- Sujet : L’expérience permet-elle de connaître la vérité ?
A priori,
l’expérience, c’est-à-dire, selon un premier sens donné à ce terme, le contact
réel avec les choses (faire l’expérience de quelque chose), permet de connaître
la vérité, c’est-à-dire d’atteindre la concordance, l’adéquation entre
nos représentations, nos pensées et la réalité des choses : en effet, on
connaît par la perception, par la sensation. Par exemple, je connais un
paysage si je l’ai déjà vu, ne serait-ce qu’en représentation, ou qu’en
reproduction ; et je peux dire que je connais le goût d’un oursin, par exemple,
si j’en ai déjà mangé un. Sentir n’est pas connaître, mais c’est la sensation
qui permet la connaissance. Par exemple, dans la Bible, Saint-Thomas estime qu’il ne peut savoir que Jésus-Christ
est ressuscité que s’il touche du doigt la plaie qu’il a au côté.
« Thomas, l’un des Douze, […] n’était pas avec
eux, lorsque vint Jésus. Les autres disciples lui dirent donc :
« Nous avons vu le Seigneur ! » Mais il leur dit : « Si
je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt
dans la marque des clous, et si je ne mets pas ma main dans son côté, je ne
croirai pas. »
Bible, Jean, 20, 24 – 25
Cette épisode biblique a d’ailleurs
donné lieu au dicton : « Je suis comme Saint-Thomas, je ne crois que
ce que je vois. ».
On peut également prendre le terme
« expérience », au sens d’expérience scientifique, c’est-à-dire un
ensemble de procédures identifiables et répétables en vue d’établir une
constance. Ainsi, les protocoles scientifiques, les expérimentations, peuvent
établir une certaine connaissance : la « connaissance »
scientifique, si tant est que le scientifique connaît quelque chose, lui qui n’a
accès qu’à des modèles explicatifs du réel, modèles qui sont fragiles, qui
peuvent devenir obsolètes avec le progrès, avec les révolutions scientifiques.
Enfin, on peut
considérer que l’expérience désigne le fait d’avoir de l’expérience, le fait de
connaître la vie, avec ses embûches. Ainsi, on connaît la vérité sur le monde,
sur la vie, sur les gens, en fonction des épreuves que l’on a traversées.
Cependant,
l’expérience, prise en ces différents
sens, permet-elle véritablement une connaissance ?
Celui qui a de
l’expérience s’illusionne peut-être en déduisant de ses épreuves une vision
noire, pessimiste, de la réalité : celui qui a de l’expérience ne
connaîtrait pas ici la vérité, mais il se créerait sa vérité, sa vision
tronquée de la réalité.
A-t-on véritablement
besoin de percevoir, de sentir, de toucher quelque chose pour le
connaître ? N’y a-t-il pas des connaissances d’ordre théorique, comme, par
exemple, les entités mathématiques ? Par exemple, je n’ai jamais vu
ce que peut être + l’infini, et, pourtant, je le comprend tout de même.
Enfin,
l’expérience scientifique permet-elle véritablement une connaissance de la
vérité ? En effet, le scientifique ne s’attache qu’à repérer des
constances uniquement dans ce qu’il peut voir, observer du monde. La vérité
dépasse le scientifique. Ce dernier ne peut que créer des modèles, des
théories, des « lois » scientifiques qui ne sont valables que
durant le temps qu’elles ne sont pas réfutées. Les « démonstrations »
scientifiques ne sont que provisoires. Ainsi, le scientifique ne connaît pas la
vérité grâce à ses expériences : il ne connaît que des constances sur le
moment qui, un jour peut-être, seront expliquées autrement, grâce à un point de
vue plus large.
Ainsi, la question est ici de savoir si l’expérience,
considérée comme contact avec le réel, expérience scientifique, ou expérience
de la vie, permet d’être en accord avec les choses telles qu’elles sont, ou bien si ces expériences ne nous
éloignent pas, au contraire, de la
connaissance de ce qui est.
Afin de répondre à cette question, nous
verrons d’abord en quoi
l’expérience, considérée en ses trois significations que nous avons données,
nous permet un accès à la vérité. Cependant,
nous serons amenés à voir qu’il ne s’agit là, dans ces différents cas, que
d’illusions de vérités. Enfin, nous
porterons alors notre attention sur les limites du scientifique qui, pourtant,
prétend connaître le monde.
I / Les expériences au service de la vérité :
A / Avoir de l’expérience, c’est connaître la vie.
Le terme
« expérience » peut ici être pris dans le sens du savoir et du
savoir-faire obtenus grâce au vécu. Il s’agit ici d’une forme de sagesse qui ne
s’acquiert qu’en vivant certains parcours de vie qui permettent de connaître au
moins un domaine de l’existence.
Bien souvent, on considère qu’un
homme d’expérience est un homme d’un certain âge car il a pu vivre davantage
d’expériences différentes qu’un jeune, bien que cela ne soit pas toujours
vrai : un jeune peut avoir vécu plus de vies qu’un ancien qui n’a toujours
vu que son village par exemple.
Cependant, le terme
« expérience » doit être pris en d’autres sens : l’un d’eux est
de faire expérience du monde, c’est-à-dire d’entrer en contact avec notre
environnement par l’intermédiaire de nos sens.
B / La perception, la sensation, permet la
connaissance :
Par exemple, le jeune enfant
découvre le monde d’abord en le touchant, et en le portant à sa bouche.
Sentir serait alors ici le préalable
à la connaissance abstraite, théorique :
« Nous sentons
avant de connaître. »
Rousseau
« Nos sens sont les
instruments de toutes nos connoissances. C’est d’eux que nous viennent toutes
nos idées, ou du moins toutes sont occasionnées par eux. »
Rousseau, Lettres morales,
1758, Lettres à Sophie, Lettre 3
La conséquence de cela est qu’on ne
pourrait avoir aucune connaissance sans toucher, sentir quelque chose au
préalable.
Ainsi, un individu qui serait privé
de l’usage de ses cinq sens (donc, aveugle, sourd, sans odorat, sans goût, et
sans sensibilité), ne pourrait rien connaître selon cette façon de concevoir la
connaissance que l’on peut appeler sensualisme.
Définition : Sensualisme = Doctrine selon laquelle nos idées sont
uniquement produites par nos sensations.
Sans aller jusqu’à penser le cas d’un
individu qui serait privé de ses cinq sens, on peut analyser le cas de
l’aveugle de naissance : comment lui faire faire de la géométrie, ou lui
décrire ce qu’est le rouge ou le bleu ? Il ne pourrait être géomètre qu’en
se remémorant les différents solides qu’il a pu avoir en main et dont il aurait
retenu la définition logique ; il ne pourrait comprendre ce qu’est le
rouge qu’en l’associant à d’autres informations lui venant de ses autres
sens : associer, par exemple, le rouge à la notion de danger, de
douleur, à une certaine odeur, ou à un son particulier, strident par exemple.
La pensée sensualiste qui nous dit
que nous ne pouvons connaître que par l’intermédiaire de nos sens s’oppose
alors à l’intellectualisme, notamment platonicien, qui consiste à penser qu’il
suffit de comprendre logiquement, rationnellement une chose pour la connaître.
Par exemple, si je veux apprendre le kung-fu, il suffirait, selon un
intellectualiste, d’avoir appris les règles et les différents mouvements à
réaliser uniquement théoriquement pour passer maître dans l’art du kung-fu.
C’est ce que met en scène le film The
Matrix, d’inspiration platonicienne, lorsque Néo apprend le kung-fu grâce à
un logiciel :
Extrait
vidéo : De 45’53 à 50’10 (4’17)
Or, tout apprentissage, dans la
réalité, ne se passe pas de cette manière : il faut de l’entraînement, la
répétition du mouvement, c’est-à-dire être régulièrement confronté à la réalité
à connaître, à maîtriser, pour, effectivement, devenir un maître. Ainsi, notre
manière d’apprendre semble aller dans le sens de la pensée sensualiste.
Selon le sensualisme, par la
sensation, on connaît l’espace, par exemple :
« L’étendue des
corps ne se connaît que par les sens »
Newton (physicien anglais du XVIIème
– XVIIIème siècle connu pour avoir démontré la force
gravitationnelle), Principia, III,
Règle III
Pour Newton, ici, connaître
l’étendue, l’espace, ne peut être de l’ordre de l’esprit uniquement : nous
avons besoin d’images pour nous représenter les choses.
Il semble en effet plus commode de ne
pas être aveugle pour être géomètre : même un esprit logique très
développé aurait ici des difficultés, car que se représente un aveugle de
naissance lorsqu’on lui parle de figures géométriques ?
L’expérience du sensible permet
également la connaissance de soi, et c’est peut-être là la seule manière de se
connaître : on ne se connaît pas théoriquement, avant d’avoir vécu, avant
d’avoir fait l’expérience du monde. Il faut avoir expérimenté pour se
connaître, notamment pour connaître ses limites.
Sans aller jusqu’à connaître ses
limites par l’expérience, on sait au moins que l’on existe lorsque l’on fait
l’expérience du monde : on se sent être vivant par la sensation. Celui qui
n’aurait pas l’usage de ses cinq sens ne pourrait donc pas, ici, savoir qu’il
existe : il n’en aurait pas conscience.
« Rien
n’est plus incontestable que l’existence de nos sensations … La première chose que nos sensations nous apprennent, et qui même n’en est pas distinguée,
c’est notre existence. »
Alembert (encyclopédiste français du
XVIIIème siècle), Encyclopédie,
Discours préliminaire, I
Cependant, le terme
« expérience » n’a pas pour seul sens le fait d’être au contact du
monde sensible : on peut ici entendre également le fait de mettre en place
des expériences scientifiques, des expérimentations en vue d’établir une
constance.
C / L’expérience scientifique permet de
connaître :
Une « vérité » scientifique
est l’établissement d’une constance grâce à l’observation répétée d’un phénomène
produit par le scientifique. Le scientifique établit, en laboratoire, les
conditions d’observation du phénomène à étudier, et s’il procède aux mêmes
observations de manière répétées, sans contre-exemple, alors une constance peut
être admise.
Ainsi, le scientifique formule
d’abord une hypothèse en son esprit, et doit impérativement la confronter aux
faits par l’expérience, par l’expérimentation, s’il veut la tenir pour
vraie :
« Il faut éprouver la vérité des hypothèses
d’essai en les appliquant aux faits. Leur auteur doit être prêt à contrôler
ainsi soigneusement ses hypothèses, et à les rejeter si elles ne supportent pas
l’épreuve, quoi qu’il en coûte à sa paresse ou à sa vanité. »
Whewell (1794 – 1866), Angleterre, Novum Organon
Renovatum, Londres, 1858, II / « De la construction de la
science. », Chapitre IV, Aphorisme IX
Ici, on parle d’
« expérimentation » lorsqu’il y a une intention du scientifique de
vérifier son hypothèse par l’expérience en laboratoire :
« Lorsqu’elle
[l’expérience] est recherchée, on la nomme expérimentation. »
Bacon (1561 – 1626), Angleterre, Novum
Organum, 1620, I, Aphorisme 82, PUF, Page 142
Il n’empêche qu’il puisse observer
des phénomènes inattendus lors de son expérimentation et construire alors des
hypothèses (vérifiées par l’expérience) a
posteriori.
Par exemple : alors qu’un
scientifique voulait montrer le caractère addictif de la cocaïne en
l’expérimentant sur des rats de laboratoire, il a pu observer que le sucre
blanc constituait une drogue plus addictive encore.
La science expérimentale est alors
peut-être la meilleure manière de faire progresser la connaissance
humaine : en confirmant nos hypothèses, et en découvrant des phénomènes
encore inexplorées. La science avance donc par tâtonnements, par
expérimentations : c’est là ce que prône notamment Claude Bernard, médecin français du XIXème siècle, en
défendant la médecine expérimentale.
« Pour être digne de ce nom,
l’expérimentateur doit être à la fois théoricien et praticien. […] Une main
habile sans la tête qui la dirige est un instrument aveugle ; la tête sans
la main qui réalise reste impuissante. »
Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine
expérimentale, 1865
Le scientifique doit ici être
« théoricien » pour émettre des hypothèses rendant raison des
phénomènes, et « praticien » pour vérifier ces hypothèses par la
pratique de l’expérimentation, pratique qui peut mener à des résultats inattendus.
En effet, la main sans la tête ne
ferait que tâtonner sans comprendre ; et la tête sans la main pourrait se
perdre dans l’abstraction totalement déconnectée de la réalité des faits
observables.
Claude Bernard reprend sans doute
cette idée à Bacon qui disait déjà
que le scientifique devait à la fois être fourmi, pour collecter les faits, les
observations, et araignée, pour tisser sa toile d’hypothèses permettant de
réunir tous les faits en un système théorique, le bon scientifique étant alors
abeille.
Etude
de texte : Bacon, Novum Organum :
« Ceux
qui ont traité les sciences furent ou des empiriques ou des dogmatiques.
Les empiriques, à la manière des fourmis, se contentent d’amasser et de faire
usage ; les rationnels, à la manière des araignées, tissent des toiles à partir
de leur propre substance ; mais la méthode de l’abeille tient le
milieu : elle recueille sa matière des fleurs des jardins et des champs,
mais la transforme et la digère par une faculté qui lui est propre. Le vrai
travail de la philosophie est à cette image. Il ne cherche pas son seul ou
principal appui dans les forces de l’esprit ; et la matière que lui offre
l’histoire naturelle et les expériences
mécaniques, il ne la dépose pas telle quelle dans la mémoire, mais modifiée et
transformée dans l’entendement. Aussi, d’une alliance plus étroite et plus
respectée entre ces deux facultés, expérimentale et rationnelle (alliance qui
reste à former), il faut bien espérer. »
Bacon, Novum
Organum, 1620, I, 95, PUF, Pages 156
– 157
Introduction :
Dans
cet extrait du Novum Organum, Bacon
compare trois attitudes possibles du scientifique en prenant une image
animalière pour chacun, en vue de choisir la meilleure des trois.
Bacon estime alors que le bon
scientifique ne doit être ni fourmi ni araignée, c’est-à-dire ni empirique ni dogmatique,
c’est-à-dire qu’il ne doit pas uniquement collecter des faits comme la fourmi
amasse des ressources, et qu’il ne doit pas non plus ne faire que penser sans
rien observer, sans rien expérimenter dans le monde. En effet, celui qui ne
ferait que cumuler les expériences, les observations du monde, mais penser ne
comprendrait pas ce qu’il voit. A l’inverse, celui qui ne ferait que penser
sans se confronter au monde pourrait dériver vers une forme de délire. Ainsi,
le bon scientifique, que Bacon appelle ici « philosophe », ne doit
pas faire qu’observer ni faire que penser : il doit faire les deux.
La
question est alors ici de savoir ce qui fait un bon scientifique :
l’empirisme ou le dogmatisme ? l’observation ou la pensée ?
Afin de répondre à cette question, nous
analyserons d’abord l’image employée
par Bacon pour étudier les différentes attitudes possibles du scientifique
(lignes 1 à 5). Par la suite, nous
verrons ce que signifient les images choisies (lignes 5 à 10).
- « Ceux qui ont traité les sciences furent ou des empiriques ou des dogmatiques. » (ligne 1) :
Ce qui est d’abord à noter ici, c’est
que Bacon commence par une phrase au passé : le temps des
« empiriques » et des « dogmatiques » est alors révolu,
dépassé par celui qu’inaugure Bacon avec son « Novum » Organum.
L’empirisme, c’est une méthode qui ne
repose que sur l’expérience, c’est-à-dire sur la confrontation avec le monde,
la sensation.
Le dogmatisme, c’est le fait
d’uniquement énoncer des dogmes, des « vérités » issues de notre
esprit, sans passer par la sensation, la confrontation au monde.
Ces deux attitudes ne doivent plus
être aux yeux de Bacon qui propose une troisième voie.
- « Les empiriques, à la manière des fourmis, se contentent d’amasser et de faire usage. » (lignes 1 – 2) :
Bacon compare alors l’empirique qui
ne fait qu’observer le monde à la fourmi qui ne fait qu’amasser des
ressources : l’empirique, lui, ne fait que collectionner ses observations,
ce qui l’a étonné lors de ses voyages. On a par exemple cette tendance
au XVIIème siècle avec l’essor des cabinets de curiosités dans
lesquels les voyageurs entassaient pêle-mêle toute sorte d’objets insolites
(médailles, antiquités, animaux empaillés, insectes, coquillages, squelettes,
fossiles).
Domenico Remps, Le Cabinet de curiosités, 1690
- « Les rationnels, à la manière des araignées, tissent des toiles à partir de leur propre substance. » (lignes 2 – 3) :
Bacon désigne par-là, surtout, les
philosophes qui ne font que bâtir des systèmes logiques qui fonctionnent
correctement si l’on ne considère que le strict usage de notre raison, mais qui
sont totalement détachés du rapport au réel. Si l’on considère la théologie de
Saint-Thomas d’Aquin, par exemple, son analyse des Anges est tout à fait
logique, cohérente, mais ne repose absolument pas sur une observation du monde,
ce qui fait que Bacon se détourne de telles pratiques qui peuvent également
concerner des « scientifiques ».
- « Mais la méthode de l’abeille tient le milieu : elle recueille sa matière des fleurs des jardins et des champs, mais la transforme et la digère par une faculté qui lui est propre. » (lignes 3 à 5) :
Ainsi, pour Bacon, il s’agit d’observer,
certes, de penser, certes, mais, surtout, de combiner ces deux actions pour
trouver l’équilibre : il faut observer, et comprendre ce que l’on observe,
c’est-à-dire « transformer », « digérer » l’information,
comme l’abeille travaille le pollen pour en tirer du miel. Ainsi, tout bon
scientifique, comme tout bon philosophe, doit observer le monde, et en tirer
quelque chose ; prendre une information, et la « transformer »,
la reprendre à son compte, la faire sienne, l’intégrer à son discours, à son
réseau de pensées. Par exemple, lors d’une dissertation de philosophie,
il ne suffit pas de raconter ce que nous avons lu dans un article de presse
(cela serait faire une revue de presse dans ce cas) : il faut intégrer
l’article à notre propos, à notre réflexion, pour que cela fasse sens.
- II / « Le vrai travail de la philosophie est à cette image. » (lignes 5 – 6) :
C’est-à-dire à l’image de l’abeille
qui représente l’équilibre entre l’observation du monde et la pensée.
Bacon quitte alors sa métaphore
animalière pour expliquer ce qu’il entend lorsqu’il pense le bon scientifique.
- « Il ne cherche pas son seul ou principal appui dans les forces de l’esprit. » (ligne 6) :
Sous-entendu, il n’est pas comme
l’araignée.
- « Et la matière que lui offre l’histoire naturelle et les expériences mécaniques, il ne la dépose pas telle quelle dans la mémoire » (lignes 6 à 8) :
Sous-entendu, il n’est pas non plus
comme la fourmi : le bon scientifique n’est pas là pour entreposer en lui
des informations sans les traiter.
- « mais modifiée et transformée dans l’entendement. » (ligne 8) :
Le travail de l’esprit consiste alors
à prendre en compte l’information reçue des sens pour établir une théorie qui a
probablement du sens car reposant sur une observation attentive de ce qu’est le
monde.
Par la suite, cette expérience du
monde, cette observation, sera organisée par le scientifique qui, dans son
esprit, sait déjà quoi chercher, quoi observer : c’est l’expérimentation.
- « Aussi, d’une alliance plus étroite et plus respectée entre ces deux facultés, expérimentale et rationnelle (alliance qui reste à former), il faut bien espérer. » (lignes 8 à 10) :
Ainsi, l’espoir de Bacon est celui de
voir advenir une nouvelle génération de scientifiques qui trouvent enfin
l’équilibre entre l’observation et la pensée (peut-être en organisant, par la
pensée, l’observation, ce qui serait une expérimentation).
Transition :
Ainsi, nous
pouvons dire que l’expérience, qu’elle soit une forme de sagesse acquise par le
vécu, un contact sensible avec le monde, ou l’expérience scientifique, permet
effectivement de connaître la vérité. Connaître ne semble pas consister
seulement en une opération de notre esprit : il semble que nous ne
puissions pas échapper à la confrontation avec les faits.
Cependant, l’expérience, prise dans les trois sens que nous
avons évoqués, peut ne nous procurer qu’une connaissance partielle de la
vérité. En allant plus loin, nous pourrions aller jusqu’à dire que la
« connaissance » que nous apporte l’expérience, par le vécu, la
sensation, ou l’expérimentation, n’est en réalité qu’une construction intellectuelle,
qu’une croyance en une connaissance stable, permanente, qui ne sera pas
accessible à l’homme par cette voie. L’éloge de l’expérience pour connaître
n’est peut-être là que pour cacher la misère de l’homme qui n’atteindra
peut-être jamais une connaissance pleine et entière.
II
/ L’expérience : une illusion de connaissance.
Reprenons nos
trois définitions de l’ « expérience » (vécu, contact avec le
sensible, expérimentation) pour voir en quoi ce que nous pensons connaître par
ces voies nous éloignent en réalité d’une connaissance véritable.
A / Le vécu peut nous tromper :
En effet, nous avons pu dire que nous
connaissons le monde par l’expérience que nous avons, par notre vécu :
celui qui aurait vécu de nombreuses expériences, comme de nombreuses épreuves
et/ou échecs, connaîtrait la vie.
Or, celui qui a vu la violence du monde,
et uniquement cette violence par exemple, est certes un homme
d’expérience, mais dans un domaine spécifique seulement : il peut estimer
connaître la vie, et la violence propre à la nature humaine, alors qu’il
s’illusionne en réalité. Il croit connaître alors qu’il ne tire que des
conclusions hâtives en ayant trop expérimenté la violence.
Ainsi, celui qui a de l’expérience
n’est pas nécessairement celui qui connaît la vérité sur le monde : au
contraire, son expérience peut lui faire dire des choses définitives, sans
nuance, et, donc, l’éloigner de la connaissance de la vérité qui est toujours
complexe.
Cependant, l’
« expérience » a d’autres sens, notamment celui du fait d’être en
contact avec la réalité sensible.
Or, nous pouvons légitimement remettre
en cause la nécessité de ce contact pour connaître.
B / Le contact avec le sensible ne permet pas de
connaître :
On ne peut connaître en sentant le
monde pour une raison logique : la sensation et la connaissance est de
deux ordres différents. On sent avec son corps ; on connaît avec son
esprit.
De plus, ce que le corps sent, ce
n’est qu’une partie de la réalité, et non la totalité que seul l’esprit peut
connaître. C’est ce que relève Aristote :
« Il n’est pas possible […] d’acquérir par la sensation
une connaissance scientifique. […] Car la sensation porte nécessairement sur
l’individuel, tandis que la science consiste dans la connaissance
universelle. »
Aristote, Secondes
Analytiques
Le passage de
« l’individuel » à l’universel, du particulier au général n’est que
l’œuvre de l’esprit : ici, dans l’acte de connaissance, la sensation n’est
pas présente. On sent, puis on connaît.
Le fait que la sensation porte
uniquement sur l’individuel alors que la connaissance consiste en une vision
globale, universelle, des choses, peut être illustrée par la différence qui
existe entre les guérisseurs et les médecins : les guérisseurs savent soigner
certains corps, certaines personnes, et pas d’autres. Le médecin, lui, a une
connaissance générale, universelle, du corps humain, et il adapte sa
connaissance en fonction des cas particuliers qu’on lui propose. Le guérisseur,
lui, ne soigne que des cas particuliers : il agit de manière instinctive,
donc, il ne connaît pas.
Ainsi, si la sensation ne permet
d’atteindre que le particulier, et non l’universel, c’est que nos sens sont
limités : c’est ce que relève Rousseau.
Ici, nos sens sont trop limités pour nous faire connaître la vérité :
« Ce sont
si l’on veut cinq fenêtres par lesquelles notre âme voudroit se donner du
jour ; mais les fenêtres sont petites, le vitrage est terne, le mur épais,
et la maison fort mal éclairée. »
Rousseau, Lettres morales, 1758, Lettres à Sophie, Lettre 3
« ils nous
trompent et jamais nous ne pouvons être surs de trouver la vérité par
eux. »
Ibid.
« Plus
l’œil se fixe a des objets éloignés plus il est sujet aux illusions d’optique,
et la main toujours attachée à quelque partie ne sauroit embrasser un grand
tout. Il est certain que la vüe est de tous nos sens celui dont nous recevons à
la fois le plus d’instructions et le plus d’erreurs, c’est par elle que nous
jugeons de presque toute la nature et c’est elle qui nous suggère presque tous
nos faux jugemens. »
Ibid.
« Ce n’est
pas tant le raisonnement qui nous manque que la prise du raisonnement. L’esprit
de l’homme est en état de beaucoup faire mais les sens lui fournissent peu de
matériaux »
Ibid.
« Sitot que
nous voulons déployer nos facultés nous les sentons toutes contraintes par nos
organes ; la raison même soumis aux sens est comme eux en contradiction
avec elle-même »
Ibid.
Ainsi, il faut quitter le sensible
pour connaître dans l’intelligible :
« il est
nécessaire […] que ce qui pense connaisse en étant purifié du corps ou en le
devenant. »
Plotin (philosophe
néoplatonicien du IIIème siècle), Traités, 2 [IV, 7], 8, 15, GF, Page 113
Ainsi, si l’on considère l’expérience
comme étant le vécu, ou comme étant le contact avec la réalité sensible, dans
les deux cas, ce ne sont pas là des moyens pour connaître la vérité : au
contraire, nous nous en éloignerions.
Cependant, il semble plus difficile
de remettre en cause le fait que l’expérience scientifique soit un moyen pour
connaître.
Or, là encore, bien que nous ayons vu
qu’il s’agit là de la méthode à adopter pour être un bon scientifique,
théoricien mais aussi praticien, nous allons maintenant voir que n’importe
laquelle des expériences scientifiques possibles ne permet pas de connaître la
vérité sur les choses :
C / L’expérience scientifique ne permet pas de
connaître :
En effet, car le scientifique ne
cherche pas la connaissance en réalité, mais il cherche seulement à rendre
raison des phénomènes observés en proposant des théories explicatives. Or, ces
théories, bien qu’elles soient « vraies », mais de manière momentanée
uniquement, c’est-à-dire tant qu’elles ne sont pas renversées par d’autres, ne
sont en somme que des interprétations du monde, et non le summum de la
connaissance. Ainsi, en science, nous nous approchons toujours de la vérité
comme nous nous dirigeons vers l’horizon, mais nous n’atteignons jamais la
vérité elle-même, quelle que soit la science :
« En physique, une loi n’est ni vraie ni fausse mais
approchée. »
Pierre Duhem,
scientifique français de la fin du XIXème et du début du XXème siècle
« En mathématique, on ne sait pas de quoi on parle ni si
ce que l’on dit est vrai. »
Russell,
philosophe anglais du XXème siècle
« La science n’est qu’une
interprétation du monde parmi d’autres. »
Nietzsche
La science produit alors des modèles
explicatifs du monde qui ne sont que provisoires, bien qu’ils se perfectionnent
à chaque révolution scientifique. Ainsi, le scientifique qui croit connaître
n’en est pas un : c’est ici une école de l’humilité.
III
/ Limites de la science :
La science, même
« démontrée » par l’expérience, ne permet pas de connaître, d’avoir
l’expérience du monde dans lequel nous vivons :
« La science ne pense pas. »
Heidegger,
philosophe allemand du XXème siècle
Husserl
[1859 – 1938] s’inscrit dans le même
constat en publiant un titre volontairement provocateur : La Terre ne se meut pas. Renversement de la doctrine copernicienne
dans l’interprétation habituelle du monde (1934). Et en effet, au
quotidien, la Terre, pour nous, de notre point de vue, telle qu’elle nous
apparaît, la Terre ne bouge pas : elle n’est en mouvement que pour le
scientifique, le spécialiste, qui observe et calcule cela. Ainsi, le
scientifique est détaché du vécu et nous assène une vérité qui ne nous parle
pas, qui ne peut nous parler dans nos vies :
« Quoi qu’il en soit du progrès scientifique, le monde
ne se meut pas. »
Husserl
D’ailleurs, à quoi cela peut-il bien
servir de « connaître » de manière scientifique que le monde est en
mouvement, sur lui-même et autour du soleil ? La
« connaissance » scientifique à outrance est inutile :
« On sait toujours assez de géométrie
quand on sait mesurer son champ. »
Socrate, in Xénophon, Mémorables, IV, 7, 8 ; in Diogène Laërce, Vies,
doctrines et sentences des philosophes illustres
La science est d’autant plus inutile
qu’elle ne répond pas aux vraies questions :
« Dans la détresse de notre vie, (…) cette science n’a
rien à nous dire. »
Husserl, La Crise des sciences
européennes et la philosophie transcendantale
« Les sciences ne peuvent apporter aucune
réponse aux questions que je me pose. »
Xénophon, Mémorables, I, 1, 16 ; IV, 7, 8
« Xénophon cessa rapidement de s’intéresser à la physique pour ne
s’occuper que de questions morales. »
Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes
illustres, I, II
« on ne vit pas de savoir. »
Canguilhem (philosophe
et médecin français du XXème siècle) La connaissance de la
vie, 1952
En effet, c’est peut-être autrement
que scientifiquement que l’homme vit :
« Pourtant c’est poétiquement que l’homme habite
la Terre. »
Hölderlin, poète allemand du XIXème siècle
D’autres interprétations du monde que
la scientifique (poétique, religieuse, …) sont peut-être tout autant, voire
davantage, valables :
« L’interprétation scientifique du monde a certains avantages mais
cela ne lui confère pas en dernier ressort un statut cognitif supérieur. »
Léo Strauss (philosophe américain du XXème siècle), La renaissance du rationalisme politique classique, « Le dialogue
entre raison et révélation » - « Progrès ou retour ? »
Trop de science est même
dangereux :
« Science sans conscience n’est que
ruine de l’âme. »
Rabelais, romancier français du XVIème
siècle
« Les sciences ne
réfléchissent pas (ni ne sont tenues de réfléchir) sur le sens de ce qu’elles
font »
Eric Weil (philosophe français du
XXème siècle), Philosophie
morale, II, 14, a, Vrin, Page 81
Ainsi, on peut poser la
question : les scientifiques ayant travaillé sur l’uranium étaient-ils
responsables de l’invention de la bombe nucléaire ?
Conclusion :
Afin de répondre à la question, nous sommes maintenant
en mesure de dire que l’expérience ne
permet pas de connaître la vérité.
En effet, à première vue, il a pu
sembler possible d’atteindre la vérité par l’expérience, c’est-à-dire par notre
vécu, par notre contact avec la réalité sensible, et par les expériences
scientifiques.
Cependant, après une analyse critique
de ces trois situations, nous pouvons maintenant dire que :
- le vécu peut être trompeur
- les sens ne nous font connaître qu’une partie de la réalité, et encore, mal
- et l’expérience scientifique n’est qu’un moyen pour étayer une théorie qui n’est en aucun cas une connaissance définitive.
Nous avons d’ailleurs relevé les
limites et les dangers d’un culte possible de la science.
Nous ne pourrions alors connaître que
par l’intellect en nous dirigeant vers l’Un.
Notions
étudiées :
Principales :
- L’expérience
- La vérité
Sources :
Bibliographie :
- Bacon, Novum Organum, 1620
- Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865
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