mercredi 23 mars 2016

L'expérience nous permet-elle de connaître la vérité ?


  • Sujet : L’expérience permet-elle de connaître la vérité ?



A priori, l’expérience, c’est-à-dire, selon un premier sens donné à ce terme, le contact réel avec les choses (faire l’expérience de quelque chose), permet de connaître la vérité, c’est-à-dire d’atteindre la concordance, l’adéquation entre nos représentations, nos pensées et la réalité des choses : en effet, on connaît par la perception, par la sensation. Par exemple, je connais un paysage si je l’ai déjà vu, ne serait-ce qu’en représentation, ou qu’en reproduction ; et je peux dire que je connais le goût d’un oursin, par exemple, si j’en ai déjà mangé un. Sentir n’est pas connaître, mais c’est la sensation qui permet la connaissance. Par exemple, dans la Bible, Saint-Thomas estime qu’il ne peut savoir que Jésus-Christ est ressuscité que s’il touche du doigt la plaie qu’il a au côté.



« Thomas, l’un des Douze, […] n’était pas avec eux, lorsque vint Jésus. Les autres disciples lui dirent donc : « Nous avons vu le Seigneur ! » Mais il leur dit : « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, et si je ne mets pas ma main dans son côté, je ne croirai pas. »

                                           

Bible, Jean, 20, 24 – 25



Cette épisode biblique a d’ailleurs donné lieu au dicton : « Je suis comme Saint-Thomas, je ne crois que ce que je vois. ».

On peut également prendre le terme « expérience », au sens d’expérience scientifique, c’est-à-dire un ensemble de procédures identifiables et répétables en vue d’établir une constance. Ainsi, les protocoles scientifiques, les expérimentations, peuvent établir une certaine connaissance : la « connaissance » scientifique, si tant est que le scientifique connaît quelque chose, lui qui n’a accès qu’à des modèles explicatifs du réel, modèles qui sont fragiles, qui peuvent devenir obsolètes avec le progrès, avec les révolutions scientifiques.

Enfin, on peut considérer que l’expérience désigne le fait d’avoir de l’expérience, le fait de connaître la vie, avec ses embûches. Ainsi, on connaît la vérité sur le monde, sur la vie, sur les gens, en fonction des épreuves que l’on a traversées.

Cependant, l’expérience, prise en ces différents sens, permet-elle véritablement une connaissance ?

Celui qui a de l’expérience s’illusionne peut-être en déduisant de ses épreuves une vision noire, pessimiste, de la réalité : celui qui a de l’expérience ne connaîtrait pas ici la vérité, mais il se créerait sa vérité, sa vision tronquée de la réalité.

A-t-on véritablement besoin de percevoir, de sentir, de toucher quelque chose pour le connaître ? N’y a-t-il pas des connaissances d’ordre théorique, comme, par exemple, les entités mathématiques ? Par exemple, je n’ai jamais vu ce que peut être + l’infini, et, pourtant, je le comprend tout de même.

Enfin, l’expérience scientifique permet-elle véritablement une connaissance de la vérité ? En effet, le scientifique ne s’attache qu’à repérer des constances uniquement dans ce qu’il peut voir, observer du monde. La vérité dépasse le scientifique. Ce dernier ne peut que créer des modèles, des théories, des « lois » scientifiques qui ne sont valables que durant le temps qu’elles ne sont pas réfutées. Les « démonstrations » scientifiques ne sont que provisoires. Ainsi, le scientifique ne connaît pas la vérité grâce à ses expériences : il ne connaît que des constances sur le moment qui, un jour peut-être, seront expliquées autrement, grâce à un point de vue plus large.

Ainsi, la question est ici de savoir si l’expérience, considérée comme contact avec le réel, expérience scientifique, ou expérience de la vie, permet d’être en accord avec les choses telles qu’elles sont, ou bien si ces expériences ne nous éloignent pas, au contraire, de la connaissance de ce qui est. 

            Afin de répondre à cette question, nous verrons d’abord en quoi l’expérience, considérée en ses trois significations que nous avons données, nous permet un accès à la vérité. Cependant, nous serons amenés à voir qu’il ne s’agit là, dans ces différents cas, que d’illusions de vérités. Enfin, nous porterons alors notre attention sur les limites du scientifique qui, pourtant, prétend connaître le monde.



I / Les expériences au service de la vérité :



A / Avoir de l’expérience, c’est connaître la vie.



Le terme « expérience » peut ici être pris dans le sens du savoir et du savoir-faire obtenus grâce au vécu. Il s’agit ici d’une forme de sagesse qui ne s’acquiert qu’en vivant certains parcours de vie qui permettent de connaître au moins un domaine de l’existence.

Bien souvent, on considère qu’un homme d’expérience est un homme d’un certain âge car il a pu vivre davantage d’expériences différentes qu’un jeune, bien que cela ne soit pas toujours vrai : un jeune peut avoir vécu plus de vies qu’un ancien qui n’a toujours vu que son village par exemple. 



Cependant, le terme « expérience » doit être pris en d’autres sens : l’un d’eux est de faire expérience du monde, c’est-à-dire d’entrer en contact avec notre environnement par l’intermédiaire de nos sens.



B / La perception, la sensation, permet la connaissance :



Par exemple, le jeune enfant découvre le monde d’abord en le touchant, et en le portant à sa bouche.

Sentir serait alors ici le préalable à la connaissance abstraite, théorique :



« Nous sentons avant de connaître. »

Rousseau



« Nos sens sont les instruments de toutes nos connoissances. C’est d’eux que nous viennent toutes nos idées, ou du moins toutes sont occasionnées par eux. »

Rousseau, Lettres morales, 1758, Lettres à Sophie, Lettre 3



La conséquence de cela est qu’on ne pourrait avoir aucune connaissance sans toucher, sentir quelque chose au préalable.

Ainsi, un individu qui serait privé de l’usage de ses cinq sens (donc, aveugle, sourd, sans odorat, sans goût, et sans sensibilité), ne pourrait rien connaître selon cette façon de concevoir la connaissance que l’on peut appeler sensualisme.



Définition : Sensualisme = Doctrine selon laquelle nos idées sont uniquement produites par nos sensations.



Sans aller jusqu’à penser le cas d’un individu qui serait privé de ses cinq sens, on peut analyser le cas de l’aveugle de naissance : comment lui faire faire de la géométrie, ou lui décrire ce qu’est le rouge ou le bleu ? Il ne pourrait être géomètre qu’en se remémorant les différents solides qu’il a pu avoir en main et dont il aurait retenu la définition logique ; il ne pourrait comprendre ce qu’est le rouge qu’en l’associant à d’autres informations lui venant de ses autres sens : associer, par exemple, le rouge à la notion de danger, de douleur, à une certaine odeur, ou à un son particulier, strident par exemple.



La pensée sensualiste qui nous dit que nous ne pouvons connaître que par l’intermédiaire de nos sens s’oppose alors à l’intellectualisme, notamment platonicien, qui consiste à penser qu’il suffit de comprendre logiquement, rationnellement une chose pour la connaître. Par exemple, si je veux apprendre le kung-fu, il suffirait, selon un intellectualiste, d’avoir appris les règles et les différents mouvements à réaliser uniquement théoriquement pour passer maître dans l’art du kung-fu. C’est ce que met en scène le film The Matrix, d’inspiration platonicienne, lorsque Néo apprend le kung-fu grâce à un logiciel :



            Extrait vidéo : De 45’53 à 50’10 (4’17)



Or, tout apprentissage, dans la réalité, ne se passe pas de cette manière : il faut de l’entraînement, la répétition du mouvement, c’est-à-dire être régulièrement confronté à la réalité à connaître, à maîtriser, pour, effectivement, devenir un maître. Ainsi, notre manière d’apprendre semble aller dans le sens de la pensée sensualiste.

Selon le sensualisme, par la sensation, on connaît l’espace, par exemple :



« L’étendue des corps ne se connaît que par les sens »

Newton (physicien anglais du XVIIème – XVIIIème siècle connu pour avoir démontré la force gravitationnelle), Principia, III, Règle III



Pour Newton, ici, connaître l’étendue, l’espace, ne peut être de l’ordre de l’esprit uniquement : nous avons besoin d’images pour nous représenter les choses.

Il semble en effet plus commode de ne pas être aveugle pour être géomètre : même un esprit logique très développé aurait ici des difficultés, car que se représente un aveugle de naissance lorsqu’on lui parle de figures géométriques ?



L’expérience du sensible permet également la connaissance de soi, et c’est peut-être là la seule manière de se connaître : on ne se connaît pas théoriquement, avant d’avoir vécu, avant d’avoir fait l’expérience du monde. Il faut avoir expérimenté pour se connaître, notamment pour connaître ses limites.

Sans aller jusqu’à connaître ses limites par l’expérience, on sait au moins que l’on existe lorsque l’on fait l’expérience du monde : on se sent être vivant par la sensation. Celui qui n’aurait pas l’usage de ses cinq sens ne pourrait donc pas, ici, savoir qu’il existe : il n’en aurait pas conscience.



« Rien n’est plus incontestable que l’existence de nos sensations … La première chose que nos sensations nous apprennent, et qui même n’en est pas distinguée, c’est notre existence. »

Alembert (encyclopédiste français du XVIIIème siècle), Encyclopédie, Discours préliminaire, I





Cependant, le terme « expérience » n’a pas pour seul sens le fait d’être au contact du monde sensible : on peut ici entendre également le fait de mettre en place des expériences scientifiques, des expérimentations en vue d’établir une constance.



C / L’expérience scientifique permet de connaître :



Une « vérité » scientifique est l’établissement d’une constance grâce à l’observation répétée d’un phénomène produit par le scientifique. Le scientifique établit, en laboratoire, les conditions d’observation du phénomène à étudier, et s’il procède aux mêmes observations de manière répétées, sans contre-exemple, alors une constance peut être admise.

Ainsi, le scientifique formule d’abord une hypothèse en son esprit, et doit impérativement la confronter aux faits par l’expérience, par l’expérimentation, s’il veut la tenir pour vraie :



« Il faut éprouver la vérité des hypothèses d’essai en les appliquant aux faits. Leur auteur doit être prêt à contrôler ainsi soigneusement ses hypothèses, et à les rejeter si elles ne supportent pas l’épreuve, quoi qu’il en coûte à sa paresse ou à sa vanité. »

Whewell (1794 – 1866), Angleterre, Novum Organon Renovatum, Londres, 1858, II / « De la construction de la science. », Chapitre IV, Aphorisme IX



Ici, on parle d’ « expérimentation » lorsqu’il y a une intention du scientifique de vérifier son hypothèse par l’expérience en laboratoire :



« Lorsqu’elle [l’expérience] est recherchée, on la nomme expérimentation. »

Bacon (1561 – 1626), Angleterre, Novum Organum, 1620, I, Aphorisme 82, PUF, Page 142



Il n’empêche qu’il puisse observer des phénomènes inattendus lors de son expérimentation et construire alors des hypothèses (vérifiées par l’expérience) a posteriori.

Par exemple : alors qu’un scientifique voulait montrer le caractère addictif de la cocaïne en l’expérimentant sur des rats de laboratoire, il a pu observer que le sucre blanc constituait une drogue plus addictive encore.



La science expérimentale est alors peut-être la meilleure manière de faire progresser la connaissance humaine : en confirmant nos hypothèses, et en découvrant des phénomènes encore inexplorées. La science avance donc par tâtonnements, par expérimentations : c’est là ce que prône notamment Claude Bernard, médecin français du XIXème siècle, en défendant la médecine expérimentale.



« Pour être digne de ce nom, l’expérimentateur doit être à la fois théoricien et praticien. […] Une main habile sans la tête qui la dirige est un instrument aveugle ; la tête sans la main qui réalise reste impuissante. »

Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865



Le scientifique doit ici être « théoricien » pour émettre des hypothèses rendant raison des phénomènes, et « praticien » pour vérifier ces hypothèses par la pratique de l’expérimentation, pratique qui peut mener à des résultats inattendus.

En effet, la main sans la tête ne ferait que tâtonner sans comprendre ; et la tête sans la main pourrait se perdre dans l’abstraction totalement déconnectée de la réalité des faits observables.

Claude Bernard reprend sans doute cette idée à Bacon qui disait déjà que le scientifique devait à la fois être fourmi, pour collecter les faits, les observations, et araignée, pour tisser sa toile d’hypothèses permettant de réunir tous les faits en un système théorique, le bon scientifique étant alors abeille.



            Etude de texte : Bacon, Novum Organum :



«          Ceux qui ont traité les sciences furent ou des empiriques ou des dogmatiques. Les empiriques, à la manière des fourmis, se contentent d’amasser et de faire usage ; les rationnels, à la manière des araignées, tissent des toiles à partir de leur propre substance ; mais la méthode de l’abeille tient le milieu : elle recueille sa matière des fleurs des jardins et des champs, mais la transforme et la digère par une faculté qui lui est propre. Le vrai travail de la philosophie est à cette image. Il ne cherche pas son seul ou principal appui dans les forces de l’esprit ; et la matière que lui offre l’histoire naturelle et les expériences mécaniques, il ne la dépose pas telle quelle dans la mémoire, mais modifiée et transformée dans l’entendement. Aussi, d’une alliance plus étroite et plus respectée entre ces deux facultés, expérimentale et rationnelle (alliance qui reste à former), il faut bien espérer. »



Bacon, Novum Organum, 1620, I, 95, PUF, Pages 156 – 157



Introduction :



            Dans cet extrait du Novum Organum, Bacon compare trois attitudes possibles du scientifique en prenant une image animalière pour chacun, en vue de choisir la meilleure des trois.

Bacon estime alors que le bon scientifique ne doit être ni fourmi ni araignée, c’est-à-dire ni empirique ni dogmatique, c’est-à-dire qu’il ne doit pas uniquement collecter des faits comme la fourmi amasse des ressources, et qu’il ne doit pas non plus ne faire que penser sans rien observer, sans rien expérimenter dans le monde. En effet, celui qui ne ferait que cumuler les expériences, les observations du monde, mais penser ne comprendrait pas ce qu’il voit. A l’inverse, celui qui ne ferait que penser sans se confronter au monde pourrait dériver vers une forme de délire. Ainsi, le bon scientifique, que Bacon appelle ici « philosophe », ne doit pas faire qu’observer ni faire que penser : il doit faire les deux.

            La question est alors ici de savoir ce qui fait un bon scientifique : l’empirisme ou le dogmatisme ? l’observation ou la pensée ?

            Afin de répondre à cette question, nous analyserons d’abord l’image employée par Bacon pour étudier les différentes attitudes possibles du scientifique (lignes 1 à 5). Par la suite, nous verrons ce que signifient les images choisies (lignes 5 à 10).



  • «          Ceux qui ont traité les sciences furent ou des empiriques ou des dogmatiques. » (ligne 1) :



Ce qui est d’abord à noter ici, c’est que Bacon commence par une phrase au passé : le temps des « empiriques » et des « dogmatiques » est alors révolu, dépassé par celui qu’inaugure Bacon avec son « Novum » Organum.

L’empirisme, c’est une méthode qui ne repose que sur l’expérience, c’est-à-dire sur la confrontation avec le monde, la sensation.

Le dogmatisme, c’est le fait d’uniquement énoncer des dogmes, des « vérités » issues de notre esprit, sans passer par la sensation, la confrontation au monde.

Ces deux attitudes ne doivent plus être aux yeux de Bacon qui propose une troisième voie.



  • « Les empiriques, à la manière des fourmis, se contentent d’amasser et de faire usage. » (lignes 1 – 2) :



Bacon compare alors l’empirique qui ne fait qu’observer le monde à la fourmi qui ne fait qu’amasser des ressources : l’empirique, lui, ne fait que collectionner ses observations, ce qui l’a étonné lors de ses voyages. On a par exemple cette tendance au XVIIème siècle avec l’essor des cabinets de curiosités dans lesquels les voyageurs entassaient pêle-mêle toute sorte d’objets insolites (médailles, antiquités, animaux empaillés, insectes, coquillages, squelettes, fossiles).







Domenico Remps, Le Cabinet de curiosités, 1690





  • « Les rationnels, à la manière des araignées, tissent des toiles à partir de leur propre substance. » (lignes 2 – 3) :



Bacon désigne par-là, surtout, les philosophes qui ne font que bâtir des systèmes logiques qui fonctionnent correctement si l’on ne considère que le strict usage de notre raison, mais qui sont totalement détachés du rapport au réel. Si l’on considère la théologie de Saint-Thomas d’Aquin, par exemple, son analyse des Anges est tout à fait logique, cohérente, mais ne repose absolument pas sur une observation du monde, ce qui fait que Bacon se détourne de telles pratiques qui peuvent également concerner des « scientifiques ».



  • « Mais la méthode de l’abeille tient le milieu : elle recueille sa matière des fleurs des jardins et des champs, mais la transforme et la digère par une faculté qui lui est propre. » (lignes 3 à 5) :



Ainsi, pour Bacon, il s’agit d’observer, certes, de penser, certes, mais, surtout, de combiner ces deux actions pour trouver l’équilibre : il faut observer, et comprendre ce que l’on observe, c’est-à-dire « transformer », « digérer » l’information, comme l’abeille travaille le pollen pour en tirer du miel. Ainsi, tout bon scientifique, comme tout bon philosophe, doit observer le monde, et en tirer quelque chose ; prendre une information, et la « transformer », la reprendre à son compte, la faire sienne, l’intégrer à son discours, à son réseau de pensées. Par exemple, lors d’une dissertation de philosophie, il ne suffit pas de raconter ce que nous avons lu dans un article de presse (cela serait faire une revue de presse dans ce cas) : il faut intégrer l’article à notre propos, à notre réflexion, pour que cela fasse sens.



  • II / « Le vrai travail de la philosophie est à cette image. » (lignes 5 – 6) :



C’est-à-dire à l’image de l’abeille qui représente l’équilibre entre l’observation du monde et la pensée.

Bacon quitte alors sa métaphore animalière pour expliquer ce qu’il entend lorsqu’il pense le bon scientifique.



  • « Il ne cherche pas son seul ou principal appui dans les forces de l’esprit. » (ligne 6) :



Sous-entendu, il n’est pas comme l’araignée.



  • « Et la matière que lui offre l’histoire naturelle et les expériences mécaniques, il ne la dépose pas telle quelle dans la mémoire » (lignes 6 à 8) :



Sous-entendu, il n’est pas non plus comme la fourmi : le bon scientifique n’est pas là pour entreposer en lui des informations sans les traiter.



  • « mais modifiée et transformée dans l’entendement. » (ligne 8) :



Le travail de l’esprit consiste alors à prendre en compte l’information reçue des sens pour établir une théorie qui a probablement du sens car reposant sur une observation attentive de ce qu’est le monde.

Par la suite, cette expérience du monde, cette observation, sera organisée par le scientifique qui, dans son esprit, sait déjà quoi chercher, quoi observer : c’est l’expérimentation.



  • « Aussi, d’une alliance plus étroite et plus respectée entre ces deux facultés, expérimentale et rationnelle (alliance qui reste à former), il faut bien espérer. » (lignes 8 à 10) :



Ainsi, l’espoir de Bacon est celui de voir advenir une nouvelle génération de scientifiques qui trouvent enfin l’équilibre entre l’observation et la pensée (peut-être en organisant, par la pensée, l’observation, ce qui serait une expérimentation). 







Transition :



Ainsi, nous pouvons dire que l’expérience, qu’elle soit une forme de sagesse acquise par le vécu, un contact sensible avec le monde, ou l’expérience scientifique, permet effectivement de connaître la vérité. Connaître ne semble pas consister seulement en une opération de notre esprit : il semble que nous ne puissions pas échapper à la confrontation avec les faits.

Cependant, l’expérience, prise dans les trois sens que nous avons évoqués, peut ne nous procurer qu’une connaissance partielle de la vérité. En allant plus loin, nous pourrions aller jusqu’à dire que la « connaissance » que nous apporte l’expérience, par le vécu, la sensation, ou l’expérimentation, n’est en réalité qu’une construction intellectuelle, qu’une croyance en une connaissance stable, permanente, qui ne sera pas accessible à l’homme par cette voie. L’éloge de l’expérience pour connaître n’est peut-être là que pour cacher la misère de l’homme qui n’atteindra peut-être jamais une connaissance pleine et entière.





II / L’expérience : une illusion de connaissance.



Reprenons nos trois définitions de l’ « expérience » (vécu, contact avec le sensible, expérimentation) pour voir en quoi ce que nous pensons connaître par ces voies nous éloignent en réalité d’une connaissance véritable.



A / Le vécu peut nous tromper :



En effet, nous avons pu dire que nous connaissons le monde par l’expérience que nous avons, par notre vécu : celui qui aurait vécu de nombreuses expériences, comme de nombreuses épreuves et/ou échecs, connaîtrait la vie.

Or, celui qui a vu la violence du monde, et uniquement cette violence par exemple, est certes un homme d’expérience, mais dans un domaine spécifique seulement : il peut estimer connaître la vie, et la violence propre à la nature humaine, alors qu’il s’illusionne en réalité. Il croit connaître alors qu’il ne tire que des conclusions hâtives en ayant trop expérimenté la violence.

Ainsi, celui qui a de l’expérience n’est pas nécessairement celui qui connaît la vérité sur le monde : au contraire, son expérience peut lui faire dire des choses définitives, sans nuance, et, donc, l’éloigner de la connaissance de la vérité qui est toujours complexe.



Cependant, l’ « expérience » a d’autres sens, notamment celui du fait d’être en contact avec la réalité sensible.

Or, nous pouvons légitimement remettre en cause la nécessité de ce contact pour connaître.



B / Le contact avec le sensible ne permet pas de connaître :



On ne peut connaître en sentant le monde pour une raison logique : la sensation et la connaissance est de deux ordres différents. On sent avec son corps ; on connaît avec son esprit.

De plus, ce que le corps sent, ce n’est qu’une partie de la réalité, et non la totalité que seul l’esprit peut connaître. C’est ce que relève Aristote :



« Il n’est pas possible […] d’acquérir par la sensation une connaissance scientifique. […] Car la sensation porte nécessairement sur l’individuel, tandis que la science consiste dans la connaissance universelle. »

Aristote, Secondes Analytiques



Le passage de « l’individuel » à l’universel, du particulier au général n’est que l’œuvre de l’esprit : ici, dans l’acte de connaissance, la sensation n’est pas présente. On sent, puis on connaît.

Le fait que la sensation porte uniquement sur l’individuel alors que la connaissance consiste en une vision globale, universelle, des choses, peut être illustrée par la différence qui existe entre les guérisseurs et les médecins : les guérisseurs savent soigner certains corps, certaines personnes, et pas d’autres. Le médecin, lui, a une connaissance générale, universelle, du corps humain, et il adapte sa connaissance en fonction des cas particuliers qu’on lui propose. Le guérisseur, lui, ne soigne que des cas particuliers : il agit de manière instinctive, donc, il ne connaît pas.

Ainsi, si la sensation ne permet d’atteindre que le particulier, et non l’universel, c’est que nos sens sont limités : c’est ce que relève Rousseau. Ici, nos sens sont trop limités pour nous faire connaître la vérité :



« Ce sont si l’on veut cinq fenêtres par lesquelles notre âme voudroit se donner du jour ; mais les fenêtres sont petites, le vitrage est terne, le mur épais, et la maison fort mal éclairée. »

Rousseau, Lettres morales, 1758, Lettres à Sophie, Lettre 3



« ils nous trompent et jamais nous ne pouvons être surs de trouver la vérité par eux. »

Ibid.



« Plus l’œil se fixe a des objets éloignés plus il est sujet aux illusions d’optique, et la main toujours attachée à quelque partie ne sauroit embrasser un grand tout. Il est certain que la vüe est de tous nos sens celui dont nous recevons à la fois le plus d’instructions et le plus d’erreurs, c’est par elle que nous jugeons de presque toute la nature et c’est elle qui nous suggère presque tous nos faux jugemens. »

Ibid.



« Ce n’est pas tant le raisonnement qui nous manque que la prise du raisonnement. L’esprit de l’homme est en état de beaucoup faire mais les sens lui fournissent peu de matériaux »

Ibid.



« Sitot que nous voulons déployer nos facultés nous les sentons toutes contraintes par nos organes ; la raison même soumis aux sens est comme eux en contradiction avec elle-même »

Ibid.





Ainsi, il faut quitter le sensible pour connaître dans l’intelligible :



« il est nécessaire […] que ce qui pense connaisse en étant purifié du corps ou en le devenant. »

Plotin (philosophe néoplatonicien du IIIème siècle), Traités, 2 [IV, 7], 8, 15, GF, Page 113









Ainsi, si l’on considère l’expérience comme étant le vécu, ou comme étant le contact avec la réalité sensible, dans les deux cas, ce ne sont pas là des moyens pour connaître la vérité : au contraire, nous nous en éloignerions.

Cependant, il semble plus difficile de remettre en cause le fait que l’expérience scientifique soit un moyen pour connaître.

Or, là encore, bien que nous ayons vu qu’il s’agit là de la méthode à adopter pour être un bon scientifique, théoricien mais aussi praticien, nous allons maintenant voir que n’importe laquelle des expériences scientifiques possibles ne permet pas de connaître la vérité sur les choses :



C / L’expérience scientifique ne permet pas de connaître :



En effet, car le scientifique ne cherche pas la connaissance en réalité, mais il cherche seulement à rendre raison des phénomènes observés en proposant des théories explicatives. Or, ces théories, bien qu’elles soient « vraies », mais de manière momentanée uniquement, c’est-à-dire tant qu’elles ne sont pas renversées par d’autres, ne sont en somme que des interprétations du monde, et non le summum de la connaissance. Ainsi, en science, nous nous approchons toujours de la vérité comme nous nous dirigeons vers l’horizon, mais nous n’atteignons jamais la vérité elle-même, quelle que soit la science :



« En physique, une loi n’est ni vraie ni fausse mais approchée. »

Pierre Duhem, scientifique français de la fin du XIXème et du début du XXème siècle





« En mathématique, on ne sait pas de quoi on parle ni si ce que l’on dit est vrai. »

Russell, philosophe anglais du XXème siècle





« La science n’est qu’une interprétation du monde parmi d’autres. »

Nietzsche





La science produit alors des modèles explicatifs du monde qui ne sont que provisoires, bien qu’ils se perfectionnent à chaque révolution scientifique. Ainsi, le scientifique qui croit connaître n’en est pas un : c’est ici une école de l’humilité.



III / Limites de la science :



La science, même « démontrée » par l’expérience, ne permet pas de connaître, d’avoir l’expérience du monde dans lequel nous vivons :



« La science ne pense pas. »

Heidegger, philosophe allemand du XXème siècle





Husserl [1859 – 1938] s’inscrit dans le même constat en publiant un titre volontairement provocateur : La Terre ne se meut pas. Renversement de la doctrine copernicienne dans l’interprétation habituelle du monde (1934). Et en effet, au quotidien, la Terre, pour nous, de notre point de vue, telle qu’elle nous apparaît, la Terre ne bouge pas : elle n’est en mouvement que pour le scientifique, le spécialiste, qui observe et calcule cela. Ainsi, le scientifique est détaché du vécu et nous assène une vérité qui ne nous parle pas, qui ne peut nous parler dans nos vies :



« Quoi qu’il en soit du progrès scientifique, le monde ne se meut pas. »

Husserl



D’ailleurs, à quoi cela peut-il bien servir de « connaître » de manière scientifique que le monde est en mouvement, sur lui-même et autour du soleil ? La « connaissance » scientifique à outrance est inutile :



« On sait toujours assez de géométrie quand on sait mesurer son champ. »

Socrate, in Xénophon, Mémorables, IV, 7, 8 ; in Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres



La science est d’autant plus inutile qu’elle ne répond pas aux vraies questions :



« Dans la détresse de notre vie, (…) cette science n’a rien à nous dire. »

Husserl, La Crise des sciences européennes et la philosophie transcendantale





« Les sciences ne peuvent apporter aucune réponse aux questions que je me pose. »

Xénophon, Mémorables, I, 1, 16 ; IV, 7, 8



« Xénophon cessa rapidement de s’intéresser à la physique pour ne s’occuper que de questions morales. »

Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, I, II





« on ne vit pas de savoir. »

Canguilhem (philosophe et médecin français du XXème siècle) La connaissance de la vie, 1952



En effet, c’est peut-être autrement que scientifiquement que l’homme vit :



« Pourtant c’est poétiquement que l’homme habite la Terre. »

Hölderlin, poète allemand du XIXème siècle





D’autres interprétations du monde que la scientifique (poétique, religieuse, …) sont peut-être tout autant, voire davantage, valables :



« L’interprétation scientifique du monde a certains avantages mais cela ne lui confère pas en dernier ressort un statut cognitif supérieur. »

Léo Strauss (philosophe américain du XXème siècle), La renaissance du rationalisme politique classique, « Le dialogue entre raison et révélation » - « Progrès ou retour ? »





Trop de science est même dangereux :



« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. »

Rabelais, romancier français du XVIème siècle





« Les sciences ne réfléchissent pas (ni ne sont tenues de réfléchir) sur le sens de ce qu’elles font »

Eric Weil (philosophe français du XXème siècle), Philosophie morale, II, 14, a, Vrin, Page 81



Ainsi, on peut poser la question : les scientifiques ayant travaillé sur l’uranium étaient-ils responsables de l’invention de la bombe nucléaire ?





Conclusion :



Afin de répondre à la question, nous sommes maintenant en mesure de dire que l’expérience ne permet pas de connaître la vérité.

En effet, à première vue, il a pu sembler possible d’atteindre la vérité par l’expérience, c’est-à-dire par notre vécu, par notre contact avec la réalité sensible, et par les expériences scientifiques.

Cependant, après une analyse critique de ces trois situations, nous pouvons maintenant dire que :

  • le vécu peut être trompeur
  • les sens ne nous font connaître qu’une partie de la réalité, et encore, mal
  • et l’expérience scientifique n’est qu’un moyen pour étayer une théorie qui n’est en aucun cas une connaissance définitive.

Nous avons d’ailleurs relevé les limites et les dangers d’un culte possible de la science.

Nous ne pourrions alors connaître que par l’intellect en nous dirigeant vers l’Un.





Notions étudiées :



Principales :



  • L’expérience
  • La vérité





Sources :



Bibliographie :



  • Bacon, Novum Organum, 1620



  • Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865

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