dans la production artistique. Ici, l’artiste réaliste ne peut livrer la réalité telle qu’elle est sous peine de ne pas « faire vrai » car la réalité est toujours plus chaotique que l’ordre apparent dans une fiction.



            Texte de Maupassant :



« Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.
Le réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même.
Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence. Un choix s’impose donc. (…)
La vie encore laisse tout au même plan, précipite les faits ou les traîne indéfiniment. L’art, au contraire, consiste à user de précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation profonde de la vérité spéciale qu’on veut montrer.
Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession.
J’en conclus que les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des Illusionnistes. »



Maupassant, Pierre et Jean, 1888, Préface : « Le roman »





Ainsi, choisir ce que l’on raconte dans un récit réaliste, et la manière dont on le raconte implique nécessairement de s’éloigner de ce qu’est le monde réel, le monde vécu, pour « faire vrai », « donner l’illusion ». Ainsi, l’artiste réaliste le plus accompli est celui qui, ne montrant pas le réel, fait croire qu’il nous donne à voir le monde tel qu’il est, les choses telles qu’elles se produisent effectivement : le meilleur des artistes est alors celui qui nous trompe en nous faisant plonger dans son monde fictif que l’on prend, illusionnés que nous sommes, pour le vrai monde. C’est ce que met en scène François Ozon dans son film Dans la maison (2013) : un jeune homme (Claude Garcia) écrit, en suivant les conseils de son professeur de lettres (M. Germain, joué par Luchini), une histoire (inspirée ? car toute la question est là, sur la véracité de ce qui est raconté) de la vie de famille d’un de ses camarades de classe, Raphaël Artole. Un jour, alors que l’élève rédacteur a livré l’énième épisode de son roman à son professeur, celui-ci découvre, en le lisant, que le camarade, personnage du roman, se serait suicidé. Or, ce jour-là, le camarade en question est absent, ce qui plonge le professeur dans une certaine inquiétude : à ce moment-là, il ne sait plus si ce qu’il a lu relève du roman ou de la réalité. Ainsi, son élève artiste a alors dépassé son maître en l’ayant pris au piège de l’illusion.



Extrait vidéo : Pour la présentation du principe du film : De 4’21 à 12’16 (7’55)



            Extrait vidéo : Sur l’illusion : De 1’13’36 à 1’17’43 (4’27)



C’est d’ailleurs M. Germain, le professeur, qui a expliqué à l’élève romancier, Claude Garcia, qu’il ne fallait pas dire le vrai, mais paraître « vraisemblable », comme l’a théorisé Maupassant :



            Extrait vidéo : De 1’1 à 1’4’05 (3’05)



M. Germain (Luchini) : « [L’image est forte] mais c’est totalement invraisemblable.



Claude Garcia : C’est peut-être invraisemblable mais c’est la vérité.



M. Germain : Mais si c’est invraisemblable ça ne vaut rien, même si c’est vrai. »





L’art qui fait illusion passe alors également par une certaine maîtrise d’une technique. En peinture, la technique de la perspective, par exemple, peut servir l’illusion propre à l’art.



Définition : Perspective = Technique de la représentation en deux dimensions, sur une surface plane, des objets en trois dimensions tels qu’ils apparaissent vus à une certaine distance et dans une position donnée.



Les artistes de la Renaissance, notamment, ont développé cette technique qui prend en compte le point de vue du spectateur pour faire d’autant mieux illusion en plongeant celui-ci comme dans l’œuvre contemplée. En effet, la perspective peut donner l’illusion de la profondeur notamment :







Claude Gelée, Ulysse remet Chryséis à son père, 1644, Louvre





La technique au service de l’illusion en prenant en compte le point de vue du spectateur se retrouve également en sculpture. En effet, les proportions ne sont pas toujours respectées (donc, l’art nous détourne du réel en ne nous le rendant pas parfaitement) pour donner l’impression, l’illusion de la grandeur de la statue contemplée. C’est le cas, notamment, des statues à l’entrée des temples antiques, ou, plus précisément, dans le cas du colosse de Rhodes : le but n’était pas là de respecter la vérité (mathématique, des proportions), mais de paraître impressionnant, pour les visiteurs du port qui passaient devant pour entrer.










De la même manière, des productions artistiques qui paraissent, aux premiers abords, moins réalistes, faisant moins illusion, s’inscrivent dans la même intention de se mettre à la place du spectateur pour qu’il entre d’autant mieux, dans le tableau par exemple. Ainsi, le mouvement impressionniste peut être vu comme une volonté de faire illusion.



Définition : Impressionnisme = Ecole picturale française qui se manifesta, notamment de 1874 à 1886, par huit expositions publiques à Paris et qui marqua la rupture de l’art moderne avec l’académisme. Tendance générale, en art, à noter la mobilité des phénomènes, les impressions plutôt que l’aspect conceptuel des choses. Dans cette génération de peintres nés autour de 1830 – 1840, si Manet [1832 – 1883] joue un rôle précurseur, les impressionnistes au sens strict sont Monet [1840 – 1926], Pissarro [1830 – 1903] et Sisley [1839 – 1899], qu’accompagnent d’autres artistes à l’évolution personnelle spécifique – parmi eux, Renoir [1841 – 1919], Cézanne [1839 – 1906], Degas [1834 – 1917], Morisot [1841 – 1895], Cassat [1844 – 1926] et Guillaumin [1841 – 1927].



L’impressionnisme, avec ses jeux de reflets et ses touches de couleur, cherche à rendre le monde tel que nous le percevons parfois, comme au petit jour par exemple. Ainsi, il y a bien là, encore, une prétention de l’artiste de se substituer au réel vécu, en donnant l’illusion d’une véritable vision humaine, imparfaite, de la réalité :








Monet, Impression soleil levant, 1872, Huile sur toile, 48x63cm (Musée Monet, Paris)





Au cinéma, enfin, ce sont d’autres procédés techniques qui vont être employés, toujours pour entretenir l’illusion de vérité en art, la confusion entre ce qui est de l’art, de la mise en scène, et de ce qui est réel. C’est, notamment, la tendance contemporaine de films dits « caméra au poing », tels que les films d’horreur Rec ou Paranormal Activity, ou encore, la comédie Babysitting. En effet, il y a, dans ces films, une prétention d’être une véritable vidéo amateur retrouvée et diffusée telle qu’elle, sans mise en scène, le but étant de paraître réel.



Ainsi, l’art ne semble être qu’un ensemble de tentatives, dans divers domaines, de tromper le spectateur en lui faisant prendre des vessies pour des lanternes, en entretenant la confusion entre l’art et le réel.

De ce fait, Platon s’interroge sur la légitimité d’un tel art divertissant (au sens premier du terme,  c’est-à-dire de détournement du regard, « divertissement » venant du latin distraere qui signifie « se détourner de ») : si les artistes nous cachent le réel en produisant « ce monde qu’on superpose à [notre] regard pour nous empêcher de voir la vérité » (The Matrix), ont-ils ne serait-ce qu’une place dans la Cité idéale que cherche à penser Platon dans La République ? Ne faudrait-il pas, au nom de la vérité, de l’honnêteté, chasser ces artistes trompeurs de la Cité pour mieux vivre ? 



B / L’art comme création de « simulacres » (Platon) :



La conception platonicienne de l’art est radicalement opposée à la tendance à imiter, à remplacer le réel, que nous avons étudié dans certains types d’art. Selon Platon, les artistes ne sont, en effet, que des illusionnistes (comme le dit Maupassant), c’est-à-dire des trompeurs, donc, des malveillants. Ils ne créent que des « simulacres », des apparences de réalité, en faisant passer cela pour la réalité qu’ils viennent remplacer par leurs production. Platon utilise alors une image pour faire comprendre sa vision de l’art : celle des trois degrés du lit.



            Texte de Platon : Les trois degrés du lit.



Dans cet extrait de La République, Socrate-Platon explique, tout d’abord, que le lit peint, dessiné, n’est qu’une apparence du « vrai » lit concret dans lequel nous dormons. Ainsi, l’art de l’artiste peut être légitimement qualifié de production d’apparence, et, lorsque nous disons, en voyant sur un tableau, la représentation d’un lit et que l’on dit que c’est un lit, alors l’illusion a fonctionné : nous parlons de ce qui n’est pas la réalité comme de la réalité représentée. Platon va plus loin que cela dans sa métaphore en expliquant qu’il y a trois degrés du lit, les deux premiers étant, du moins « réel » au plus « réel », le lit peint, et le lit concret (la chose sensible). En effet, ce que nous pensons être la réalité (c’est-à-dire, ici, le lit concret, sensible), n’est lui-même qu’une apparence de réalité. Un lit concret n’est qu’une version, qu’une illustration, qu’une interprétation de l’Idée de lit, c’est-à-dire de ce qu’est essentiellement un lit, essence à laquelle nous pouvons accéder par notre intellect. L’Idée platonicienne prend aussi, parfois, le nom de Forme : Dieu est alors l’artisan d’une telle Forme qui sert de modèle, de patron à l’artisan. Ainsi, le lit concret n’est qu’une apparence du lit en-soi, de l’Idée, de l’essence, de la définition du lit produite par Dieu. On peut alors dire que le lit concret est moins « réel » que l’Idée de lit. La seule vérité qui soit est alors celle du monde des Idées, qui est éternelle, c’est-à-dire non soumise au temps, au changement perpétuel auquel est soumis le monde sensible, changement pensé par Héraclite, penseur pré-socratique du VIème – Vème siècle avant Jésus-Christ, qui disait que « tout passe, tout coule (panta rei) ». En effet, le triangle que je dessine au tableau n’est qu’éphémère, et, de plus, imparfait, alors que la véritable réalité du triangle est dans l’Idée même de triangle, à laquelle chacun peut accéder par son intellect. Ainsi, en théorisant ses trois degrés de réalité, Platon dénonce l’artisanat, qui n’est que la production de choses concrètes, sensibles, qui ne sont que des apparences d’Idées, et, dans le même temps, l’art des artistes qui ne produit que des apparences de choses concrètes (alors elles-mêmes apparences d’Idées) : ainsi, l’artiste ne fait que donner à voir une apparence d’apparence.

Cette dénonciation de l’art en tant que production d’apparences vise également, chez Platon, la rhétorique, c’est-à-dire la maîtrise technique du langage, qui ne fait qu’imiter, et la politique, et la philosophie. Socrate insiste régulièrement, notamment dans le Gorgias, sur le fait qu’il ne faut pas confondre la rhétorique et la philosophie, bien qu’elles se ressemblent. En effet, lorsque le philosophe obtient la victoire sur son adversaire, c’est la raison qui triomphe, et le débat se solde, dans l’idéal, par un accord commun des deux parties sur ce que l’on peut dire être la vérité. A l’inverse, la rhétorique n’est qu’une éristique destinée à faire rendre les armes à l’adversaire par des envolées lyriques et des procédés littéraires, de l’éloquence efficace, « éristique » venant du grec eris qui signifie la querelle, la joute. Ainsi, le philosophe veut faire triompher la raison, alors que le rhéteur ne veut que triompher de son adversaire.

Ainsi, les artistes, qu’ils soient peintres, sculpteurs, artisans, et même poètes, rhéteurs, nous éloignent du vrai en n’en proposant que des imitations : il s’agit alors, pour Socrate-Platon, d’en prendre conscience, de prendre conscience que nous ne vivons que dans l’illusion, afin d’en sortir, en accédant enfin au vrai monde, au réel véritable. Il s’agit de quitter ce que nous croyions savoir pour accéder à ce qui est vraiment : c’est à ce mouvement ascendant que nous convie Socrate dans l’allégorie de la Caverne. Il s’agit de s’habituer à quitter nos illusions, bien que cela nécessite un certain temps, pour ne plus voir que des ombres, mais voir les choses telles qu’elles sont, au grand jour :

                                                               

            Texte de Platon : L’allégorie de la Caverne.



Vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=2yfePu67xoI (8 minutes) (anglais sous-titré en français)





Cette logique des deux niveaux de réalité est reprise dans le film The Matrix, la Caverne étant la matrice, et, le monde extérieur, le vrai monde.

En sortant de la fiction, cette allégorie de la Caverne n’a aujourd’hui que plus de résonnance avec l’essor des nouvelles technologies. En effet, les ombres de la Caverne que les prisonniers prennent pour des réalités, piégés qu’ils sont par les marionnettistes, peuvent être associées, en fonction de l’époque, aux personnages fictifs des romans, aux images de télévision et / ou de cinéma, à ce qui défile constamment sur les smartphones, et, aujourd’hui, à la réalité virtuelle dans laquelle nous plongeons avec l’Oculus Rift, qui tend à être un remplacement de la réalité, qui nous déconnecte de celle-ci. C’est cet emprisonnement dans le monde virtuel, illusoire, que montre cette intervention de Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, lors d’une conférence le 21 février 2016 au Congrès mondial du mobile à Barcelone, intervention qui a donné lieu à cette photo, publiée en une du quotidien El Pais, qui peut être considérée comme l’illustration moderne de la Caverne de Platon :








Sur ce coup médiatique :









L’article du Monde fait alors référence à un texte de William Gibson, auteur de science-fiction, qui associe la réalité virtuelle piégeuse au jeu vidéo, dès les jeux d’arcade des années 1980 :



« Je marchais dans Vancouver, et je me souviens être passé devant une salle d’arcade, qui à l’époque était une nouveauté, et j’ai vu des gamins qui jouaient à une de ces vieilles consoles en contreplaqué. Les jeux avaient des graphismes qui représentaient l’espace et les perspectives de manière très primitive. Certains jeux n’avaient même pas d’effets de perspective, mais essayaient de rendre un environnement à plusieurs dimensions. Même avec ces graphismes primitifs, les gamins qui y jouaient étaient physiquement impliqués, d’une manière si intense qu’il m’a semblé qu’ils voulaient être à l’intérieur du jeu (…). Le monde réel avait disparu pour eux – il avait perdu toute importance. Ils étaient dans cet espace conceptuel, et la machine devant eux était le nouveau meilleur des mondes. »



William Gibson





Ainsi, tous les types d’art (peinture, sculpture, artisanat, poésie, rhétorique, mais aussi littérature, presse écrite, télévision, cinéma, et même réalité virtuelle et jeu vidéo) ont pour effet de nous détourner du vrai monde au profit de celui de l’art, et il semble alors plus raisonnable de se détourner de ce que nous donnent à voir les artistes pour véritablement vivre, et non plus par procuration. Platon affirme alors vouloir bannir de la Cité idéale qu’il pense dans La République l’ensemble des artistes, des poètes notamment, qui étaient les artistes les plus puissants à Athènes en raison de leur éloquence.





Transition :



Pourtant, l’art, dans toutes ses formes, n’est-il que cette production d’un monde cherchant à faire illusion, à nous tromper, à nous faire vivre en dehors de la réalité ? En passant par la re-présentation du monde, l’art n’est-il pas, au contraire, l’un des moyens d’accès au monde, qui, autrement, nous échapperait ? L’art ne serait alors plus un obstacle, un danger pour la vie véritable, mais ce qui fait vivre, autrement que dans notre vie quotidienne, d’autres expériences, d’autres sensations, d’autres sentiments : l’art permettrait de voir le monde autrement, de mieux le voir, c’est-à-dire en élargissant notre point de vue pour mieux comprendre là où nous vivons.



II / L’art comme accès au réel :



« L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible. »

Paul Klee (1870 - 1940), peintre allemand





A / La doctrine platonicienne de la participation :



Il est à relever, d’abord, que l’art ne fait pas que nous détourner de l’extérieur de la Caverne chez Platon : les images, les ombres, les reflets, sont autant d’étapes lors de notre ascension. En effet, le détenu alors libéré de force ne voit pas immédiatement la lumière du soleil : au contraire, son accès à la vision du soleil là où il est est progressif, médiatisé. Il commence par observer les ombres des choses, puis, les reflets dans l’eau, et, enfin, les choses telles qu’elles sont. C’est là la pensée platonicienne de la « participation » : le sensible, et, de manière dérivée, les représentations de ce sensible, ne sont pas que des tromperies, mais cela « participe » du réel, cela dit quelque chose du réel, cela nous le fait voir, bien que partiellement et de manière quelque peu déformée. En effet, il vaut mieux voir l’ombre d’une personne que de ne rien voir du tout : on a alors, au moins, une idée de sa silhouette, bien que nous ne connaissions pas parfaitement cette personne par le biais de son ombre. Ainsi, l’art peut remplir la même fonction : nous faire voir un aspect du réel, pour nous le faire entrevoir. Par exemple, un portrait ne donne certes pas à voir la totalité de la réalité de la personne, mais cela permet de nous en donner tout de même une idée.

Ainsi, Platon ne dénigre pas constamment la fausseté du monde sensible qui nous empêcherait d’accéder aux Idées : le sensible est le point de départ de notre ascension vers l’intelligible. Dans Le Banquet, Platon nous indique ce mouvement vertical que nous avons à réaliser pour atteindre la vérité en disant, par la voix de Socrate rapportant les propos de Diotime sur l’amour, qu’il nous faut passer de l’attention à la beauté des corps, à la beauté d’un corps, puis, de la beauté d’un corps, à la beauté des actions ; de la beauté des actions, à la beauté d’une action ; pour afin atteindre l’Idée du Beau, de manière alors purement intellectuelle. Ainsi, la contemplation du sensible est la première étape vers la contemplation de l’intelligible, de la réalité véritable.

Plotin, philosophe néoplatonicien du IIIème siècle, use alors d’une image pour faire comprendre que l’art, par ses productions, peut être une étape sur le chemin vers l’intelligible : un portrait peut nous donner accès, intellectuellement, au vécu de l’Idée du Beau.



« on y reconnaît l’image dans le sensible d’un être situé dans l’intelligence : quel trouble alors, quand on vient à se souvenir de la réalité véritable ! De cet état viennent nos amours ! Il en est qui, en voyant l’image de la beauté d’un visage, sont transportés là-bas, d’autres ont une pensée trop paresseuse, et rien ne les émeut. »

Plotin, Ennéades, II, IX [33]



Il faut alors avoir une certaine sensibilité, une certaine aptitude à s’émouvoir, que l’on peut travailler en faisant l’effort d’être attentif à ce que nous observons, pour accéder à l’intelligible, au degré des êtres « situés dans l’intelligence ».

Lorsque Plotin dit que nous nous souvenons de la réalité véritable, il fait référence à la doctrine platonicienne de la « réminiscence », exposée par Platon, notamment dans le Phèdre et dans le Ménon. Il s’agit ici de considérer que notre âme, avant d’être liée à notre corps, évoluait dans le degré des êtres intelligibles, dans la vraie réalité, et que, au moment de notre naissance terrestre, au moment où l’âme se lie avec le corps, alors l’âme sombre dans le sensible et perd sa connaissance de la sphère intelligible. L’acte d’apprendre consiste alors à se relier à ce savoir originel que nous avons oublié à notre naissance corporelle. Ainsi, en apprenant, dans la pensée platonicienne de la réminiscence, on n’accède pas à quelque chose de nouveau, mais on se souvient de ce qu’on a déjà connu et qu’on avait oublié.

Ainsi, si le sensible est la première étape sur notre route vers l’intelligible, on peut dire que les productions des artistes, en nous montrant certains aspects du réel, en nous parlant de lui, nous montre le chemin.

Certains vont alors plus loin en disant que l’art qui nous parle du réel n’est pas qu’une manière anecdotique de nous le faire comprendre, mais qu’il s’agit là du meilleur moyen d’accès aux choses telles qu’elles sont, si ce n’est le seul, le seul moyen de connaître le monde. L’art serait alors indispensable.



B / L’art comme voie privilégiée vers le réel.



L’art est alors, dans cette conception, ce qui nous met en présence du réel, qui, quotidiennement, normalement, nous échappe : l’art donne à voir, met en lumière, impose à la vue ce que, parfois, nous ne voulons pas voir ou, plus simplement, nous oublions d’observer. C’est ainsi que le philosophe français Bergson estime que, si, normalement, nous avions directement accès aux choses telles qu’elles sont, alors l’art deviendrait inutile : c’est parce que le réel nous échappe que nous avons besoin des artistes pour nous y rappeler.



« Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature. […]

Qu’il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l’art n’a d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnelles et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même. »

Bergson (1859 – 1941), Le Rire, 1900



L’artiste a alors pour rôle de « débrouiller », d’ôter le brouillard, dû aux habitudes culturelles, sociales, qui nous empêche de voir le monde véritable. Selon Bergson, notre vie est trop remplie de « symboles », de systèmes de représentations, et c’est contre nos évidences que doit agir l’artiste qui, en ce sens, est un peu philosophe. En effet, notre monde habité est découpé en espaces symboliques en raison de l’utilité d’un tel découpage : il y a la route pour la circulation automobile, le trottoir pour les piétons, la piste cyclable, le parc pour la promenade, le centre-ville pour la consommation …etc. L’artiste doit alors déconstruire ces habitudes, ces usages, et, par exemple, se réapproprier les espaces, les transformer, les détourner de leur destination traditionnelle. Cette déconstruction, ce détournement auquel doit se livrer l’artiste a pour finalité de « nous mettre face à face avec la réalité même. ». Ainsi, une initiative du Boulon (centre artistique à Vieux-Condé), associé à un groupe d’artistes nantais nommé Alice, intitulée « Portraits de rue » a consisté à réaliser des photographies-portraits de personnes habitant le long des lignes de tramway du valenciennois (entre Vieux-Condé et Anzin) et de les afficher le long de ces lignes sur des panneaux géants de type panneaux publicitaires.








Cette exposition grandeur nature a duré du 15 novembre 2014 au 15 février 2015. L’objectif était ici de faire vivre autrement leur trajet aux usagers du tramway, et, par cette occasion, de mettre en lumière ces personnes que l’on voit quotidiennement par la fenêtre en rêvassant, sans véritablement y penser, lorsque l’on se rend au travail ou à l’école : ces visages, cette mère de famille en retard qui se dépêche d’emmener les enfants à l’école, ces passants, cette dame âgée qui, tous les jours à la même heure, va chercher ses publicités dans sa boîte aux lettres, …etc. L’artiste montre l’anecdotique auquel on ne pense plus, à propos duquel on pense, sans toujours être conscient de cette pensée, qu’il n’est pas important. Ainsi, l’artiste fait voir le monde que l’on ne voit plus.



Au-delà même du fait de nous montrer le monde oublié, l’art peut être le média qui nous le fait comprendre. Comprendre et faire comprendre le monde est d’ailleurs le projet de certains artistes :



 « L'art, c'est la plus sublime mission de l'homme, puisque c'est l'exercice de la pensée qui cherche à comprendre le monde et à le faire comprendre. »

Rodin [1840 – 1917], Sculpteur français





Encore aujourd’hui, le cinéma par exemple, peut tenter de nous faire comprendre une réalité que nous n’avons pas vécue : c’est là toute l’œuvre des films qui tentent de faire passer la mémoire de la Shoah. L’art exprime ici l’indicible pour mieux nous faire comprendre une réalité quasi-inimaginable pour nous, spectateurs vivant dans une société relativement en paix.

Le cinéma réaliste, bien que passant par la fiction, permet de nous donner à voir une réalité qui nous est difficilement accessible autrement. Le cinéma nous montre alors des situations de vie, parfois difficiles, pour que le spectateur puisse vivre cela, certes par procuration, certes de manière biaisée en raison de la distance créée par l’art, mais en ayant une idée tout de même de ce que montre le film. Exemples de films traitant d’un sujet de société :



  • Sur la condition des handicapés : Le scaphandre et le papillon (2007) ; Intouchables (2011) ; De rouille et d’os (2012) ; De toutes nos forces (2014)



  • Sur la condition des sans-papiers, des migrants : Welcome (2009) ; Samba (2014)

  • Sur la vie d’un soldat : American sniper (2015)

  • Sur le monde médical : Hippocrate (2014) ; Un village presque parfait (2015) ; Médecin de campagne (2016)



  • Sur le monde du travail : La loi du marché (2015)

  • Sur le djihadisme : Made in France (2015) ; Les cowboys (2015)

  • Sur la vie en famille d’accueil : Le gamin au vélo (2011) ; La tête haute (2015)





C’est le monde avec tous ses problèmes, toutes ses failles, ses luttes, que nous donne à voir, certes par un moyen détourné, l’art. Ainsi, le sujet de l’art, c’est d’abord le désordre du monde selon le dramaturge allemand du XXème siècle Bertolt Brecht :



« Le désordre du monde, voilà le sujet de l’art. Impossible d’affirmer que, sans désordre, il n’y aurait pas d’art, et pas davantage qu’il pourrait y en avoir un : nous ne connaissons pas de monde qui ne soit pas désordre. Quoi que les universités nous susurrent à propos de l’harmonie grecque, le monde d’Eschyle était rempli de luttes et de terreur, et tout autant celui de Shakespeare et celui d’Homère, de Dante et de Cervantès, de Voltaire et de Goethe. Si pacifique que parût le compte rendu qu’on en faisait, il parle de guerres, et quand l’art fait la paix avec le monde, il l’a toujours signée avec un monde en guerre. »



Brecht, Notes sur Shakespeare





Parfois, au-delà même de pointer les désordres du monde, l’art a pour fonction d’agir sur la réalité montrée. L’art, en assumant le fait qu’il s’agisse d’une médiation entre nous et la réalité qui nous entoure, d’une re-présentation de la réalité pour nous la faire voir autrement, sous un autre angle, peut avoir un rôle au sein de cette même réalité.

C’est, par exemple, le rôle du théâtre, notamment de la tragédie grecque : en mettant en scène des personnages s’affichant comme tels, c’est-à-dire ne cherchant pas à faire illusion, le théâtre permet un processus d’identification à ces personnages afin, soit de tirer des leçons en fonction des situations qu’ils vivent, soit de vivre des passions (telles que la tristesse, la colère, la vengeance, etc.) afin de purger ces passions de nos existences. C’est sur ce dernier aspect qu’insiste Aristote en parlant de catharsis : il faut comprendre que l’art crée comme un écran entre nous et la réalité afin de se purger des passions qui peuvent nous animer. La tragédie grecque a donc ici, selon Aristote, un rôle éducatif (le théâtre, à l’époque, étant une institution populaire).



Platon lui-même, alors qu’il rejetait les artistes de sa Cité idéale, reconnaissait que certains arts, tels que l’art de la fable, peut avoir un intérêt éducatif. Il est un fait que l’art peut avoir un rôle moral : il convient, par exemple, d’élever les enfants grâce aux fables de La Fontaine.



La psychanalyse freudienne porte également un regard bienveillant sur l’activité artistique : elle serait une œuvre de civilisation en nous détournant de la réalisation violente de nos pulsions bestiales. L’œuvre d’art serait alors la sublimation de ces pulsions : une canalisation de notre énergie.



Sublimation : Processus par lequel l’énergie d’une pulsion sexuelle ou agressive est déplacée vers des buts non sexuels.





L’art peut également avoir un impact sur la réalité en ayant un rôle social : c’est ce que montre la proposition artistique Waste Land mis en film en 2011. L’art peut enrichir des populations défavorisées. Ce film montre la proposition de l’artiste brésilien Vik Muniz à Jardim Gramacho, la plus grande décharge du monde située dans la banlieue de Rio : il photographie les Catadores (les ramasseurs d’ordures) en les mettant en scène avec les déchets (ou simplement les déchets), par exemple pour reproduire le tableau La Mort de Marat. Il expose ensuite les photographies en vue de les vendre, et le bénéfice de la vente ira au Catadores. Ainsi, l’art peut changer la réalité, avoir un impact, social ici, sur elle.





C / L’art ne doit pas être imitatif mais expressif :



Si l’art ne nous détourne pas du réel, mais, au contraire, nous le montre, alors on peut raisonnablement dire que Platon n’a rien compris à l’art. Erwin Panofsky, philosophe allemand du XXème siècle, estime alors que la philosophie platonicienne est « étrangère à l’art ».

Il faut alors refuser de considérer l’essence de l’art comme étant l’action d’imiter (la nature) : l’art n’est pas qu’imitatif. C’est ce que montre Hegel dans son Cours d’esthétique : d’ailleurs, l’imitation sera à jamais inférieur à son modèle.



Etude de texte : Hegel : Contre l’art imitatif.



« Au lieu de louer des œuvres d’art parce qu’elles ont même abusé des colombes et des singes, mieux vaudrait se contenter de blâmer justement ceux qui s’imaginent encenser l’œuvre d’art en ne lui attribuant, comme fin suprême et ultime, qu’un aussi médiocre effet. Mais, de toute façon, il suffit de dire que, du point de vue de la simple imitation, l’art ne pourra jamais rivaliser avec la nature et se donnera l’allure d’un ver de terre rampant derrière un éléphant. Etant donné que la production de copies ne réussit donc jamais à égaler parfaitement le modèle naturel, la seule fin qu’on puisse désormais lui trouver est le plaisir pris au tour d’adresse consistant à réaliser quelque chose qui ressemble à la nature. Et assurément l’homme peut se réjouir de pouvoir produire quelque chose qui existe déjà par ailleurs, mais qui est dû cette fois à son propre travail, à son habileté et son application propres. Cependant, même cette joie et cette admiration, prises pour elles-mêmes, ont tendance à se tempérer et à se refroidir, voire à tourner à l’ennui et à la répulsion, et cela d’autant plus, justement, que la copie est semblable au modèle naturel. Il y a des portraits qui, comme on l’a dit spirituellement, sont ressemblants jusqu’au dégoût, et à propos de cette complaisance que nous avons pour les imitations comme telles, Kant donne un autre exemple, disant qu’un homme qui sait imiter parfaitement les trilles du rossignol – et il en existe – nous inspire bientôt de l’agacement et que, si le chant que nous écoutions en le prenant pour celui d’un oiseau se révèle être celui d’un homme, nous le trouvons aussitôt fastidieux et rébarbatif. Car alors nous ne reconnaissons plus en lui qu’un habile stratagème, qui n’est ni libre production naturelle ni œuvre d’art ; nous attendons en effet de la libre puissance productrice de l’homme tout autre chose qu’une telle musique, qui nous intéresse uniquement lorsqu’elle surgit sans être intentionnelle, telles les trilles du rossignol qui, rappelant les inflexions de l’émotion humaine, émanent d’une vie originale et caractéristique. De manière générale, ce plaisir que suscite l’habileté imitative ne pourra jamais être que restreint, et il sied mieux à l’homme de prendre plaisir à ce qu’il produit à partir de ses propres ressources. »



Hegel, Cours d’esthétique, 1818 à 1829, I, Introduction, Traduction Lefebvre et Schenck, Aubier, Pages 61 à 63



L’art doit donc être spontané, créatif, original : c’est là le principe de l’art expressionniste qui nous donne à voir le réel, d’un sentiment, d’un ressenti, qui ne peut s’incarner que dans l’art. La peinture, par exemple, peut exprimer les passions humaines, même les plus traumatisantes qui seraient indicibles. L’artiste dit par la peinture ce qu’il ne peut dire avec des mots : les mots trahiraient la force du sentiment à transmettre. C’est le projet de l’expressionnisme. La peinture peut, par exemple, exprimer la peur, l’angoisse : c’est le cas du Cri de Munch.





Expressionnisme : Tendance artistique et littéraire du XXème siècle qui s’attache à l’intensité de l’expression. Essentiellement nordique, l’expressionnisme apparut en réaction à l’impressionnisme. Ses précurseurs furent, à la fin du XIXème siècle, le belge Ensor [1860 – 1949], le néerlandais Van Gogh [1853 – 1890] ou encore le norvégien Munch [1863 – 1944], dont la peinture se caractérisait par la vigueur de la touche et les rapports de couleurs insolites au service de l’intensité expressive. Cependant, sa terre d’élection fut l’Allemagne avec les peintres du groupe « Die Brücke » [1905 – 1913], qui cultivèrent les simplifications formelles, la violence graphique, l’irréalisme de la couleur. A Munich, ceux du groupe « Der Blaue Reiter » [1911 – 1914] évoluèrent vers l’abstraction lyrique. Au cours de la première guerre mondiale, l’expressionnisme subsista dans l’art pathétique de l’autrichien Kokoschka [1886 – 1980], pessimiste de l’allemand Beckmann [1884 – 1950], ou critique des autres allemands Dix [1891 – 1969] et Grosz [1893 – 1959] (naturalisé américain) – les trois derniers représentant le mouvement de la « nouvelle objectivité ». En Belgique, les peintres de l’école « de Laethem-Saint-Martin » - tels Permeke [1886 – 1952], Van den Berghe et Gustave De Smet [1877 – 1943] – et, en France, des individualités puissantes (les peintres Rouault [1871 – 1958] et Soutine [1893 – 1943], les sculpteurs Zadkine [1890 – 1967] et Richier [1902 – 1959]) prolongèrent le courant. Au Mexique, celui-ci se développa sous l’influence du muralisme, issu de la révolution. Après 1945, l’expressionnisme connut un renouveau dans des œuvres qui combinaient la propension au primitivisme et la spontanéité gestuelle découverte avec les surréalistes. En sont directement issus : en Europe, le mouvement Cobra [1948 – 1951] ; aux Etats-Unis, les courants dits de l’ « expressionnisme abstrait » (action painting [fondée sur le geste]), avec Pollock [1912 – 1956], De Kooning [1904 – 1997] et Franz Kline [1910 – 1962], et de l’ « abstraction chromatique », avec Rothko [1903 – 1970]. Le groupe des « nouveaux fauves », qui se forma en Allemagne à la fin des années 1970, peut aussi être rattaché à l’expressionnisme.



Muralisme : Courant artistique du XXème siècle, essentiellement mexicain, caractérisé par de grandes peintures murales dont l’inspiration puise aux sources populaires ou nationales.



  • Munch, Le cri, 1893, 102x205cm (Musée Munch, Oslo) :




« D’une façon générale, le but de l’art consiste à rendre accessible à l’intuition ce qui existe dans l’esprit humain, la vérité que l’homme abrite dans son esprit, ce qui remue la poitrine humaine et agite l’esprit humain. »

Hegel, Esthétique





Ici, nous sommes sur le mode intuitif, et non discursif. La discursivité est propre aux projets démonstratifs : l’art ne démontre pas, il montre.





Transition :



L’art peut donc être considéré, non comme un divertissement qui nous éloignerait (sciemment ou non) de la réalité, mais comme un moyen singulier d’accéder à une réalité inatteignable autrement telle que la réalité d’un sentiment, celle de l’ordre (ou du désordre) du monde, ou encore celle d’une situation de vie particulière.  

D’ailleurs, n’est-ce pas la noblesse de l’art, et, par-là, de la culture humaine, de ne pas se réduire à la mise en œuvre de techniques ? C’est notamment ce que souligne Hegel qui inscrit l’art dans une recherche de l’universel.



III / L’art est-il une technique ? :



L’art est d’une autre nature que la technique : l’activité artistique ne demande ni travail ni habileté, mais d’abord de la grâce.

Cette grâce peut être accordée par Dieu dans une conception religieuse de l’art.

Si l’art n’est ni travail ni habileté, il est alors d’abord surgissement, spontanéité, naturel : l’art sort des tripes de l’artiste, et non de sa réflexion. C’est pour cette raison que l’on parle de création artistique, en référence au principe religieux de Création qui ne désigne pas le fait de donner une forme à un matériau pré-existant, mais l’acte de création ex nihilo, c’est-à-dire à partir de rien, du néant. L’art doit proposer quelque chose de nouveau et d’individuel, de personnel, de vécu.



Pourtant, à l’opposé de cette conception de l’art qui fait dépendre cette activité d’une grâce, d’un génie, d’une spontanéité, d’une inspiration aussi, Nietzsche déconstruit ce mythe de la création artistique afin de réhabiliter le travail de l’artiste qui nécessite des efforts :



Texte de Nietzsche :



«          Comme nous avons bonne opinion de nous-mêmes, mais sans aller jusqu’à nous attendre à jamais pouvoir faire même l’ébauche d’une toile de Raphaël ou une scène comparable à celles d’un drame de Shakespeare, nous nous persuadons que pareilles facultés tiennent d’un prodige vraiment au-dessus de la moyenne, représentent un hasard extrêmement rare, ou, si nous avons encore des sentiments religieux, une grâce d’en haut. C’est ainsi notre vanité, notre amour-propre qui nous poussent au culte du génie : car il nous faut l’imaginer très loin de nous, en vrai miraculum, pour qu’il ne nous blesse pas (même Goethe, l’homme sans envie, appelait Shakespeare son étoile des altitudes les plus reculées ; on se rappellera alors ce vers : « Les étoiles, on ne les désire pas »). Mais, compte non tenu de ces insinuations de notre vanité, l’activité du génie ne paraît vraiment pas quelque chose de foncièrement différent de l’activité de l’inventeur mécanicien, du savant astronome ou historien, du maître en tactique. Toutes ces activités s’expliquent si l’on se représente des hommes dont la pensée s’exerce dans une seule direction, à quoi toutes choses servent de matière, qui observent toujours avec la même diligence leur vie intérieure et celle des autres, qui voient partout des modèles, des incitations, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien non plus que d’apprendre d’abord à poser des pierres, puis à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de toujours les travailler. Toute activité de l’homme est une merveille de complication, pas seulement celle du génie : mais aucune n’est un « miracle ». – D’où vient alors cette croyance qu’il n’y a de génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe ? qu’eux seuls ont de l’ « intuition » ? (ce qui revient à leur attribuer une sorte de lorgnette merveilleuse qui leur permet de voir directement dans l’ « être » !). Manifestement, les hommes ne parlent de génie que là où ils trouvent le plus de plaisir aux effets d’une grande intelligence et où, d’autre part, ils ne veulent pas éprouver d’envie. Dire quelqu’un « divin » signifie : « Ici, nous n’avons pas à rivaliser. » Autre chose : on admire tout ce qui est achevé, parfait, on sous-estime toute chose en train de se faire. Or, personne ne peut voir dans l’œuvre de l’artiste comment elle s’est faite ; c’est là son avantage, car partout où l’on peut observer une genèse on est quelque peu refroidi. L’art achevé de l’expression écarte toute idée de devenir ; c’est la tyrannie de la perfection présente. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l’expression qui passent pour géniaux, et non pas les hommes de science. En vérité, cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu’un enfantillage de la raison. »



Nietzsche, Humain, trop humain, 1878, I, IV, Paragraphe 162 : « Culte du génie par vanité. », Folio essais, Pages 142 – 143



Nietzsche dénonce ceux qui parlent de « génies » en art, qui divinisent les artistes de talent : en effet, il convient, pour rester raisonnable et pour avoir l’audace de tenter de concurrencer les « génies », de se rappeler que les œuvres « géniales » ne sont que des résultats de travaux préalables. Ainsi, selon Nietzche, tout le monde, avec de l’entraînement, en ayant sa pensée qui « s’exerce dans une seule direction », peut égaler les maîtres : c’est le discours relatif aux « génies » qui nous freine, qui crée en nous de l’auto-censure par peur de paraître orgueilleux. Ainsi, il ne faut pas négliger le fait que l’artiste se livre à un travail, travail dans lequel nous pourrions tous parvenir à des résultats dignes si nous nous en donnions les moyens. Nietzsche nous incite ici à ne pas abandonner l’effort au profit d’une admiration passive de ceux qui font. L’art ne peut donc pas se passer de travail, comme il en peut se passer de règles. En effet, d’un point de vue purement logique, l’artiste ne peut se soustraire à toutes les règles, ne serait-ce parce qu’il travaille une matière. Ainsi, un architecte, par exemple, est soumis à certaines règles de construction, au moins pour que son œuvre ne s’écroule pas. Et il en va de même dans chaque art : l’art ne peut donc pas se passer d’une certaine technique qui nécessite un travail d’apprentissage.





Conclusion :



Afin de répondre à la question, nous pouvons maintenant dire que la création artistique nous détourne ou nous rapproche du réel en fonction des différentes conceptions que l’artiste se fait de son art. L’art est soit illusoire, soit il cherche à saisir la réalité d’une manière qui lui est propre. L’art est alors soit condamné, soit promu au rang de l’unique moyen d’accéder à la réalité des choses. Ainsi, tout art ne nous détourne pas du réel : un certain type d’art permet, au contraire, de l’atteindre.





Notions étudiées :



Principales :



  • L’art
  • La raison et le réel
  • La vérité



Secondaires :



  • La culture
  • Le travail et la technique
  • La religion





  • Sources :



Bibliographie :



  • Aristote, Poétique



  • Maupassant, Pierre et Jean


Référence cinématographique :



  • Dans la maison




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