jeudi 16 juin 2016

"Faut-il démontrer pour savoir ?"


Corrigé BAC Philosophie Série S :



Sujet 2 : « Faut-il démontrer pour savoir ? »



PLAN :



I / La démonstration (rationnelle, logique, scientifique) apparaît comme étant nécessaire à l’établissement de la connaissance : le primat de la démarche scientifique.



II / Or, certaines connaissances sont intuitives, et non démonstratives : parfois, la démonstration, la démarche scientifique, est inefficace.



Exemple : nous savons bien que nous ne rêvons pas actuellement, même si nous ne pouvons pas le démontrer (Pascal critique de Descartes).



Pour Pascal, c’est le même « cœur » qui sait intuitivement que l’âme et Dieu existent.





III / Cependant, il faut veiller à ne pas tomber dans le fanatisme en cherchant à faire prévaloir et à imposer son intime conviction, sa « connaissance » intuitive, sa foi, à l’autre qui n’y a peut-être pas accès.

"Travailler moins, est-ce vivre mieux ?"


Corrigé BAC Philosophie Série S :



Sujet 1 : « Travailler moins, est-ce vivre mieux ? »



Remarques préalables :



Le danger est de traiter « Ne pas travailler, est-ce vivre mieux ? », et de confondre « vivre mieux » avec le bonheur.

Paradoxalement, l’un des dangers est d’être trop versé dans la pure philosophie et de laisser de côté l’aspect socio-économique, et très actuel, de la question posée : il fallait être un peu économiste, un peu sociologue.



PLAN :



I / Le temps partiel, par exemple, c’est disposer davantage de loisir, faire diminuer les contraintes liées au travail, déposer le fardeau.



Voir première partie du cours sur le travail.



II / Pourtant, le temps partiel est souvent subi :



Ne pas pouvoir travailler à temps plein, c’est manquer une occasion d’épanouissement, d’émancipation, de réalisation de soi, de liberté.



Voir deuxième partie du cours sur le travail.



III / Les 35h en question :



Réflexion possible sur la légitimité de la loi Travail : donner l’occasion aux salariés de travailler plus en passant par les accords d’entreprise qui primeront sur les accords de branches plus rigides, est-ce soumettre les salariés au fardeau qu’est le travail, ou est-ce donner l’occasion de s’adapter à la demande, et, pour les salariés, de vivre mieux, davantage en concordance avec leur projet de vie ?

"Pourquoi avons-nous intérêt à étudier l'histoire ?"


BAC 2016 ES :



Sujet 2 : « Pourquoi avons-nous intérêt à étudier l’histoire ? »





Remarques préalables :



Le danger est double :

1)      Ne lister que les effets bénéfiques de l’étude de l’histoire : cela ne permettrait pas de problématiser, donc, d’être dans une démarche philosophique.

2)      Inverser le sujet et aller jusqu’à essayer d’argumenter sur une inutilité de l’histoire en expliquant laborieusement que l’étude du passé ne peut rien nous apporter à nous qui vivons dans le présent : un tel mépris à l’égard de la discipline historique et, par la même occasion, des Anciens, serait mal venu.



Au contraire, il fallait établir les préjugés selon lesquels nous avons intérêt à étudier l’histoire (« devoir de mémoire », rendre hommage aux Anciens ; apprendre des erreurs passées …). Ce sont ces préjugés qu’il fallait battre en brèche : le discours convenu sur l’intérêt de l’histoire ne dit pas la vérité sur l’effet de l’étude de l’histoire. L’histoire importe, en réalité, politiquement : pour unir un peuple, pour savoir comment gouverner.





PLAN :



I / Les préjugés sur l’intérêt de l’étude de l’histoire :



-          C’est un « devoir de mémoire » à l’égard des Anciens pour leur rendre hommage, les glorifier, les vénérer.



-          Il faut connaître le passé pour ne pas oublier, pour continuer à apprendre des erreurs du passé, pour ne pas les reproduire. Exemple : l’enseignement de la Shoah.



-          Il faut étudier le passé pour prendre conscience de la chance que nous avons de vivre en temps de paix, ou, à l’inverse, d’étudier des périodes historiques heureuses (les « trente glorieuses ») pour prendre conscience du déclin amorcé dans lequel nous vivrions.



II / Critique des préjugés :



-          Les morts n’ont pas besoin des hommages des vivants.



-          L’Homme n’apprend et n’a jamais appris de son passé :



Exemple : la première guerre mondiale devait être la « der des ders », et, pourtant, il y a eu d’autres guerres.



Saint-Augustin, dans La Cité de Dieu, explique que, lors de la Chute de l’Empire romain, le christianisme a été jugé comme étant responsable de ce déclin, alors que ce n’est que Rome qui, en pourrissant de l’intérieur, s’est cherché un bouc-émissaire qu’elle a trouvé dans le peuple chrétien, alors nouvelle religion différente de la religion romaine. On peut faire le parallèle entre le déclin de l’Occident moderne qui prend peur face à l’islam.





Ainsi, il y a d’autres vraies raisons pour justifier l’intérêt qu’il y a à l’étude de l’histoire :



-          L’étude de l’histoire a un intérêt socio-politique : cela forge une unité, une identité nationale. La France est d’abord le récit, le roman national.



-          L’étude de l’histoire, de l’histoire romaine notamment, apprend au politique, au gouverneur, au dirigeant, à être efficace :



Référence : Machiavel (Le Prince ; Discours sur la première décade de Tite-Live)



L’histoire romaine nous apprend que le politique doit être a-moral, et a-religieux, c’est-à-dire qu’il doit utiliser la morale et la religion comme des armes politiques pour assurer la paix sociale, l’ordre, et pour se maintenir ainsi au pouvoir.



-          L’étude de l’histoire, de l’interprétation des faits historiques permet de forger l’esprit critique des citoyens éclairés, libres.





III / Les leçons politiques proposées par l’histoire peuvent-elles être efficaces ?



En effet, il y a tout de même toujours des contextes différents : comment Valls pourrait véritablement s’inspirer de Clémenceau, son modèle politique ?



Les leçons abstraites du contexte (user de la religion par exemple) sont-elles légitimes ? Nous avons plus intérêt à interroger ce que nous enseigne l’histoire que d’étudier l’histoire sans se poser de questions sur ce qu’on étudie.


Proposition de corrigés du BAC Philo Séries ES et S

Les corrigés que je propose ici ne sont pas les plans qu'il fallait absolument faire : ce n'est que ce que personnellement j'aurais fait, ce qui n'assure en rien une note parfaite à l'examen. Tout reste ouvert.

Je n'ai rédigé que le premier sujet de la série ES sur le désir que je considère être le sujet le plus riche. Pour les autres sujets, notamment pour la série S, je renvoie beaucoup au cours, et me suis donc dispensé de tout rédiger.

Bonne lecture.


BAC 2016 ES :



Sujet 1 : « Savons-nous toujours ce que nous désirons ? »



Remarques préalables :



La question porte essentiellement sur les objets de nos désirs (« ce que nous désirons »), plutôt que sur le désir lui-même. Ainsi, il ne fallait pas réciter la totalité de son cours sur le désir sans relier ce propos à la question posée : il ne s’agit pas d’une dissertation sur le désir « en général ».





            Se demander si nous savons toujours ce que nous désirons pose au moins deux questions : y a-t-il des situations, des moments durant lesquels nous ne savons plus ce que nous désirons réellement ? Et : y a-t-il des désirs qui échappent à toute représentation limpide de ce qui est désiré ? « Toujours » signifie alors ici, soit, « peu importe le désir en question » ; soit, « peu importe la situation dans laquelle nous nous trouvons ». Il nous semble d’abord étonnant, presque absurde, de se demander si nous savons toujours ce que nous désirons. En effet, si nous désirons quelque chose, ou quelqu’un, nous savons bien ce que nous désirons. On imagine mal quelqu’un désirer sans savoir, sans avoir conscience de ce qu’il désire : on n’a pas envie sans avoir envie de quelque chose. Il semble naturel de dire que nous savons toujours ce que nous désirons, justement parce que c’est nous qui désirons : nous sommes les mieux placés pour connaître nos envies. Nous pouvons certes raffiner cette connaissance de nos penchants, en comprenant que, à chaque désir, je ne fais que tendre vers ce que je juge être un bien pour moi, même lorsque je suis porté à agir, semble-t-il, contre ma personne. Néanmoins, le désir étant une attirance vers « ce dont je crois manquer » comme le dit Socrate dans Le Banquet de Platon, j’ai toujours une conscience, même si elle est parfois obscure, de ce que je désire. Ainsi, nous aurions toujours une connaissance, un savoir, ou tout du moins une représentation de ce vers quoi nous tendons, que ce soit un objet, une personne, une relation, ou un état, une situation.

Cependant, il peut parfois arriver que ce qui se passe en nous lorsque nous désirons nous échappe quelque peu. En effet, lorsque je désire, je ne sais pas toujours ce qui est en jeu dans « mon » envie, si tant est que l’on puisse encore dire que ce soit la mienne. Une envie, un désir, peut être formaté, modelé, créé même : c’est d’ailleurs là l’objectif de toute publicité, de toute tentative de persuasion. Ainsi, lorsqu’une technique de persuasion fonctionne sur moi, je pense que je désire cela, une belle voiture par exemple, pour le confort qu’elle offre, alors qu’en réalité, ce que je désire vraiment (ce que je ne m’avoue pas à moi-même, ce dont, parfois, je n’ai même pas conscience), c’est de ressembler à celui qui conduit la voiture dans la publicité. Ainsi, derrière les effets de masse, de mode, de « désir mimétique » comme le dit René Girard, il y a des désirs qui se cachent derrière « mes » désirs. Je pense et je dis désirer obtenir mon baccalauréat pour devenir étudiant alors qu’en réalité, ce que je désire vraiment, c’est de rendre fiers mes parents : en désirant le succès, ce n’est pas le succès que je désire, mais la reconnaissance. Pire que ces désirs dissimulés, il y a des moments où je ne sais plus bien ce que je désire vraiment. Un désir changé en passion, en désir déraisonnable, peut venir réduire au silence certains autres de mes désirs. Si nous prenons l’exemple de Médée, elle ne désire pas le malheur de ses enfants, mais, pourtant, elle les tue pour se venger de son traître de mari, emportée par la colère. Dans le Criton de Platon, Socrate semble avoir tout de même la tentation de s’évader, tentation incarnée par Criton : au début de l’ouvrage, il semble déprimé, ce qui laisse à penser qu’au fond de lui il aimerait partir mais qu’il n’en a pas ou plus la force. Socrate apparaît alors comme étant tiraillé entre, d’une part, son désir de fuite, et, d’autre part, ce qu’il développe dans tout le Criton, son désir de rester juste face à l’injustice de sa condamnation à mort. Nous ne semblons pas toujours savoir ce que nous désirons car nos désirs sont souvent contradictoires et, pourtant, simultanés : nous avons envie de manger, et, en même temps, d’être mince ; nous désirons le beau temps, et, en même temps, craignons la canicule ; nous souhaitons davantage de loisir, mais aussi du travail, pour combattre l’ennui notamment. Nous sommes tiraillés : entre le plaisir et la tranquillité ; entre l’ordre et la liberté ; entre le divertissement et la compréhension du réel ; entre la justice et la morale qui, parfois, semble supérieure à l’application du droit ; entre la liberté de l’athée et l’espoir du religieux. Enfin, au-delà de ces hésitations, de ces tergiversations, nos désirs nous échappent parfois, au point que nous ne comprenons pas toujours d’où nous viennent certains de nos désirs qui, pourtant, ne manquent pas de s’exprimer. Nos désirs inconscients, souvent soit destructeurs soit sexuels, maîtrisés, autant que faire se peut, par le « Sur-Moi » (Freud) échappent à notre connaissance véritable et ont besoin de l’analyse du psychanalyste pour proposer des hypothèses quant à leurs origines. Nos fantasmes refoulés s’expriment alors au travers des rêves, des lapsus, et des actes manqués. Sans nécessairement évoquer la psychanalyse freudienne, le principe même du fantasme, c’est-à-dire l’imagination qui prend le contrôle du désir, montre que nous ne connaissons que trop peu souvent la réalité de l’objet que l’on dit désirer : on pense désirer vivre en couple avec une personne, on fantasme, et, en réalité, ce n’est pas cette personne, ni vivre avec elle, que nous désirons. Nous désirons plus ce que nous avions imaginé que ce que nous vivons réellement. Ainsi, nous ne savons pas toujours la réalité de ce que nous disons désirer.

            La question est en tout cas ici de savoir si pour tout désir et en toute situation, nous avons une connaissance, un savoir de ce vers quoi nous tendons, ou bien si, au contraire, l’objet de notre désir peut parfois nous échapper, se dissimuler, entrer en contradiction avec d’autres (ce qui nous plonge dans les turpitudes de l’hésitation), ou être de nous inconscient.

            Afin de répondre à cette question, nous verrons d’abord en quoi il semble naturel de dire que nous avons toujours, pour tout désir et pour toute situation, une connaissance de ce vers quoi nous tendons. Cependant, il nous faudra relever que l’objet véritable de notre désir peut être relégué au second plan par d’autres désirs, que nous avons tendance à hésiter entre des désirs contradictoires, et que certains de nos désirs échappent à notre conscience. Enfin, il sera légitime de se poser la question de savoir s’il faut toujours savoir ce que nous désirons : ne nous suffirait-il pas de désirer, même si nous ne savons pas exactement quoi ?



PLAN :



I / Nous connaissons toujours ce vers quoi nous tendons.



-          On ne désire pas dans le néant : on désire toujours quelque chose, ou quelqu’un.



-          On peut savoir qu’au travers de n’importe quel désir, on désire son bonheur, son bien pour soi (voir Kant ; Pascal (au début du cours sur le bonheur))



-          Le désir est l’expression d’un manque (Platon, Le Banquet). Or, si l’on croit manquer de quelque chose, on sait, même vaguement, de quoi on manque.



II / Cependant, parfois, notre désir nous échappe :



-          Il y a des désirs dissimulés derrière nos désirs de façade :



effets de masse, de mode ; désir de reconnaissance (Sartre ; Hegel) ; « désir mimétique » (René Girard) ; fantasmes (imagination) (exemple : citation de Stendhal sur l’amour) ; derrière le désir du beau visage est le désir de l’Idée du Beau (Plotin ; Platon)



-          Le désir est contradictoire :



Médée : protection de ses enfants / meurtre de ses enfants par vengeance



Socrate dans le Criton de Platon : tentation de fuir / rester juste malgré la condamnation à mort injuste



Nourriture / Minceur



Gâteau immédiat / Attente pour plus de gâteaux (voir le test de la guimauve)



Loisir / Travail (voir le cours sur le travail)



Plaisir / Sérénité (voir cours bonheur)



Ordre / Liberté (voir cours politique)



Divertissement / Accès au réel (voir cours sur l’art)



Appareil judiciaire / Morale contre le droit (voir cours sur la justice)



Liberté de l’athée / Espoir du religieux (voir cours sur la religion)





-          Le désir nous échappe :



L’inconscient freudien s’exprime malgré nous : nous n’assumons pas le contenu refoulé de notre inconscient pulsionnel. (Freud : « Le Moi n’est pas maître en sa propre maison. »)





III / Faut-il toujours savoir ce que nous désirons ?



L’important n’est-il pas de désirer, peu importe l’objet de notre désir, qu’il soit connu ou non ?



Références : Calliclès contre Socrate ; Nietzsche contre l’Eglise



Exemple : Voir l’extrait de film Amélie Poulain : Elle ne sait pas ce qu’elle désire : elle est portée à tout faire, à répandre partout sa joie par tous les moyens à sa disposition. Le désir est une énergie, et non un projet à connaître.





Conclusion :



            Nous ne savons pas toujours très bien ce que nous disons désirer : nous tergiversons, nous sommes pris dans nos contradictions, tiraillés entre deux penchants opposés dont la force d’attraction est parfois égales. L’objet même de notre désir nous échappe parfois : nous pensons désirer réussir par exemple, alors qu’en réalité nous souhaitons d’abord rendre fiers ceux qui assisteront à notre succès. Cependant, l’Homme doit-il avoir pour projet de prendre conscience de ce qu’il désire véritablement ? Ne lui suffit-il pas de désirer, peu importe ce qui est désiré ? Désirer est avant tout une action, un état d’éveil du corps et de l’esprit, indépendamment de ce vers quoi nous pousse cette énergie. En désirant, nous portons en nous nos hésitations et nos contradictions, mais, nous désirons, en hommes, et non en machines qui ne feraient que répondre à un protocole défini à l’avance. Ainsi, nous ne savons pas toujours ce que nous désirons, et c’est sans doute mieux ainsi. C’est en sachant trop exactement et systématiquement ce que nous désirons que nous tuerions en nous le désir, et, avec lui, la vie en notre être.

mardi 7 juin 2016

Le travail est-il un fardeau ?

Notion : Le travail

Thèse de l’opinion commune :

Nous vivrions plus heureux sans travailler car nous n’aurions pas d’effort à fournir.

Critique :

Il ne s’agit là, nécessairement, que d’une logique individuelle : il faut bien qu’il y en ait certains qui travaillent pour répondre à nos besoins. Ceux qui sont contraints à travailler pour les autres sont, dans l’Antiquité grecque, les esclaves qui servent les hommes libres, qui sont deux statuts sociaux différents. Dans une fiction futuriste, qui n’est plus si éloignée que cela, d’un monde régi par les machines, seuls ceux qui devront programmer et ceux qui devront entretenir les machines seront toujours contraints au travail. Ainsi, le travail reste, malgré tout, une nécessité.
De plus, il faut bien se soumettre aux contraintes car :
  • il faut survivre en gagnant sa vie.
  • il faut s’intégrer à la société, y trouver sa place, se socialiser.
  • il faut combattre le sentiment d’inutilité sociale que peuvent ressentir certains chômeurs.
  • il faut travailler car le travail a, en lui-même, une valeur morale : le travail est associé au courage.
  • il faut combattre l’ennui : le travail peut être un moyen en vue de cette fin.
« le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin »
Voltaire (1694 – 1778)

« La renaissance perpétuelle des besoins nous accoutume au travail. Mais dans les intervalles où les besoins sont satisfaits et pour ainsi dire endormis, c’est l’ennui qui nous prend. […] Pour échapper à l’ennui, l’homme, ou bien travaille au-delà de ce qu’exigent ses besoins normaux, ou bien il invente le jeu, c’est-à-dire le travail qui n’est plus destiné à satisfaire aucun autre besoin que celui du travail pour lui-même. »
Nietzsche, Humain, trop humain, 1878, I, IX : « L’homme seul avec lui-même », 611 : « L’ennui et le jeu. », Folio essais, Page 320

Exemple : Certains (jeunes) retraités reprennent une activité professionnelle, non pour des raisons financières, mais parce que le travail leur plaît, et tout ce qui va avec (vie sociale, sentiment d’être utile, valorisation personnelle, être occupé).

Le travail permet également d’apprendre : cela permet d’apprendre des savoirs, des savoir-faire, mais cela permet également la connaissance de soi. En effet, tout travail est un ensemble de défis qu’il s’agit de relever, de dépasser en dépassant ce que l’on pensait être nos limites. Le travail permet également de découvrir des aspects par nous insoupçonnés de notre personnalité.

Paradoxe :

La vision que l’opinion commune a du travail est ambivalente : d’une part, le travail est associé à l’effort douloureux, à la contrainte, et à la soumission ; et, d’autre part, il est source de vie sociale, ce qui combat le sentiment d’inutilité et l’ennui, la marque des courageux, la source d’une certaine satisfaction, et ce qui nous permet d’apprendre sur le monde et sur nous-mêmes.

Définition :

Le travail dont il est ici question désigne l’effort de transformation d’une matière première, que celle-ci soit matérielle ou spirituelle, intellectuelle. Par exemple, le potier façonne l’argile, le sculpteur façonne la pierre ; l’écrivain façonne la langue.


  • Sujet : Le travail est-il un fardeau ?

Un fardeau est une charge pesante qu’il faut lever ou transporter. Au sens figuré, c’est une obligation difficile à supporter, un poids.
La question est de savoir si le travail constitue un aspect de notre existence difficile à supporter, dont il serait bénéfique de se libérer, ou bien s'il constitue, au contraire, ce qui nous porte, et non ce qui nous écrase.
Afin de répondre à cette question, nous verrons d'abord que le travail peut être considéré comme étant un poids difficile à supporter. Cependant, nous devrons montrer que l’activité qu’est le travail peut, au lieu de nous écraser, nous porter dans l’existence. Enfin, nous verrons que le travail peut, à l’échelle de la société, constituer un fardeau, mais un fardeau dont il nous faudra nous accommoder.


I / Le poids écrasant du travail :

Le travail est source de tourments. Dans la langue, l’expression « être travaillé par une idée » signifie « être tourmenté par une idée ».

A / La dépréciation chrétienne du travail :

Dans le texte biblique, le travail est présenté comme étant le châtiment divin répondant au péché originel d’Adam et d’Eve.
Adam est condamné au travail manuel de la terre :

« Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais interdit de manger,
[…]
A force de peines tu en tireras [du sol] subsistance
Tous les jours de ta vie.
Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l’herbe des champs.
A la sueur de ton visage
Tu mangeras ton pain
Jusqu’à ce que tu retournes au sol »
 
Genèse, 3, 17 à 19

Eve est également condamnée, mais à un autre type de travail : celui de l’accouchement.

« Je multiplierai les peines de tes grossesses,
Dans la peine tu enfanteras »
 
Genèse, 3, 16

B / Le travail est la torture des esclaves, des exploités :

L'étymologie latine du terme de travail nous fait associer cette notion à un fardeau, c'est-à-dire à quelque chose de difficile à supporter, de lourd à porter. En effet, le terme « travail » vient du latin populaire tripaliare qui signifie « être torturé par le trepalium ». Le trepalium désigne un instrument de torture :


Le travail est une torture car il met à mal notre corps lors de l’effort de transformation de notre matière première.
Cette torture, cet effort douloureux qu’est le travail était déchargé, sous l’Ancien Régime français, sur les paysans du Tiers-Etat. Le noble a le privilège de ne pas s’abaisser à travailler, la terre notamment.
Dans la Cité grecque antique, le travail qui répond aux besoins de la société est relégué aux esclaves qui servent les hommes libres qui, eux, peuvent ne pas travailler manuellement et, par conséquent, s’occuper de politique (et donc de guerre qui n’est qu’un prolongement de la politique, selon Clausewitz [1780 – 1831]), d’art, de philosophie … etc.

C / L’esclavage selon Aristote :

Si le travail manuel est si déprécié dans la Cité grecque antique, ce n’est pas parce qu’il est l’activité des esclaves : c’est avant tout parce qu’il ne permet pas de faire de nous des hommes. L’esclave qui travaille est alors, selon Aristote, comparable à un animal parce qu’il ne s’occupe que de la satisfaction des besoins humains, des siens comme de ceux de la société dont font partie les hommes libres qui, eux, possèdent la dignité de s’élever au-dessus des besoins primitifs.

Etude de texte de Hannah Arendt, philosophe du XXème siècle :

« Dire que le travail et l’artisanat étaient méprisés dans l’Antiquité parce qu’ils étaient réservés aux esclaves, c’est un préjugé des historiens modernes. Les Anciens faisaient le raisonnement inverse : ils jugeaient qu’il fallait avoir des esclaves à cause de la nature servile de toutes les occupations qui pourvoyaient aux besoins de la vie. C’est même par ces motifs que l’on défendait et justifiait l’institution de l’esclavage. Travailler, c’était l’asservissement à la nécessité, et cet asservissement était inhérent aux conditions de la vie humaine. Les hommes étant soumis aux nécessités de la vie ne pouvaient se libérer qu’en dominant ceux qu’ils soumettaient de force à la nécessité. La dégradation de l’esclave était un coup du sort, un sort pire que la mort, car il provoquait une métamorphose qui changeait l’homme en un être proche des animaux domestiques. C’est pourquoi si le statut de l’esclave se modifiait, […] si un changement des conditions politiques générales élevait certaines occupations au rang d’affaires publiques, la « nature » de l’esclave changeait automatiquement.
L’institution de l’esclavage dans l’Antiquité, au début du moins, ne fut ni un moyen de se procurer de la main-d’œuvre à bon marché ni un instrument d’exploitation en vue de faire des bénéfices ; ce fut plutôt une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail. Ce que les hommes partagent avec les autres animaux, on ne le considérait pas comme humain. (C’était d’ailleurs aussi la raison de la théorie grecque, si mal comprise, de la nature non humaine de l’esclave. Aristote, qui exposa si explicitement cette théorie et qui, sur son lit de mort, libéra ses esclaves, était sans doute moins inconséquent que les Modernes n’ont tendance à le croire. Il ne niait pas que l’esclave fût capable d’être humain ; il refusait de donner le nom d’ « hommes » aux membres de l’espèce humaine tant qu’ils étaient totalement soumis à la nécessité.) »

Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, 1958, Chapitre III : « Le travail », « Le travail de notre corps et l’œuvre de nos mains », Pocket, Pages 127 à 129

Introduction :

Dans cet extrait de Condition de l’homme moderne consacré au travail, Hannah Arendt déconstruit le préjugé de certains historiens modernes, et aussi celui du sens commun, sur la condition des esclaves dans l’Antiquité, grecque notamment. Selon Arendt, l’esclave n’est pas méprisé parce qu’il est esclave, mais parce qu’il travaille en vue de répondre aux besoins de la société, ce qui le rappelle à sa nature d’être animal et qui, par-là, le rend proche des animaux, plus éloigné de ce qu’est un homme d’ores et déjà entré dans l’état civil. Ainsi, pour comprendre comment fonctionne l’esclavage dans l’Antiquité grecque, il faut avoir en tête comment était considéré le travail, c’est-à-dire, ici, la transformation de la matière en vue de satisfaire nos besoins. Arendt, en tant que philosophe et qu’historienne, participe à cette démarche. Il ne s’agit pas ici de légitimer, de défendre l’esclavage, mais de comprendre quel sens une telle institution avait à l’époque, pour ne pas tomber dans des caricatures, des simplifications qui nous éloigneraient de la vérité.
Ainsi, la question est ici de savoir comment était considéré le travail manuel et la condition des esclaves dans l’Antiquité grecque.
Afin de répondre à cette question, nous verrons d’abord la déconstruction du préjugé moderne selon lequel l’esclave est méprisé en tant que tel : s’il est méprisé, c’est parce que son activité le rend proche des animaux (lignes 1 à 10). Cependant, Arendt évoque tout de même la question de l’affranchissement de certains esclaves (lignes 10 à 12). Elle en vient par la suite à déconstruire un autre préjugé selon lequel l’institution de l’esclavage n’avait qu’essentiellement un intérêt économique (lignes 13 à 18). Enfin, elle s’attarde sur l’exemple d’Aristote, fervent défenseur de l’esclavage mais qui, pourtant, à la fin de sa vie, a affranchi ses esclaves (lignes 18 à 22).

I / Lignes 1 à 10 :

Arendt commence par dénoncer le préjugé de certains historiens modernes qui font passer le mépris du travail, et notamment du travail artisanal, pour un mépris de la condition d’esclave.
Or, il faut inverser le rapport entre ces choses : il ne faut pas penser du mépris de l’esclave au mépris du travail artisanal, mais du mépris du travail artisanal au mépris de l’esclave. Ce n’est pas l’esclave qui est méprisé dans l’Antiquité grecque, c’est son activité, son travail. En effet, le travail, pour les Anciens, rend esclave, non aux maîtres, mais aux besoins corporels, naturels : le seul rôle des esclaves est de pourvoir aux besoins, ce qui est méprisable. Arendt parle d’un « asservissement à la nécessité » (lignes 5 – 6) naturelle, aux besoins. Or, un homme n’est pas fait que pour satisfaire ses besoins : il peut et il doit avoir d’autres visées, d’autres fins, plus nobles, pour correspondre à ce qu’est un homme. Ce qui fait la grandeur de l’homme, ce qui fait même un homme, pour Aristote, c’est tout ce qui paraît inutile, c’est l’activité absolument désintéressée que Kant qualifiera de morale. L’inutilité, ici, c’est l’art, la politique qui cherche à rendre les hommes meilleurs, et la philosophie : c’est dans ce type d’activités intellectuelles que se trouve l’essence de l’homme, qui est bien plus qu’un vulgaire animal. Celui qui ne vit que pour satisfaire ses besoins est alors asservi à son corps, et ne vit que comme un animal : c’est là la condition, très peu enviable (« un sort pire que la mort » (ligne 9)), de l’esclave, qui n’est plus totalement un homme.

II / Lignes 10 à 12 :

Arendt relève tout de même que l’esclave n’était pas considéré comme étant naturellement déterminé à être asservi aux besoins naturels du corps, et, plus largement, de ceux de la société. En effet, le statut de l’esclave pouvait changer : c’est le fait d’être affranchi par exemple. Ainsi, l’esclave ne l’est pas par nature, mais par convention sociale, car il y en faut bien qui s’occupent de faire manger la société. Certes leur sort n’est pas enviable, mais il n’est pas définitif, même si certains restent esclaves toute leur vie.
On remarque tout de même que, dans la conception des Anciens, le travail est vu comme une peine, un fardeau dont il faut se décharger, ici, sur certains, sur ceux que l’on appelle les esclaves.

III / Lignes 13 à 18 :

Arendt en vient alors à déconstruire un préjugé, un fantasme même, à propos de l’esclavage de l’Antiquité grecque : on confond à tort esclavage et exploitation. En effet, les maîtres ne sont pas les bourgeois qui profitent du travail des prolétaires comme pourraient le dire les marxistes. Dans l’Antiquité grecque, s’il y a des esclaves, c’est en raison de l’organisation de la Cité qui cherche à éradiquer la nécessité naturelle (c’est le rôle des esclaves) pour pouvoir se consacrer enfin à autre chose, à des activités moins animales, plus humaines. Ainsi, effectivement, l’esclave n’est pas considéré comme un homme, mais comme un animal, mais parce que c’est là sa fonction sociale, et non sa nature.

IV / Lignes 18 à 22 :

Arendt en vient alors à porter la réflexion sur un exemple précis : Aristote. Aristote disposait d’esclaves et défendait cette institution sociale. Pourtant, à la fin de sa vie, il les affranchit. Les Modernes y ont vu une incohérence, une contradiction entre le discours et les actes. Arendt rétablit alors le bon sens d’Aristote en expliquant qu’il « ne niait pas que l’esclave fût capable d’être humain. » (ligne 20). L’esclave deviendra humain le jour où il cessera de travailler pour s’occuper des activités proprement humaines.


Transition :

Pourtant, bien que le travail soit un fardeau au point que l’homme ait tendance à vouloir s’en décharger, ne faut-il pas, au lieu de chercher à s’en débarrasser, au contraire le porter par nous-mêmes ? N’y a-t-il pas une valeur à porter son propre fardeau, à réaliser son propre travail ? N’est-ce pas en assumant sa tâche difficile que l’homme se réalise en tant qu’homme ? N’est-ce pas en travaillant que l’homme se libère à l’égard de la nature qu’il transforme, ce qui fait de lui un homme ?

II / Le travail : une activité épanouissante et libératrice.

A / Le travail réalise l’homme :

Le travail, bien que difficile, même si nous aimerions l’éviter, est ce qui permet le développement de nos capacités.

Texte de Kant :

« La nature a chassé [l’homme] de l’existence d’innocence enfantine tranquille, comme d’un jardin où il trouvait dans l’insouciance sa subsistance, et l’a précipité dans le vaste monde, où tant de soucis, de peines, de maux inconnus l’attendaient. Dans l’avenir, les difficultés de la vie lui arracheront plus d’une fois le souhait d’un paradis, création de son imagination, où il pourrait, dans une oisiveté tranquille et une paix perpétuelle, passer son existence à rêver ou à folâtrer. Mais entre lui et ce séjour imaginaire de délices, se pose la raison inexorable, qui le pousse irrésistiblement à développer les facultés placées en lui, et ne lui permet pas de retourner à l’état de rusticité et de simplicité d’où elle l’avait tiré. Elle le pousse à supporter patiemment la fatigue qu’il hait, à rechercher le faux éclat qu’il méprise, à oublier même la mort qui le fait frissonner, au profit de toutes ces bagatelles dont la perte d’effraie encore plus. »

Kant, La philosophie de l’histoire, « Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine », Traduction S. Piobetta, Aubier-Montaigne, Pages 160 – 161

Kant reproche à ceux qui rêvent d’un monde sans travail, d’un Jardin d’Eden dans lequel tout serait à la disposition des hommes, le fait qu’ils oublient que le travail est aussi ce qui développe en nous nos capacités. Ainsi, c’est la raison, au sein même de la condition humaine, qui fait que nous trouvons avantage à cette activité que nous détestons : le travail.

Outre le fait qu’il développe nos facultés naturelles, le travail réalise l’essence de l’homme qui est de n’être pas qu’un animal. L’homme refuse de n’être que sa nature biologique. L’homme nie son animalité par le travail, c’est-à-dire par la transformation de la nature extérieure : il s’éduque, transforme sa nature intérieure, en travaillant.

Texte de Georges Bataille, écrivain français du XXème siècle :

« Je pose en principe un fait peu contestable : que l’homme est l’animal qui n’accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. Il change ainsi le monde extérieur naturel, il en tire des outils et des objets fabriqués qui composent un monde nouveau, le monde humain. L’homme parallèlement se nie lui-même, il s’éduque, il refuse par exemple de donner à la satisfaction de ses besoins animaux ce cours libre, auquel l’animal n’apporte pas de réserve. Il est nécessaire encore d’accorder que les deux négations que, d’une part, l’homme fait du monde donné et, d’autre part, de sa propre animalité, sont liées. Il ne nous appartient pas de donner une priorité à l’une ou à l’autre, de chercher si l’éducation (qui apparaît sous la forme des interdits religieux) est la conséquence du travail, ou le travail la conséquence d’une mutation morale. Mais tant qu’il y a homme, il y a d’une part travail et de l’autre négation par interdits de l’animalité de l’homme. »

Georges Bataille, L’Erotisme, 1957


Le travail, pour réaliser l’homme, doit être proprement humain selon Marx, c’est-à-dire qu’il doit exprimer :
  • la subjectivité du travailleur dans un projet,
  • la rationalité dans l’invention des moyens à mettre en œuvre,
  • et la volonté dans l’effort sur soi pour continuer à réaliser le projet.

Un exemple d’un tel travail est la perruque, c’est-à-dire le travail personnel clandestin des ouvriers travaillant en usine, notamment dans les années 1970 : en détournant les matériaux rejetés par la machine productrice, les ouvriers construisaient des objets du quotidien pour connaître la satisfaction d’exécuter, mais aussi de penser cette exécution, de laisser transparaître leur subjectivité dans leur production, comme leur ingéniosité et leur volonté. En vue de retrouver l’humanité de leur activité, la perruque semble être nécessaire aux ouvriers travaillant en usine.

Définition : Perruque : En argot d’artisan, faire une perruque signifie « travailler pour soi pendant son temps de travail, souvent avec des matériaux détournés ». L’expression provient de l’idée de trompe-l’œil que crée le postiche.

Texte :

« Les différentes sortes de perruques n’obéissent qu’à une seule et unique règle : la taille de l’objet fabriqué ne doit pas être trop grande pour empêcher que l’on puisse le sortir en fraude. Certains ne se plient pas à cette règle, et les objets qu’ils fabriquent restent à prendre la poussière dans leur placard ou à côté de leurs machines ; le jour où ils quittent l’usine, ils essayent de les sortir sans être pris et, si cela apparaît sans espoir, ils les offrent à quelqu’un d’autre.
[…] la matière première, c’est surtout du métal. Sont ainsi exécutés : porte-clefs, supports pour pots de fleurs, cendriers, plumiers, règles et équerres, salières pour le petit déjeuner pris à l’usine, tapis de bain (faits de copeaux blancs de polystyrène), jetons en acier inoxydable pour apprendre à calculer aux enfants (un cadeau magnifique), pendentifs faits d’une dent de fraise cassée, roulettes miniatures, dés, porte-savons aimantés, antennes de télévision (à monter chez soi), fixations de sécurité et portemanteaux pour les placards d’atelier […].
L’ordre « il faut faire ça » est remplacé par une question : « qu’est-ce qu’il est possible de faire ? ». […] Les possibilités ne sont pas illimitées ; mais l’ouvrier qui s’adonne à la perruque fait marcher sa tête, s’informe. Il passe en revue le matériel qu’il a autour de lui, examine les possibilités non utilisées autres que celles offertes par sa machine : celles des petites machines auxiliaires, de la machine à cisailler les plaques dans le coin de l’atelier, de la meule, des outils à main qui sont à sa disposition ; et il décide. Il décide qu’il va créer quelque chose, puis il travaille à réaliser ce qu’il a décidé. […] S’il se sert de son produit, il éprouve surtout la jouissance de l’avoir créé lui-même, de savoir quand, comment, avec quoi il l’a fait, de savoir que c’est lui qui décide de cette existence.
Ce travail en perruque […] exécuté en cachette et au prix de grands sacrifices […] est la seule possibilité, le germe et le modèle tout à la fois d’un travail libre et créatif. »

Miklos Haraszti, Salaire aux pièces, 1975, Traduction J. Svaradja et J. Aizac, Seuil, 1976, Pages 139 à 141


Texte de Marx :

« Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordination n’est pas momentanée. L’œuvre exige pendant toute sa durée, outre l’effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d’une tension constante de la volonté. »

Marx, Le Capital, 1867, I, III, Chapitre VII, Traduction J. Roy, Editions Sociales, Pages 139 – 140


B / Le travail rend libre :

Avant d’être le fronton du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz pour faire croire aux arrivants à un camp de travail (en vue d’éviter les mouvements de panique), et aussi pour humilier les prisonniers qui rêvaient de liberté, un tel titre peut, en se détachant totalement de ce contexte historique, se justifier philosophiquement.
En effet, le travail permet de gagner sa vie, d’être indépendant.
Le travail est une activité libératrice en elle-même, et non seulement pour les conséquences dont on profite comme l’argent gagné : l’esclave qui travaille est plus libre que son maître qui, lui, est l’esclave de son désir et du travail de son esclave.

« On pense que l’esclave est celui qui agit par commandement et l’homme libre celui qui agit selon son bon plaisir. Cela cependant n’est pas absolument vrai ; en réalité, être captif de son plaisir et incapable de rien voir ni faire qui soit vraiment utile, c’est le pire esclavage, et la liberté n’est qu’à celui qui de son entier consentement vit sous la conduite de la Raison. »
Spinoza, Traité théologico-politique, 1670, Traduction Appuhn, GF

L’esclave prend conscience qu’il est libre car :
  • il se rend maître de la nature qu’il est capable de transformer en fonction de sa volonté.
  • il se rend maître de lui-même en s’en tenant à un projet, en déployant ses efforts, sa volonté, et en domptant sa propre nature.

L’esclave est libre car il ne cède pas à ses caprices, à ses passions, mais est autonome.

Définitions :
Caprice : Désir, exigence soudaine et irréfléchie. Lubie.
Passion : Du latin passio qui vient de pati qui signifie souffrir. Emotion puissante qui domine la raison. Mouvement violent, impétueux de l’être vers ce qu’il désire. Penchant vif.
Autonomie : Possibilité, pour un individu, de décider sans en référer à quelqu’un. Capacité d’un individu à vivre en ne dépendant pas d’autrui. Capacité à trouver en soi et par soi-même la loi de sa pensée et de son action.


« A notre insu le travail nous guérit de la partie inférieure et presque mécanique de nos passions : ce n’est pas peu. »
Alain, Les Aventures du cœur


C / Le travail rend heureux :

« Un travail réglé et des victoires après des victoires, voilà sans doute la formule du bonheur. »
Alain, Propos, 18 mars 1911


Transition :

Pourtant, il semble que le travail soit source de conflits dans la société.

III / Le travail : source de conflits.

Contrairement à ce que pense Nietzsche (que le travail permet l’ordre social en épuisant les individus), le travail ne serait pas ce qui garantit l’ordre social, mais, au contraire, ce qui anime les passions dans la société. C’est parce que le travail est une nécessité pour l’homme et pour la société (pour répondre aux besoins), c’est parce qu’il est la condition de la survie qu’il anime les passions humaines qui, en tant que telles, sont violentes. Le travail serait alors le fardeau de la société, difficile à supporter, dangereux, bien que nécessaire.

A / La source des conflits : le travail peut devenir aliénant.

Définition : Aliénation : Etat de l’individu dépossédé de lui-même par la soumission de son existence à un ordre de choses auquel il participe mais qui le domine.

Le travail peut devenir aliénant s’il ne s’agit plus que d’exécuter une tâche pensée par d’autres : ce « travail » n’est plus humain.

Texte de Marx :

« En quoi consiste l’aliénation au travail ? D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. C’est pourquoi l’ouvrier n’a le sentiment d’être à soi qu’en dehors du travail ; dans le travail, il se sent extérieur à soi-même. Il est lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il n’est pas lui. Son travail n’est pas volontaire, mais contraint. Travail forcé, il n’est pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. La nature aliénée du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, on fuit le travail comme la peste. Le travail aliéné, le travail dans lequel l’homme se dépossède, est sacrifice de soi, mortification. Enfin, l’ouvrier ressent la nature extérieure du travail par le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas à lui-même, mais à un autre. […]
On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) n’a de spontanéité que dans ses fonctions animales : le manger, le boire et la procréation, peut-être encore dans l’habitat, la parure, etc. ; et que, dans ses fonctions humaines, il ne sent plus qu’animalité : ce qui est animal devient humain, et ce qui est humain devient animal. »

Marx, Manuscrits de 1844

Pour illustrer la négation du travailleur qu’opère l’aliénation, on peut faire référence au travail à la chaîne, c’est-à-dire au fordisme du début du XXème siècle, dans lequel l’individu n’est plus qu’un rouage de la machine, comme Charlie Chaplin dans Les Temps modernes [1936].

Vidéo : Le travail sur la chaîne de montage : https://www.youtube.com/watch?v=GA2yas5Zyqc

Ici, ce n’est plus la technique qui sert le travail de l’homme, mais c’est le travail de l’homme qui sert celui de la technique.
L’extrait illustre également, par les spasmes que Chaplin a lorsqu’il arrête son activité, les dégâts physiques que peuvent avoir certains travaux. L’Etat cherche d’ailleurs actuellement à prendre en charge la pénibilité de certains travaux par des compensations financières.
Enfin, lorsque le patron interrompt la pause de l’ouvrier, cela nous montre l’exploitation de la masse salariale pour rentabiliser au maximum la production, pour produire toujours plus et toujours plus vite en vue d’engranger du profit : c’est la logique capitaliste. Le fait de pointer permet au patronat de ne payer que le temps d’activité, et non les temps morts (pause, arrivée, départ, déplacement). Plus actuellement que ce que montre le film, le patronat et les syndicats d’Airbus négocient, luttent même, en février 2016, à propos de la question de savoir si les salariés ne devraient pas avoir l’obligation de pointer en étant déjà en bleu de travail. Une telle disposition ferait économiser 40 minutes par jour et par salarié au patronat qui paie actuellement ce temps de travail qui ne lui rapporte rien. Les syndicats, eux, trouvent cette mesure contraire aux bonnes conditions de travail, car ils estiment que l’habillement fait partie de leur vie au travail, et ne doit donc pas être comptabilisé sur leur temps personnel. Sur le débat qui agite Airbus :



Au terme de l’aliénation par le travail et par la technique, l’homme est alors nié en tant que tel : il fait partie intégrante de la machine, ce qui implique que les salariés sont inter-changeables, étant donné qu’ils ne sont plus que des rouages d’une machine :

Vidéo : Chaplin dans les engrenages : https://www.youtube.com/watch?v=2oxpml68Fzs

Le travail aliéné rend alors fou.


Texte de Marx :

« Pour lui-même [l’ouvrier] le travail n’est pas une partie de sa vie, il est plutôt un sacrifice de sa vie. C’est une marchandise qu’il a adjugée à un tiers. C’est pourquoi le produit de son activité n’est pas non plus le but de son activité. Ce qu’il produit pour lui-même, ce n’est pas la soie qu’il tisse, ce n’est pas l’or qu’il extrait du puits, ce n’est pas le palais qu’il bâtit. […] Et l’ouvrier qui, douze heures durant, tisse, file, perce, tourne, bâtit, manie la pelle, taille la pierre, la transporte, etc., regarde-t-il ces douze heures de tissage, de filage, de perçage, de travail au tour ou de maçonnerie, de maniement de la pelle ou de taille de la pierre comme une manifestation de sa vie, comme sa vie ? Bien au contraire, la vie commence pour lui où cesse cette activité, à table, à l’auberge, au lit. »

Marx, Travail salarié et Capital, Editions Sociales


La ruine de l’esprit est d’autant plus grande que le travail occupe la majeure partie de notre existence.

Texte d’Eric Weil, philosophe français du XXème siècle :

« Le travail, influant sur toute la vie humaine, a privé de contenu l’otium et a transformé la nature ordonnée et belle en source de matières premières et de forces utilisables, comme […] a fait de Dieu un concept au lieu d’une présence – il ne reste, sur le plan de la société, que le sentiment nostalgique de quelque chose de perdu (ordre et beauté, luxe, calme et volupté), et la recherche d’un Toi infini, mais insaisissable et infiniment distant. »

Eric Weil, Philosophie politique, II, B, 28, b, Paris, Vrin, Pages 101 – 102


B / Des conflits dans le monde du travail :

Le travail aliénant est alors source, au sein des sociétés capitalistes, d’une domination exercée par la classe bourgeoise détentrice des moyens de production sur la classe prolétarienne, c’est-à-dire les ouvriers qui ne peuvent que vendre leur force de travail au capital pour survivre.
Ce rapport de domination est alors le terreau d’un esprit de révolte chez les prolétaires. Ils s’engagent alors dans une « lutte des classes » (Marx) afin d’inverser le rapport de force.
Selon Marx, la lutte des classes est le schéma qui se répète incessamment dans l’Histoire :

« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes. »
Marx, Le Manifeste du Parti communiste, 1848

En effet, le prolétaire, dans l’Antiquité, était l’esclave, et le bourgeois, le maître. La figure du prolétaire s’élevant contre ses maîtres est alors Spartacus, esclave leader d’une révolte au Ier siècle avant Jésus-Christ. Il en va de même pour le rapport entre l’aristocratie et le Tiers-Etat sous l’Ancien Régime français par exemple. Selon les marxistes, la lutte des classes existe encore aujourd’hui, les prolétaires étant les ouvriers et les employés, et les bourgeois étant les patrons. Le maître et l’esclave ont ainsi seulement changé de noms au cours de l’Histoire, mais le schéma reste le même (jusqu’à ce que la Révolution prolétarienne triomphera) :

« La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n'a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d'autrefois. »
Marx, Le Manifeste du Parti communiste, 1848

Cette lutte moderne des classes ne prend pas seulement la forme de discussions pacifiques (bien que mouvementées) entre les représentants syndicaux de la masse salariale et le patronat : en effet, cela peut donner lieu à des actes de violence, comme la séquestration de membres du patronat, la menace de faire sauter l’usine si le patronat ne cède pas aux exigences du syndicat, ou encore la destruction des locaux de la sous-préfecture de Compiègne, en 2009, par les syndicalistes CGT de l’usine Continental de Clairoix emmenés par Xavier Mathieu. Cette destruction a eu lieu sous l’effet de la colère suite à une décision n’allant pas dans le sens du syndicat. Aux yeux des marxistes, c’est l’injustice causée par les privilèges de la petite classe bourgeoise qui justifie de tels actes, et même la Révolution prolétarienne qui changera la logique de l’Histoire :

« Tous les mouvements historiques ont été, jusqu'ici, accomplis par des minorités ou au profit des minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l'immense majorité au profit de l'immense majorité. »
Marx, Le Manifeste du Parti communiste, 1848

Ainsi, alors que les bourgeois n’agissaient que dans leur intérêt propre, les prolétaires affirment qu’ils agiront dans l’intérêt de la majorité. Après la Révolution prolétarienne, le rapport de force aura alors changé. Ce que prône Marx est d’instaurer la « dictature du prolétariat », en vue de se passer, à terme, de tout Etat.
Ainsi, le travail peut devenir source de conflits violents au sein de la société.

C / Le compromis : approche raisonnable d’un conflit.

Définition : Compromis : Accord obtenu par des concessions réciproques.

Afin de résoudre ces conflits, il y a trois solutions :

  • Le consensus, c’est-à-dire le fait de mettre tout le monde d’accord.

Bien que cela soit souhaitable, cela n’existe que très rarement dans les faits. Ainsi, ne prôner que le consensus est utopique.

  • La lutte :

C’est là l’option choisie par les marxistes : en faisant le constat qu’il y a une lutte à mener pour dominer au lieu d’être dominé, il faut se battre pour ses droits, car l’autre partie ne cédera pas.

  • Le compromis :

Cependant, afin de sortir de cette logique du conflit, l’idéal, le plus efficace, est de parvenir à un ensemble de compromis, à un équilibre acceptable qui permettrait d’éradiquer petit à petit les conflits présents dans le monde du travail. Cela serait plus ici une approche allemande, alors que, traditionnellement, les français préfèrent le conflit.


Conclusion :

Afin de répondre à la question, nous sommes en mesure de dire que, bien que le travail soit, de prime abord, considéré comme une activité difficile à supporter pour l’homme, il semble être ce qui assure la réalisation de l’essence humaine et la liberté de l’homme à l’égard de la nature. Le travail est alors bien un fardeau, mais un fardeau qu’il convient de porter pour être des hommes libres. Il est également un fardeau pour la société en raison des conflits qu’il peut engendrer, mais un fardeau dont il faut s’accommoder pour vivre ensemble.


Notions étudiées :

Principales :

  • Le travail et la technique

Secondaires :

  • La conscience
  • Le désir
  • La culture
  • La religion
  • La politique
  • La société et l’Etat
  • La justice et le droit
  • La liberté
  • Le bonheur


Sources :

Bibliographie :

  • Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne

  • Marx, Manifeste du parti communiste