- Sujet : L’art nous détourne-t-il du réel ?
L’art ne doit pas
se comprendre uniquement comme étant la création d’œuvres d’art par les
artistes. En effet, poser en principe une telle définition pose problème :
l’art n’est peut-être pas une création, et, ce que produit l’artiste n’est pas
nécessairement une œuvre.
Penser une création artistique, c’est
présupposer que l’art est ce qui surgit de l’individu, ce qui vient de nulle
part, ce qui est produit sur le coup d’une inspiration géniale. Or, l’artiste
est-il un génie qui n’a pas besoin de s’exercer, d’apprendre quoi que ce soit,
ou est-il un technicien mettant en œuvre un savoir-faire ? L’art n’est
alors pas à penser uniquement sur le mode de la spontanéité : il est aussi
une technique, une maîtrise. On parle, par exemple, des arts martiaux,
ou de l’art de la séduction : il n’y a là aucune création, ni aucun génie,
mais il n’y a que du travail, un entraînement, pour acquérir une certaine
méthode, une certaine facilité due à l’habitude.
Ainsi, si certains arts, certaines
techniques ne produisent rien mais sont tout de même considéré( e)s comme arts,
alors il faut détacher la notion d’art de la notion d’œuvre : tout artiste
ne produit pas une œuvre, c’est-à-dire, comme la définit Hannah Arendt, philosophe du XXème siècle,
dans Condition de l’homme moderne,
une chose destinée à durer, une trace de la volonté qu’a l’Homme de
s’éterniser, de laisser une trace dans l’Histoire. En effet, certains artistes,
surtout dans l’art contemporain, propose artistiquement des performances,
plutôt que des œuvres, c’est-à-dire des actions mises en scène qui, par
définition, sont éphémères. L’art entre alors en résistance contre ce que l’on
pensait qu’il était (et c’est peut-être ce qui définit le mieux l’art,
c’est-à-dire l’anti-conformisme) : une telle tendance était déjà présente
chez Andy Wahrol, artiste américain du XXème siècle qui, avec ses
reprographies colorisées, notamment de l’actrice Marilyn Monroe, a fait entrer
l’art dans l’ère industrielle, dans l’ère de la consommation, et non plus de la
pérennisation de l’œuvre humaine dans le temps.
Ainsi, l’art peut être considéré de
différentes manières : création ; production d’œuvres ;
technique ; proposition de performances ; et même artisanat.
[Reformulation de
la question] Il s’agit ici de savoir si l’art, considéré en tous ses aspects,
nous détourne du réel, c’est-à-dire nous empêche de voir ce qui est tel que
cela est en nous montrant autre chose.
Si l’on considère pour le moment un
seul type d’art, l’art contemporain qui consiste à proposer des performances,
on peut voir que l’art a déjà réalisé son projet de nous détourner du réel, de
nous faire oublier la vraie vie, de nous plonger dans un monde irréel, de faire
de nous des êtres alors incapables de faire la distinction entre ce qui relève
de la représentation artistique et ce qui se passe réellement devant nous. En
effet, dans certains cas, le public ne sait plus faire la différence entre l’art
et le réel. C’est ce qu’il s’est passé par exemple le 4 décembre 2015 à Miami,
en Californie, où, dans une exposition d’art contemporain, habituellement lieu
de performances artistiques, une jeune femme s’est fait poignardée par une
autre, et le public a cru à une proposition artistique, et n’est pas
intervenu : le public pensait même que les policiers présents sur place
pour secourir la victime faisaient partie de la mise en scène.
Pour plus d’informations :
Un tel cas, aussi aberrant soit-il,
témoigne de cette tendance de l’art contemporain d’entretenir le flou entre la
vraie vie et la vie de l’art. De la même manière, lors d’une pièce de théâtre représentée
au théâtre Lux de Pise en Italie, début février 2016, un acteur de 27 ans,
Raphael Schumacher, devait représenter une scène de pendaison, et un
dysfonctionnement technique l’a réellement pendu : là encore, le public
n’est pas intervenu, croyant à un spectacle, mis à part un étudiant en médecine
qui, lui, a su repérer les signes physiques d’une véritable pendaison. L’acteur,
après être tombé dans le coma, est décédé quelques jours plus tard. Sur cette
affaire :
D’une manière plus générale, c’est la
représentation artistique en elle-même qui entretient cette confusion entre ce
qui est de l’art et ce qui est réel : lors de la première d’Othello de Shakespeare par exemple,
l’un des gardes présent sur place pour assurer la sécurité du théâtre est monté
sur scène pour empêcher une scène, une représentation d’un meurtre, ce qui
montre que l’illusion voulue par les artistes a réussi.
Ainsi, l’art serait comme un filtre
nous empêchant de voir le vrai monde en superposant à notre vue le monde de
l’art.
Pourtant, l’art ne peut être limité à une telle fonction. En
effet, les artistes, en nous livrant sentiments et messages au travers de leurs
œuvres et / ou propositions, nous montrent le monde, et nous le font
comprendre : là est, aussi, la fonction de l’art.
Si l’on prend l’exemple des
reconstitutions historiques, il est vrai que, dans un premier temps, il semble
qu’il ne s’agisse là que d’une pauvre tentative de remplacer la réalité pour en
donner une petite idée : les bénévoles qui se déguisent en poilus, par exemple,
à l’occasion de commémorations ont la prétention de donner un peu à voir ce
qu’était la vie dans les tranchées. Pourtant, et les historiens seraient en
accord avec ces propos, il ne s’agit là que d’une supercherie, qu’un ersatz de
guerre. Il en va de même pour ce qui est des films, même d’époque, concernant
la Shoah : est-il seulement
possible de rendre à l’écran ce qu’a été ce génocide ?
Pourtant, la reconstitution
historique, bien qu’elle passe par l’artifice de la fiction, ne peut être
considérée uniquement comme trompeuse : en effet, l’objectif n’est pas
tellement ici de faire illusion, de remplacer le réel, d’entretenir la
confusion entre le monde de l’art et celui de la vraie vie : il ne s’agit
que de faire œuvre de témoignage pour les générations futures. Ainsi, par la
reconstitution, l’artiste nous donne à voir quelque chose du réel, comme un
aperçu, une partie du réel. Passer par la fiction n’est pas alors ici dans le
but de tromper le spectateur : c’est parfois le moyen de rendre au mieux
une réalité qu’on ne peut de toute manière plus vivre par nos propres moyens. Au-delà
du fait de devoir passer par la re-présentation artistique pour entrevoir ce
qu’a pu être la guerre que la vie nous a épargnée, c’est parfois la fiction qui
permet de mieux accéder au réel, de mieux comprendre notre objet d’étude. En
effet, comment un enfant, par exemple, pourrait-il comprendre toute
l’horreur de la guerre racontée par les historiens, lui qui, au moins dans le
monde occidental pacifié, ne connaît qu’une innocence, qu’une naïveté
protectrice ? Ne serait-ce que pour donner à ces enfants (sur-)protégés
une petite idée de ce qu’a été la guerre, il est alors nécessaire de passer par
la fiction, sans laquelle le réel leur serait alors inaccessible. C’est ce que
tente de mettre en place certains ouvrages pour enfants traitant, par exemple,
de la première guerre mondiale : c’est, par exemple, passer par la
bande dessinée pour donner à voir aux enfants, en utilisant leur code, leurs
références, la guerre des poilus, sans être l’exposé précis et sans filtre de
documents historiques pour lesquels les enfants n’ont ni les ressources
intellectuelles ni la capacité à supporter l’horreur. L’une de ces initiatives
est, par exemple, celle d’une bande dessinée intitulée Zappe la guerre dans laquelle un fantôme de poilu raconte aux
enfants ce qu’a été sa vie, notamment au front :
Ici, la fiction n’a alors pas la
prétention de remplacer le réel, de nous détourner de ce qu’a été la guerre,
mais, au contraire, cherche à se mettre à la portée des enfants pour leur
parler simplement du monde, de la violence dans le monde. Ainsi, la fiction est
parfois nécessaire pour donner à voir une réalité : si l’art nous détourne
certes du réel, ce n’est que pour mieux nous y ramener. La fiction est un détour
pour voir le monde sous un nouvel angle, peut-être plus clair, plus accessible,
que le simple exposé des faits (historiques).
Bien qu’il ne fasse pas œuvre
d’historien, mais plutôt de philosophe, Socrate, dans les dialogues de Platon,
use aussi de fictions ayant une visée éducative : ce sont les mythes, qui
sont présents dans de nombreux dialogues platoniciens (Le Banquet ; Gorgias ;
Phèdre ; La République ; etc.). Le mythe illustre un propos abstrait de
Socrate-Platon : c’est une démarche pour se mettre à la portée de tous,
pour se rendre compréhensible, pour mieux parler du réel en incarnant son
propos. Toutes les fables fonctionnent alors sur le même modèle, depuis Esope,
fabuliste grec du VIème – Vème siècle avant Jésus-Christ :
la fable, qui fait parler des animaux par exemple, n’a pas la prétention de
nous faire croire à la réalité de ce qu’elle nous présente, car la fiction
n’est ici qu’un moyen détourné, amusant, divertissant, de parler réellement du
comportement humain, et ce projet intrinsèque à la fable est immédiatement
compris par le lecteur, ou l’auditeur.
Ainsi,
la question est ici de savoir si
l’art, dans toutes les réalités que cela recouvre, nous empêche de voir le vrai
monde en nous montrant celui de l’art,
ou bien si, en nous montrant autre chose que le monde (fictions,
re-présentations), l’artiste nous donne mieux à voir le réel.
Afin de répondre à cette question, nous
verrons d’abord en quoi l’art peut
nous éloigner du réel en se superposant à lui. Cependant, nous devrons relever que ce n’est pas là la seule
fonction de l’art, que cela sert aussi de moyen d’accès au monde, en étant un
pan de la culture. Enfin, nous poserons la question de
savoir si l’art, qu’il soit un obstacle ou un pont sur la voie de la
connaissance, est la maîtrise d’une technique en vue de ces différentes
finalités.
I
/ L’art qui remplace le réel :
A
/ Du trompe-l’œil au réalisme :
Le
premier art, bien que mineur, dont le projet est de nous détourner du réel en
faisant illusion, c’est-à-dire en faisant croire que ce qui est donné à voir
par l’art est la seule réalité qui soit, est celui du trompe-l’œil. En effet,
le trompe-l’œil n’a pour seul objectif que de nous empêcher de voir ce qui est,
au profit de ce que l’artiste veut que nous voyons. Un exemple de trompe-l’œil
est ce qui figure sur un bâtiment de Fresnes-sur-l’Escaut : après la
démolition d’une maison, ce carrefour de Fresnes apparaissait délabré, ce qui
donnait une mauvaise image de la ville, celle d’une ville sinistrée. Le
trompe-l’œil sert alors à dissimuler une réalité sociale et donner une image
positive de la ville, comme celle d’une ville promouvant les arts.
Ainsi, le trompe-l’œil est peut-être
l’art par excellence qui nous détourne du réel pour nous plonger dans le monde
de l’art, qui entretient la confusion entre ce qui est de l’ordre de l’art et
ce qui est de l’ordre du vrai monde.
Le premier maître dans l’art du
trompe-l’œil est sans doute Zeuxis. Ce peintre de l’Antiquité grecque, du Vème
siècle avant Jésus-Christ, dont l’histoire nous est relatée, était connu pour
exceller dans l’imitation la plus parfaite possible de la nature par la
peinture. L’anecdote la plus célèbre, qui a traversé l’histoire de l’art, est
alors celle des oiseaux venus picorer un tableau de Zeuxis sur lequel il avait
représenté des raisins.
Ainsi, le maître de peinture avait
tellement réussi son illusion, son trompe-l’œil, qu’il avait même réussi à
tromper la nature elle-même. Pourtant, Zeuxis tomba sur plus fort que lui dans
la maîtrise de sa technique d’illusionniste : Parrhasius. Cette anecdote
nous est rapportée par Pline l’Ancien :
« On
dit encore que Zeuxis peignit plus tard un enfant qui portait des
raisins : un oiseau étant venu les becqueter, il se fâche avec la même
ingénuité contre son ouvrage, et dit : « J’ai mieux peint les raisins
que l’enfant ; car si j’eusse aussi bien réussi pour celui-ci, l’oiseau
aurait dû avoir peur. ». […]
Parrhasius, dit-on,
offrit le combat à Zeuxis. Celui-ci apporta des raisins peints avec tant de
vérité, que des oiseaux vinrent les becqueter ; l’autre apporta un rideau
si naturellement représenté, que Zeuxis, tout fier de la sentence des oiseaux,
demande qu’on tirât enfin le rideau pour faire voir le tableau. Alors,
reconnaissant son illusion, il
s’avoua vaincu avec une franchise modeste, attendu que lui n’avait trompé que
des oiseaux, mais que Parrhasius avait trompé un artiste, qui était
Zeuxis. »
Pline l’Ancien, Histoires Naturelles, XXXV, 36
Hegel, dans son Cours
d’esthétique, propose une anecdote similaire à celle de Zeuxis et
Parrhasius qui illustre cette volonté de l’art d’illusionner, de tromper :
celle du singe de Büttner, singe qui détruisit un tableau représentant des
insectes, tableau appartenant à son maître, ce qui, pour le maître, est le plus
beau compliment qu’on eût pu lui faire, car cela signifiait qu’il avait réussi
parfaitement son trompe-l’œil.
« A cet
exemple séculaire il faudrait ajouter celui, plus récent, du singe de Büttner,
qui déchiqueta un hanneton peint dans les Plaisantes curiosités du monde des
insectes du Rösel [peintre du XVIIIème siècle] et obtint cependant,
pour avoir prouvé ainsi l’excellence des illustrations, le pardon de son maître
à qui il venait pourtant d’abîmer le plus bel exemplaire de cette œuvre
précieuse. »
Hegel, Cours d’esthétique, 1818 à 1829, I,
Introduction, Traduction Lefebvre et Schenck, Aubier, Pages 61 à 63
Avec le progrès de la technique, le
trompe-l’œil se raffina, et donna lieu à la tendance appelée
« hyper-réalisme » dans l’art contemporain qui cherche à faire
croire, en peinture, à une photographie, et, en sculpture, à la présence réelle
de ce qui n’est que représenté. Pour un exemple d’hyper-réalisme :
Richard Estes, Bus Reflecting, 1972
L’hyper-réalisme a également donné
lieu à des œuvres en sculpture, notamment celles de Ron Mueck, un sculpteur
australien. Quelques exemples troublants :
Pour le making-of de cette exposition de 2013 :
Ainsi, de tels exemples
constitueraient la preuve d’une tendance naturelle de l’Homme à se livrer à l’imitation
de ce qu’il voit dans la nature : c’est cette tendance que pensait déjà Aristote dans sa Poétique.
Etude
de texte : Aristote, Poétique :
« Imiter
est en effet, dès leur enfance, une tendance naturelle aux hommes – et ils se
différencient des autres animaux en ce qu’ils sont des êtres fort enclins à
imiter et qu’ils commencent à apprendre à travers l’imitation –, comme la
tendance commune à tous, de prendre plaisir aux représentations ; la
preuve en est ce qui se passe dans les faits : nous prenons plaisir à
contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible
dans la réalité, comme les formes d’animaux les plus méprisés et des cadavres. Une
autre raison est qu’apprendre est un grand plaisir non seulement pour les
philosophes, mais pareillement aussi pour les autres hommes – quoique les
points communs entre eux soient peu nombreux à ce sujet. On se plaît en effet à
regarder les images car leur contemplation apporte un enseignement et permet de
se rendre compte de ce qu’est chaque chose, par exemple que ce portrait-là,
c’est un tel ; car si l’on se trouve ne pas l’avoir vu auparavant, ce
n’est pas en tant que représentation que ce portrait procurera le plaisir, mais
en raison du fini dans l’exécution, de la couleur ou d’une autre chose de ce
genre. »
Aristote, Poétique, IV
Introduction :
Dans
cet extrait de sa Poétique, Aristote
expose des arguments afin d’établir qu’il est dans la nature de l’homme de se
livrer à des imitations (ce qui rendrait ce type d’art naturel), et qu’il
apprécie, et imiter, et se faire tromper puis reconnaître qu’il ne s’agit là
que d’une re-présentation, que d’une imitation artistique de la nature.
Selon lui, l’imitation est naturelle
à l’Homme. La preuve en est, d’abord, dans l’observation que l’on peut faire
des enfants et de leur méthode instinctive d’apprentissage. En effet, l’enfant
aime imiter ce qu’il voit, et c’est d’ailleurs comme cela qu’il apprend, et il
aime voir des imitations. Aristote fait alors remarquer qu’il n’est pas
seulement plaisant d’imiter, mais aussi d’observer des imitations : la
re-présentation, par la performance technique qu’elle constitue, est en
elle-même plaisante. Ce qui est également plaisant dans l’imitation et qui fait
d’elle un élément constitutif de notre humanité, c’est d’être trompé, et de
reconnaître, par la suite, qu’il y a là re-présentation. Ainsi, par son analyse
des rapports que l’homme entretient avec l’imitation, Aristote est en mesure de
dire que l’Homme désire naturellement imiter, ce qui serait ici l’origine de
l’art qui accomplit cette tendance naturelle de l’Homme.
La question est alors ici de savoir
pourquoi il est naturel pour l’Homme d’aimer imiter et d’aimer les imitations.
Afin de répondre à cette question, nous
verrons d’abord que l’Homme désire
naturellement imiter car c’est là son premier apprentissage, son premier
plaisir, et qu’il trouve le même plaisir en observant des imitations (lignes 1
à 4). Par la suite, Aristote montre
que la représentation observée est plus agréable à la vue que certains objets
représentés (lignes 4 à 6). Enfin,
nous noterons que, si l’Homme prend plaisir à l’imitation, c’est qu’il aime
reconnaître qu’il s’agit là d’une imitation (lignes 6 à 13).
- « Imiter est en effet, dès leur enfance, une tendance naturelle aux hommes – et ils se différencient des autres animaux en ce qu’ils sont des êtres fort enclins à imiter et qu’ils commencent à apprendre à travers l’imitation. » (lignes 1 à 3) :
L’Homme désire naturellement imiter
car c’est là son premier moyen (plaisant) d’apprentissage. On peut dire que, si
l’Homme ne trouvait pas un quelconque plaisir à imiter ce qu’il voit, ce qu’on
lui donne à voir, alors il n’apprendrait rien de cette manière. Pourtant, si
nous apprenons comme cela, en imitant nos parents par exemple, alors
c’est que nous y trouvons du plaisir, même si, pour le moment, celui-ci n’est
pas bien défini. En effet, l’enfant prend plaisir à singer ses parents :
c’est comme cela qu’il apprend que tel mot sert à désigner telle chose, que
telle expression du visage transmet telle émotion, telle message. Ainsi, tout
notre apprentissage, et même tout notre dressage et notre éducation, repose sur
l’imitation, sur le fait de chercher à se rendre semblable à un modèle donné.
- « Comme la tendance commune à tous, de prendre plaisir aux représentations. » (lignes 3 – 4) :
Aristote ajoute alors une raison de
notre attirance pour les imitations : en effet, nous n’aimons pas
seulement imiter, singer, mais nous aimons également les imitations, les
« représentations » (ligne 4), sans, pour le moment, savoir véritablement
pourquoi. Pour rester dans l’analyse du comportement de l’enfant, il est à
noter, en effet, qu’il prend plaisir, non seulement à imiter les grandes
personnes, mais également à les voir imitées, dans un spectacle de marionnettes
par exemple.
- II / « La preuve en est ce qui se passe dans les faits : nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d’animaux les plus méprisés et des cadavres. » :
Aristote cherche alors d’abord les
raisons du plaisir que l’on ressent à la contemplation, à l’observation de
représentations, d’imitations. Il fait remarquer que regarder une
représentation de formes animales peu harmonieuses, ou de cadavres, est plus
agréable à la vue que la vision directe, sans le filtre de l’art imitatif, de
tels objets. Ainsi, ce qui plaît dans l’art, c’est, en partie, la distance mise
entre nous et le monde. Lorsque l’on regarde une nature morte par exemple,
comme La Raie de Chardin, peintre
français du XVIIIème siècle, ce qui est plaisant, au-delà de la pure
performance technique qui est appréciable, impressionnante, c’est que l’on peut
regarder ce qui est représenté, que l’on peut soutenir le regard, sans que cela
soit insupportable, insoutenable, de par l’odeur ou la vue du sang par exemple.
Chardin, La Raie, 1728, Huile sur toile, 114 x 146 cm, Louvre
- III / « Une autre raison est qu’apprendre est un grand plaisir non seulement pour les philosophes, mais pareillement aussi pour les autres hommes – quoique les points communs entre eux soient peu nombreux à ce sujet. » (lignes 6 à 9) :
Après avoir établi que l’Homme aime
naturellement imiter pour apprendre et l’imitation pour se moquer, être à
distance, et observer une performance technique, Aristote en vient à justifier
ses positions. Ici, si l’Homme aime imiter dès sa plus tendre enfance, c’est
parce qu’il prend plaisir à apprendre, et l’imitation est, nous l’avons vu, le
premier moyen d’apprentissage de l’enfant. L’apprentissage est en effet un
plaisir car cela permet le développement de la raison, de son être, donc, cela
offre de nouvelles perspectives de vie, ce qui est appréciable. De plus,
comprendre quelque chose, comme trouver enfin le résultat d’un problème de
mathématiques, est plaisant : c’est une victoire sur soi-même qui vient
couronner de pénibles efforts.
- « On se plaît en effet à regarder les images car leur contemplation apporte un enseignement et permet de se rendre compte de ce qu’est chaque chose, par exemple que ce portrait-là, c’est un tel. » (lignes 9 à 11) :
L’Homme aime également observer les
imitations car, ce qui est plaisant ici, c’est de reconnaître que telle
représentation représente effectivement telle chose, telle personne. Le plaisir
provient alors ici du fait de réussir à décrypter le message de l’artiste, que
telle forme colorée sur le tableau représente telle personne réelle dont le
portrait a été fait par exemple. Le tableau le plus plaisant est alors
celui qui, par le biais de la représentation, donne à voir toute une kyrielle,
un panel d’aspects de la personne ou de la chose représentée : pour une
personne, sa représentation est d’autant plus plaisante s’il est aisé d’y
reconnaître des traits de son caractère par exemple. Ce mécanisme de
décryptage plaisant est également présent dans l’art non figuratif,
abstrait : il est agréable de comprendre quel est le code que l’artiste a
voulu mettre en place, que telle forme géométrique, par exemple,
symbolise telle émotion, ou tel événement marquant de sa vie personnelle.
- « Car si l’on se trouve ne pas l’avoir vu auparavant, ce n’est pas en tant que représentation que ce portrait procurera le plaisir, mais en raison du fini dans l’exécution, de la couleur ou d’une autre chose de ce genre. » (lignes 11 à 13) :
Aristote estime que, si la
représentation artistique n’est pas reconnue comme telle, l’imitation contemplée
reste pour autant plaisante, bien qu’avec un plaisir moindre, car, ce qui sera
plaisant ici, c’est l’observation de la performance technique, de la qualité de
la production de l’artiste, tant en terme de forme ou de « couleur »
(ligne 12).
Ainsi, l’homme aimerait naturellement
imiter et contempler des imitations en raison du plaisir lié à ces deux
activités, et l’histoire de l’art viendrait confirmer une telle fonction
re-présentative de l’art.
Pourtant, il est bien à noter que, si
l’art re-présente le réel, aussi fidèlement que possible, il n’empêche que,
malgré ses prétentions, l’artiste ne nous donne à voir que ce qu’il produit, et
non ce qui est représenté : en effet, lorsque l’on regarde un portrait, ce
n’est pas à la personne que l’on a accès. Par exemple, dans les
portraits royaux (comme dans toutes les autres œuvres de propagande), comme
celui de Louis XIV par Hyacinthe Rigaud, peintre français du XVIIème
– XVIIIème siècle, ce n’est pas à la personne réelle du roi à
laquelle nous avons accès par l’art, mais à comment il voulait apparaître à son
peuple, c’est-à-dire majestueux, et gracieux, danseur notamment.
Hyacinthe Rigaud, Louis XIV en costume de sacre, 1701,
Huile sur toile, 277 x 194 cm, Louvre
Ainsi, l’art, alors qu’il est sensé
montrer le réel, alors qu’il en a la prétention, ne nous donne à voir qu’une
vision tronquée de celui-ci.
D’ailleurs, le mouvement réaliste,
notamment en littérature, repose essentiellement sur cet état de fait selon
lequel l’art reste un prisme déformant entre nous et le réel : l’artiste
réaliste va alors revendiquer cela, en en faisant sa méthode de production
artistique. En effet, être réaliste, ce n’est pas vouloir absolument être le plus
fidèle possible à la réalité représentée, mais c’est, avant tout, paraître
réel, même au prix d’un certain arrangement avec la réalité, historique par exemple.
En effet, si je raconte ma journée d’hier, sans sélectionner les événements
marquants, mais uniquement dans un récit établissant le plus fidèlement
possible mes actions et mes sentiments, je ne donnerai à lire et / ou à
entendre qu’un chaos d’événements, et même de non-événements, qui ne donnera
pas une idée précise de ce que j’ai vécu (si tant est qu’une telle entreprise
soit possible). A l’inverse, si je raconte ma journée en remettant en forme, en
donnant une unité aux événements que j’ai vécu, je me rendrai alors plus
compréhensible à mon lectorat. C’est cette pensée du mouvement réaliste qui ne
fait que paraître « vraisemblable », quitte à ne pas être absolument
exact (c’est-à-dire, quitte à nous détourner du réel vécu), que théorise
Maupassant, romancier français du XIXème siècle dans la préface de
son roman Pierre et Jean (1888) :
selon lui, l’artiste réaliste ne doit pas montrer le réel, mais doit le
déformer, le transformer, pour que l’on croit en la véracité de ce qui se
prétend réel dans la production artistique. Ici, l’artiste réaliste ne peut
livrer la réalité telle qu’elle est sous peine de ne pas « faire
vrai » car la réalité est toujours plus chaotique que l’ordre apparent
dans une fiction.
Texte
de Maupassant :
« Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.
Le réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même.
Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence. Un choix s’impose donc. (…)
La vie encore laisse tout au même plan, précipite les faits ou les traîne indéfiniment. L’art, au contraire, consiste à user de précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation profonde de la vérité spéciale qu’on veut montrer.
Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession.
J’en conclus que les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des Illusionnistes. »
Le réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même.
Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence. Un choix s’impose donc. (…)
La vie encore laisse tout au même plan, précipite les faits ou les traîne indéfiniment. L’art, au contraire, consiste à user de précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation profonde de la vérité spéciale qu’on veut montrer.
Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession.
J’en conclus que les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des Illusionnistes. »
Maupassant, Pierre et Jean, 1888,
Préface : « Le roman »
Ainsi, choisir ce que l’on raconte
dans un récit réaliste, et la manière dont on le raconte implique
nécessairement de s’éloigner de ce qu’est le monde réel, le monde vécu, pour
« faire vrai », « donner l’illusion ». Ainsi, l’artiste
réaliste le plus accompli est celui qui, ne montrant pas le réel, fait croire
qu’il nous donne à voir le monde tel qu’il est, les choses telles qu’elles se
produisent effectivement : le meilleur des artistes est alors celui qui
nous trompe en nous faisant plonger dans son monde fictif que l’on prend,
illusionnés que nous sommes, pour le vrai monde. C’est ce que met en scène
François Ozon dans son film Dans la
maison (2013) : un jeune homme (Claude Garcia) écrit, en suivant les
conseils de son professeur de lettres (M. Germain, joué par Luchini), une
histoire (inspirée ? car toute la question est là, sur la véracité de ce
qui est raconté) de la vie de famille d’un de ses camarades de classe, Raphaël
Artole. Un jour, alors que l’élève rédacteur a livré l’énième épisode de son
roman à son professeur, celui-ci découvre, en le lisant, que le camarade,
personnage du roman, se serait
suicidé. Or, ce jour-là, le camarade en question est absent, ce qui plonge le
professeur dans une certaine inquiétude : à ce moment-là, il ne sait plus
si ce qu’il a lu relève du roman ou de la réalité. Ainsi, son élève artiste a
alors dépassé son maître en l’ayant pris au piège de l’illusion.
Extrait vidéo : Pour la présentation du principe du
film : De 4’21 à 12’16 (7’55)
Extrait
vidéo : Sur l’illusion : De 1’13’36 à 1’17’43 (4’27)
C’est d’ailleurs M. Germain, le
professeur, qui a expliqué à l’élève romancier, Claude Garcia, qu’il ne fallait
pas dire le vrai, mais paraître « vraisemblable », comme l’a théorisé
Maupassant :
Extrait
vidéo : De 1’1 à 1’4’05 (3’05)
M. Germain (Luchini) :
« [L’image est forte] mais c’est totalement invraisemblable.
Claude Garcia :
C’est peut-être invraisemblable mais c’est la vérité.
M. Germain :
Mais si c’est invraisemblable ça ne vaut rien, même si c’est vrai. »
L’art qui fait illusion passe alors
également par une certaine maîtrise d’une technique. En peinture, la technique
de la perspective, par exemple, peut servir l’illusion propre à
l’art.
Définition :
Perspective = Technique de la représentation en deux dimensions, sur une
surface plane, des objets en trois dimensions tels qu’ils apparaissent vus à
une certaine distance et dans une position donnée.
Les artistes de la Renaissance,
notamment, ont développé cette technique qui prend en compte le point de vue du
spectateur pour faire d’autant mieux illusion en plongeant celui-ci comme dans
l’œuvre contemplée. En effet, la perspective peut donner l’illusion de la
profondeur notamment :
Claude Gelée, Ulysse remet
Chryséis à son père, 1644, Louvre
La technique au service de l’illusion
en prenant en compte le point de vue du spectateur se retrouve également en
sculpture. En effet, les proportions ne sont pas toujours respectées (donc,
l’art nous détourne du réel en ne nous le rendant pas parfaitement) pour donner
l’impression, l’illusion de la grandeur de la statue contemplée. C’est le cas,
notamment, des statues à l’entrée des temples antiques, ou, plus précisément,
dans le cas du colosse de Rhodes : le but n’était pas là de respecter la
vérité (mathématique, des proportions), mais de paraître impressionnant, pour
les visiteurs du port qui passaient devant pour entrer.
De la même manière, des productions
artistiques qui paraissent, aux premiers abords, moins réalistes, faisant moins
illusion, s’inscrivent dans la même intention de se mettre à la place du
spectateur pour qu’il entre d’autant mieux, dans le tableau par exemple. Ainsi,
le mouvement impressionniste peut être vu comme une volonté de faire
illusion.
Définition :
Impressionnisme = Ecole picturale française qui se manifesta, notamment de
1874 à 1886, par huit expositions publiques à Paris et qui marqua la rupture de
l’art moderne avec l’académisme. Tendance générale, en art, à noter la mobilité
des phénomènes, les impressions plutôt que l’aspect conceptuel des choses. Dans
cette génération de peintres nés autour de 1830 – 1840, si Manet [1832 – 1883]
joue un rôle précurseur, les impressionnistes au sens strict sont Monet [1840 –
1926], Pissarro [1830 – 1903] et Sisley [1839 – 1899], qu’accompagnent d’autres
artistes à l’évolution personnelle spécifique – parmi eux, Renoir [1841 –
1919], Cézanne [1839 – 1906], Degas [1834 – 1917], Morisot [1841 – 1895], Cassat
[1844 – 1926] et Guillaumin [1841 – 1927].
L’impressionnisme, avec ses jeux de
reflets et ses touches de couleur, cherche à rendre le monde tel que nous le
percevons parfois, comme au petit jour par exemple. Ainsi, il y a bien
là, encore, une prétention de l’artiste de se substituer au réel vécu, en
donnant l’illusion d’une véritable vision humaine, imparfaite, de la
réalité :
Monet, Impression soleil levant, 1872, Huile
sur toile, 48x63cm (Musée Monet, Paris)
Au cinéma, enfin, ce sont d’autres
procédés techniques qui vont être employés, toujours pour entretenir l’illusion
de vérité en art, la confusion entre ce qui est de l’art, de la mise en scène,
et de ce qui est réel. C’est, notamment, la tendance contemporaine de films
dits « caméra au poing », tels que les films d’horreur Rec ou Paranormal Activity, ou encore, la comédie Babysitting. En effet, il y a, dans ces films, une prétention
d’être une véritable vidéo amateur retrouvée et diffusée telle qu’elle, sans
mise en scène, le but étant de paraître réel.
Ainsi, l’art ne semble être qu’un
ensemble de tentatives, dans divers domaines, de tromper le spectateur en lui
faisant prendre des vessies pour des lanternes, en entretenant la confusion
entre l’art et le réel.
De ce fait, Platon s’interroge sur la
légitimité d’un tel art divertissant (au sens premier du terme, c’est-à-dire de détournement du regard,
« divertissement » venant du latin distraere qui signifie « se détourner de ») : si les
artistes nous cachent le réel en produisant « ce monde qu’on superpose à
[notre] regard pour nous empêcher de voir la vérité » (The Matrix), ont-ils ne serait-ce qu’une
place dans la Cité idéale que cherche à penser Platon dans La République ? Ne faudrait-il pas, au nom de la vérité, de
l’honnêteté, chasser ces artistes trompeurs de la Cité pour mieux
vivre ?
B
/ L’art comme création de « simulacres » (Platon) :
La conception platonicienne de l’art
est radicalement opposée à la tendance à imiter, à remplacer le réel, que nous
avons étudié dans certains types d’art. Selon Platon, les artistes ne sont, en
effet, que des illusionnistes (comme le dit Maupassant), c’est-à-dire des
trompeurs, donc, des malveillants. Ils ne créent que des
« simulacres », des apparences de réalité, en faisant passer cela
pour la réalité qu’ils viennent remplacer par leurs production. Platon utilise
alors une image pour faire comprendre sa vision de l’art : celle des trois
degrés du lit.
Texte
de Platon : Les trois degrés du lit.
Dans cet extrait de La République, Socrate-Platon explique,
tout d’abord, que le lit peint, dessiné, n’est qu’une apparence du
« vrai » lit concret dans lequel nous dormons. Ainsi, l’art de
l’artiste peut être légitimement qualifié de production d’apparence, et,
lorsque nous disons, en voyant sur un tableau, la représentation d’un lit et
que l’on dit que c’est un lit, alors l’illusion a fonctionné : nous
parlons de ce qui n’est pas la réalité comme de la réalité représentée. Platon
va plus loin que cela dans sa métaphore en expliquant qu’il y a trois degrés du
lit, les deux premiers étant, du moins « réel » au plus
« réel », le lit peint, et le lit concret (la chose sensible). En
effet, ce que nous pensons être la réalité (c’est-à-dire, ici, le lit concret,
sensible), n’est lui-même qu’une apparence de réalité. Un lit concret n’est
qu’une version, qu’une illustration, qu’une interprétation de l’Idée de lit,
c’est-à-dire de ce qu’est essentiellement un lit, essence à laquelle nous
pouvons accéder par notre intellect. L’Idée platonicienne prend aussi, parfois,
le nom de Forme : Dieu est alors l’artisan d’une telle Forme qui sert de
modèle, de patron à l’artisan. Ainsi, le lit concret n’est qu’une apparence du
lit en-soi, de l’Idée, de l’essence, de la définition du lit produite par Dieu.
On peut alors dire que le lit concret est moins « réel » que l’Idée
de lit. La seule vérité qui soit est alors celle du monde des Idées, qui est
éternelle, c’est-à-dire non soumise au temps, au changement perpétuel auquel
est soumis le monde sensible, changement pensé par Héraclite, penseur
pré-socratique du VIème – Vème siècle avant Jésus-Christ,
qui disait que « tout passe, tout coule (panta rei) ». En effet, le triangle que je dessine au tableau
n’est qu’éphémère, et, de plus, imparfait, alors que la véritable réalité du
triangle est dans l’Idée même de triangle, à laquelle chacun peut accéder par
son intellect. Ainsi, en théorisant ses trois degrés de réalité, Platon dénonce
l’artisanat, qui n’est que la production de choses concrètes, sensibles, qui ne
sont que des apparences d’Idées, et, dans le même temps, l’art des artistes qui
ne produit que des apparences de choses concrètes (alors elles-mêmes apparences
d’Idées) : ainsi, l’artiste ne fait que donner à voir une apparence
d’apparence.
Cette dénonciation de l’art en tant
que production d’apparences vise également, chez Platon, la rhétorique,
c’est-à-dire la maîtrise technique du langage, qui ne fait qu’imiter, et la
politique, et la philosophie. Socrate insiste régulièrement, notamment dans le Gorgias, sur le fait qu’il ne faut pas
confondre la rhétorique et la philosophie, bien qu’elles se ressemblent. En
effet, lorsque le philosophe obtient la victoire sur son adversaire, c’est la
raison qui triomphe, et le débat se solde, dans l’idéal, par un accord commun
des deux parties sur ce que l’on peut dire être la vérité. A l’inverse, la
rhétorique n’est qu’une éristique destinée à faire rendre les armes à
l’adversaire par des envolées lyriques et des procédés littéraires, de
l’éloquence efficace, « éristique » venant du grec eris qui signifie la querelle, la joute.
Ainsi, le philosophe veut faire triompher la raison, alors que le rhéteur ne
veut que triompher de son adversaire.
Ainsi, les artistes, qu’ils soient
peintres, sculpteurs, artisans, et même poètes, rhéteurs, nous éloignent du
vrai en n’en proposant que des imitations : il s’agit alors, pour
Socrate-Platon, d’en prendre conscience, de prendre conscience que nous ne
vivons que dans l’illusion, afin d’en sortir, en accédant enfin au vrai monde,
au réel véritable. Il s’agit de quitter ce que nous croyions savoir pour
accéder à ce qui est vraiment : c’est à ce mouvement ascendant que nous
convie Socrate dans l’allégorie de la Caverne. Il s’agit de s’habituer à
quitter nos illusions, bien que cela nécessite un certain temps, pour ne plus
voir que des ombres, mais voir les choses telles qu’elles sont, au grand
jour :
Texte
de Platon : L’allégorie de la Caverne.
Cette logique des
deux niveaux de réalité est reprise dans le film The Matrix, la Caverne étant la matrice, et, le monde extérieur, le
vrai monde.
En sortant de la
fiction, cette allégorie de la Caverne n’a aujourd’hui que plus de résonnance
avec l’essor des nouvelles technologies. En effet, les ombres de la Caverne que
les prisonniers prennent pour des réalités, piégés qu’ils sont par les
marionnettistes, peuvent être associées, en fonction de l’époque, aux
personnages fictifs des romans, aux images de télévision et / ou de cinéma, à
ce qui défile constamment sur les smartphones, et, aujourd’hui, à la réalité
virtuelle dans laquelle nous plongeons avec l’Oculus Rift, qui tend à être un
remplacement de la réalité, qui nous déconnecte de celle-ci. C’est cet
emprisonnement dans le monde virtuel, illusoire, que montre cette intervention
de Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, lors d’une conférence le 21 février
2016 au Congrès mondial du mobile à Barcelone, intervention qui a donné lieu à
cette photo, publiée en une du quotidien El
Pais, qui peut être considérée comme l’illustration moderne de la Caverne
de Platon :
Sur ce coup
médiatique :
L’article du Monde
fait alors référence à un texte de William Gibson, auteur de science-fiction,
qui associe la réalité virtuelle piégeuse au jeu vidéo, dès les jeux d’arcade
des années 1980 :
« Je marchais dans Vancouver, et je me souviens
être passé devant une salle d’arcade, qui à l’époque était une nouveauté, et
j’ai vu des gamins qui jouaient à une de ces vieilles consoles en contreplaqué.
Les jeux avaient des graphismes qui représentaient l’espace et les perspectives
de manière très primitive. Certains jeux n’avaient même pas d’effets de perspective, mais
essayaient de rendre un environnement à plusieurs dimensions. Même avec ces graphismes
primitifs, les gamins qui y jouaient étaient physiquement impliqués,
d’une manière si intense qu’il m’a semblé qu’ils voulaient être à l’intérieur
du jeu (…). Le monde réel avait
disparu pour eux – il avait perdu toute importance. Ils étaient dans cet
espace conceptuel, et la machine devant eux était le nouveau meilleur des
mondes. »
William Gibson
Ainsi, tous les types d’art
(peinture, sculpture, artisanat, poésie, rhétorique, mais aussi littérature,
presse écrite, télévision, cinéma, et même réalité virtuelle et jeu vidéo) ont
pour effet de nous détourner du vrai monde au profit de celui de l’art, et il
semble alors plus raisonnable de se détourner de ce que nous donnent à voir les
artistes pour véritablement vivre, et non plus par procuration. Platon affirme
alors vouloir bannir de la Cité idéale qu’il pense dans La République l’ensemble des artistes, des poètes notamment, qui
étaient les artistes les plus puissants à Athènes en raison de leur éloquence.
Transition :
Pourtant, l’art,
dans toutes ses formes, n’est-il que cette production d’un monde cherchant à
faire illusion, à nous tromper, à nous faire vivre en dehors de la
réalité ? En passant par la re-présentation du monde, l’art n’est-il pas,
au contraire, l’un des moyens d’accès au monde, qui, autrement, nous
échapperait ? L’art ne serait alors plus un obstacle, un danger pour la
vie véritable, mais ce qui fait vivre, autrement que dans notre vie
quotidienne, d’autres expériences, d’autres sensations, d’autres
sentiments : l’art permettrait de voir le monde autrement, de mieux le voir,
c’est-à-dire en élargissant notre point de vue pour mieux comprendre là où nous
vivons.
II / L’art comme accès au réel :
« L'art
ne reproduit pas le visible, il rend visible. »
Paul Klee (1870 - 1940), peintre allemand
A / La doctrine platonicienne de la
participation :
Il est à relever,
d’abord, que l’art ne fait pas que nous détourner de l’extérieur de la Caverne
chez Platon : les images, les ombres, les reflets, sont autant d’étapes
lors de notre ascension. En effet, le détenu alors libéré de force ne voit pas
immédiatement la lumière du soleil : au contraire, son accès à la vision
du soleil là où il est est progressif, médiatisé. Il commence par observer les
ombres des choses, puis, les reflets dans l’eau, et, enfin, les choses telles
qu’elles sont. C’est là la pensée platonicienne de la
« participation » : le sensible, et, de manière dérivée, les
représentations de ce sensible, ne sont pas que des tromperies, mais cela
« participe » du réel, cela dit quelque chose du réel, cela nous le
fait voir, bien que partiellement et de manière quelque peu déformée. En effet,
il vaut mieux voir l’ombre d’une personne que de ne rien voir du tout : on
a alors, au moins, une idée de sa silhouette, bien que nous ne connaissions pas
parfaitement cette personne par le biais de son ombre. Ainsi, l’art peut
remplir la même fonction : nous faire voir un aspect du réel, pour nous le
faire entrevoir. Par exemple, un portrait ne donne certes pas à voir la
totalité de la réalité de la personne, mais cela permet de nous en donner tout
de même une idée.
Ainsi, Platon ne
dénigre pas constamment la fausseté du monde sensible qui nous empêcherait
d’accéder aux Idées : le sensible est le point de départ de notre
ascension vers l’intelligible. Dans Le Banquet, Platon
nous indique ce mouvement vertical que nous avons à réaliser pour atteindre la
vérité en disant, par la voix de Socrate rapportant les propos de Diotime sur l’amour,
qu’il nous faut passer de l’attention à la beauté des corps, à la beauté d’un
corps, puis, de la beauté d’un corps, à la beauté des actions ; de la
beauté des actions, à la beauté d’une action ; pour afin atteindre l’Idée
du Beau, de manière alors purement intellectuelle. Ainsi, la contemplation du
sensible est la première étape vers la contemplation de l’intelligible, de la
réalité véritable.
Plotin, philosophe néoplatonicien du IIIème siècle, use alors d’une image pour faire comprendre que
l’art, par ses productions, peut être une étape sur le chemin vers
l’intelligible : un portrait peut nous donner accès, intellectuellement,
au vécu de l’Idée du Beau.
« on y
reconnaît l’image dans le sensible d’un être situé dans l’intelligence :
quel trouble alors, quand on vient à se souvenir de la réalité véritable !
De cet état viennent nos amours ! Il
en est qui, en voyant l’image de la beauté d’un visage, sont transportés là-bas,
d’autres ont une pensée trop paresseuse, et rien ne les émeut. »
Plotin, Ennéades,
II, IX [33]
Il faut alors
avoir une certaine sensibilité, une certaine aptitude à s’émouvoir, que l’on
peut travailler en faisant l’effort d’être attentif à ce que nous observons,
pour accéder à l’intelligible, au degré des êtres « situés dans
l’intelligence ».
Lorsque Plotin dit
que nous nous souvenons de la réalité véritable, il fait référence à la
doctrine platonicienne de la « réminiscence », exposée par Platon,
notamment dans le Phèdre et dans le Ménon.
Il s’agit ici de considérer que notre âme, avant d’être liée à notre corps,
évoluait dans le degré des êtres intelligibles, dans la vraie réalité, et que,
au moment de notre naissance terrestre, au moment où l’âme se lie avec le
corps, alors l’âme sombre dans le sensible et perd sa connaissance de la sphère
intelligible. L’acte d’apprendre consiste alors à se relier à ce savoir originel
que nous avons oublié à notre naissance corporelle. Ainsi, en apprenant, dans
la pensée platonicienne de la réminiscence, on n’accède pas à quelque chose de
nouveau, mais on se souvient de ce qu’on a déjà connu et qu’on avait oublié.
Ainsi, si le sensible
est la première étape sur notre route vers l’intelligible, on peut dire que les
productions des artistes, en nous montrant certains aspects du réel, en nous
parlant de lui, nous montre le chemin.
Certains vont
alors plus loin en disant que l’art qui nous parle du réel n’est pas qu’une
manière anecdotique de nous le faire comprendre, mais qu’il s’agit là du
meilleur moyen d’accès aux choses telles qu’elles sont, si ce n’est le seul, le
seul moyen de connaître le monde. L’art serait alors indispensable.
B / L’art comme voie privilégiée vers le réel.
L’art est alors,
dans cette conception, ce qui nous met en présence du réel, qui,
quotidiennement, normalement, nous échappe : l’art donne à voir, met en
lumière, impose à la vue ce que, parfois, nous ne voulons pas voir ou, plus
simplement, nous oublions d’observer. C’est ainsi que le philosophe français Bergson estime que, si, normalement, nous
avions directement accès aux choses telles qu’elles sont, alors l’art
deviendrait inutile : c’est parce que le réel nous échappe que nous avons
besoin des artistes pour nous y rappeler.
« Quel
est l’objet de l’art ? Si
la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous
pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes,
je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous
artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la
nature. […]
Qu’il soit
peinture, sculpture, poésie ou musique, l’art n’a
d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les
généralités conventionnelles et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous
masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la
réalité même. »
Bergson
(1859 – 1941), Le Rire, 1900
L’artiste a alors
pour rôle de « débrouiller », d’ôter le brouillard, dû aux habitudes
culturelles, sociales, qui nous empêche de voir le monde véritable. Selon
Bergson, notre vie est trop remplie de « symboles », de systèmes de
représentations, et c’est contre nos évidences que doit agir l’artiste qui, en
ce sens, est un peu philosophe. En effet, notre monde habité est découpé en
espaces symboliques en raison de l’utilité d’un tel découpage : il y a la
route pour la circulation automobile, le trottoir pour les piétons, la piste
cyclable, le parc pour la promenade, le centre-ville pour la consommation …etc.
L’artiste doit alors déconstruire ces habitudes, ces usages, et, par exemple,
se réapproprier les espaces, les transformer, les détourner de leur destination
traditionnelle. Cette déconstruction, ce détournement auquel doit se livrer
l’artiste a pour finalité de « nous mettre face à face avec la réalité
même. ». Ainsi, une initiative du Boulon (centre artistique à Vieux-Condé),
associé à un groupe d’artistes nantais nommé Alice, intitulée « Portraits
de rue » a consisté à réaliser des photographies-portraits de personnes
habitant le long des lignes de tramway du valenciennois (entre Vieux-Condé et
Anzin) et de les afficher le long de ces lignes sur des panneaux géants de type
panneaux publicitaires.
Cette exposition
grandeur nature a duré du 15 novembre 2014 au 15 février 2015. L’objectif était
ici de faire vivre autrement leur trajet aux usagers du tramway, et, par cette
occasion, de mettre en lumière ces personnes que l’on voit quotidiennement par
la fenêtre en rêvassant, sans véritablement y penser, lorsque l’on se rend au
travail ou à l’école : ces visages, cette mère de famille en retard qui se
dépêche d’emmener les enfants à l’école, ces passants, cette dame âgée qui, tous
les jours à la même heure, va chercher ses publicités dans sa boîte aux
lettres, …etc. L’artiste montre l’anecdotique auquel on ne pense plus, à propos
duquel on pense, sans toujours être conscient de cette pensée, qu’il n’est pas
important. Ainsi, l’artiste fait voir le monde que l’on ne voit plus.
Au-delà même du
fait de nous montrer le monde oublié, l’art peut être le média qui nous le fait
comprendre. Comprendre et faire comprendre le monde est d’ailleurs le projet de
certains artistes :
« L'art,
c'est la plus sublime mission de l'homme, puisque c'est l'exercice de la pensée
qui cherche à comprendre le monde et à le faire comprendre. »
Rodin
[1840 – 1917], Sculpteur français
Encore
aujourd’hui, le cinéma par exemple, peut tenter de nous faire comprendre
une réalité que nous n’avons pas vécue : c’est là toute l’œuvre des films
qui tentent de faire passer la mémoire de la Shoah. L’art exprime ici l’indicible pour mieux nous faire
comprendre une réalité quasi-inimaginable pour nous, spectateurs vivant dans
une société relativement en paix.
Le cinéma
réaliste, bien que passant par la fiction, permet de nous donner à voir une
réalité qui nous est difficilement accessible autrement. Le cinéma nous montre
alors des situations de vie, parfois difficiles, pour que le spectateur puisse
vivre cela, certes par procuration, certes de manière biaisée en raison de la
distance créée par l’art, mais en ayant une idée tout de même de ce que montre
le film. Exemples de films traitant d’un sujet de société :
- Sur la condition des handicapés : Le scaphandre et le papillon (2007) ; Intouchables (2011) ; De rouille et d’os (2012) ; De toutes nos forces (2014)
- Sur la condition des sans-papiers, des migrants : Welcome (2009) ; Samba (2014)
- Sur la vie d’un soldat : American sniper (2015)
- Sur le monde médical : Hippocrate (2014) ; Un village presque parfait (2015) ; Médecin de campagne (2016)
- Sur le monde du travail : La loi du marché (2015)
- Sur le djihadisme : Made in France (2015) ; Les cowboys (2015)
- Sur la vie en famille d’accueil : Le gamin au vélo (2011) ; La tête haute (2015)
C’est le monde avec tous ses problèmes, toutes ses
failles, ses luttes, que nous donne à voir, certes par un moyen détourné,
l’art. Ainsi, le sujet de l’art, c’est d’abord le désordre du monde selon le
dramaturge allemand du XXème siècle Bertolt Brecht :
« Le désordre du monde, voilà le sujet de
l’art. Impossible d’affirmer que, sans désordre, il n’y aurait pas d’art,
et pas davantage qu’il pourrait y en avoir un : nous ne connaissons pas de
monde qui ne soit pas désordre. Quoi que les universités nous susurrent à
propos de l’harmonie grecque, le monde d’Eschyle était rempli de luttes et de
terreur, et tout autant celui de Shakespeare et celui d’Homère, de Dante et de
Cervantès, de Voltaire et de Goethe. Si pacifique que parût le compte rendu
qu’on en faisait, il parle de guerres, et quand l’art fait la paix avec le
monde, il l’a toujours signée avec un monde en guerre. »
Brecht, Notes
sur Shakespeare
Parfois, au-delà même de pointer les désordres du
monde, l’art a pour fonction d’agir sur la réalité montrée. L’art, en assumant
le fait qu’il s’agisse d’une médiation entre nous et la réalité qui nous
entoure, d’une re-présentation de la réalité pour nous la faire voir autrement,
sous un autre angle, peut avoir un rôle au sein de cette même réalité.
C’est, par exemple,
le rôle du théâtre, notamment de la tragédie grecque : en mettant en scène
des personnages s’affichant comme tels, c’est-à-dire ne cherchant pas à faire
illusion, le théâtre permet un processus d’identification à ces personnages
afin, soit de tirer des leçons en fonction des situations qu’ils vivent, soit
de vivre des passions (telles que la tristesse, la colère, la vengeance, etc.)
afin de purger ces passions de nos existences. C’est sur ce dernier aspect
qu’insiste Aristote en parlant de catharsis : il faut comprendre que
l’art crée comme un écran entre nous et la réalité afin de se purger des
passions qui peuvent nous animer. La tragédie grecque a donc ici, selon
Aristote, un rôle éducatif (le théâtre, à l’époque, étant une institution
populaire).
Platon lui-même,
alors qu’il rejetait les artistes de sa Cité idéale, reconnaissait que certains
arts, tels que l’art de la fable, peut avoir un intérêt éducatif. Il est un
fait que l’art peut avoir un rôle moral : il convient, par exemple,
d’élever les enfants grâce aux fables de La Fontaine.
La
psychanalyse freudienne porte également un regard bienveillant sur l’activité
artistique : elle serait une œuvre de civilisation en nous détournant de
la réalisation violente de nos pulsions bestiales. L’œuvre d’art serait alors
la sublimation de ces pulsions : une canalisation de notre énergie.
Sublimation :
Processus par lequel l’énergie d’une pulsion sexuelle ou agressive est déplacée
vers des buts non sexuels.
L’art peut
également avoir un impact sur la réalité en ayant un rôle social : c’est
ce que montre la proposition artistique Waste Land mis en
film en 2011. L’art peut enrichir des populations défavorisées. Ce film montre
la proposition de l’artiste brésilien Vik Muniz à Jardim Gramacho, la plus
grande décharge du monde située dans la banlieue de Rio : il photographie
les Catadores (les ramasseurs d’ordures) en les mettant en scène avec les
déchets (ou simplement les déchets), par exemple pour reproduire le
tableau La Mort de Marat. Il expose
ensuite les photographies en vue de les vendre, et le bénéfice de la vente ira
au Catadores. Ainsi, l’art peut changer la réalité, avoir un impact, social
ici, sur elle.
C / L’art ne doit pas être imitatif mais
expressif :
Si l’art ne nous
détourne pas du réel, mais, au contraire, nous le montre, alors on peut
raisonnablement dire que Platon n’a rien compris à l’art. Erwin Panofsky,
philosophe allemand du XXème siècle, estime alors que la philosophie
platonicienne est « étrangère à l’art ».
Il faut alors
refuser de considérer l’essence de l’art comme étant l’action d’imiter (la
nature) : l’art n’est pas qu’imitatif. C’est ce que montre Hegel dans son Cours d’esthétique : d’ailleurs, l’imitation sera à jamais
inférieur à son modèle.
Etude de texte : Hegel : Contre l’art imitatif.
« Au
lieu de louer des œuvres d’art parce qu’elles ont même abusé des colombes et des singes, mieux vaudrait se contenter
de blâmer justement ceux qui s’imaginent encenser l’œuvre d’art en ne lui
attribuant, comme fin suprême et ultime, qu’un aussi médiocre effet. Mais, de
toute façon, il suffit de dire que, du
point de vue de la simple imitation, l’art ne pourra jamais rivaliser avec la
nature et se donnera l’allure d’un ver de terre rampant derrière un éléphant.
Etant donné que la production de copies ne réussit donc jamais à égaler
parfaitement le modèle naturel, la seule fin qu’on puisse désormais lui trouver
est le plaisir pris au tour d’adresse consistant à réaliser quelque chose qui
ressemble à la nature. Et assurément l’homme peut se réjouir de pouvoir
produire quelque chose qui existe déjà par ailleurs, mais qui est dû cette fois
à son propre travail, à son habileté et son application propres. Cependant,
même cette joie et cette admiration, prises pour elles-mêmes, ont tendance à se
tempérer et à se refroidir, voire à tourner à l’ennui et à la répulsion, et
cela d’autant plus, justement, que la copie est semblable au modèle naturel. Il
y a des portraits qui, comme on l’a dit spirituellement, sont ressemblants
jusqu’au dégoût, et à propos de cette complaisance que nous avons pour les
imitations comme telles, Kant donne un autre exemple, disant qu’un homme qui
sait imiter parfaitement les trilles du rossignol – et il en existe – nous
inspire bientôt de l’agacement et que, si le chant que nous écoutions en le
prenant pour celui d’un oiseau se révèle être celui d’un homme, nous le
trouvons aussitôt fastidieux et rébarbatif. Car alors nous ne reconnaissons
plus en lui qu’un habile stratagème, qui n’est ni libre production naturelle ni
œuvre d’art ; nous attendons en effet de la libre puissance productrice de
l’homme tout autre chose qu’une telle musique, qui nous intéresse uniquement
lorsqu’elle surgit sans être intentionnelle, telles les trilles du rossignol
qui, rappelant les inflexions de l’émotion humaine, émanent d’une vie originale
et caractéristique. De manière générale, ce plaisir que suscite l’habileté
imitative ne pourra jamais être que restreint, et il sied mieux à l’homme de
prendre plaisir à ce qu’il produit à partir de ses propres ressources. »
Hegel, Cours d’esthétique, 1818 à 1829, I,
Introduction, Traduction Lefebvre et Schenck, Aubier, Pages 61 à 63
L’art doit donc être spontané,
créatif, original : c’est là le principe de l’art expressionniste qui nous
donne à voir le réel, d’un sentiment, d’un ressenti, qui ne peut s’incarner que
dans l’art. La peinture, par exemple, peut exprimer les passions humaines, même
les plus traumatisantes qui seraient indicibles. L’artiste dit par la peinture
ce qu’il ne peut dire avec des mots : les mots trahiraient la force du
sentiment à transmettre. C’est le projet de l’expressionnisme. La
peinture peut, par exemple, exprimer la peur, l’angoisse : c’est le
cas du Cri de Munch.
Expressionnisme :
Tendance artistique et littéraire du XXème siècle qui s’attache à
l’intensité de l’expression. Essentiellement nordique, l’expressionnisme
apparut en réaction à l’impressionnisme. Ses précurseurs furent, à la fin du
XIXème siècle, le belge Ensor [1860 – 1949], le néerlandais Van Gogh [1853 – 1890] ou
encore le norvégien Munch [1863 – 1944], dont la peinture se caractérisait par
la vigueur de la touche et les rapports de couleurs insolites au service de
l’intensité expressive. Cependant, sa terre d’élection fut l’Allemagne avec les
peintres du groupe « Die Brücke »
[1905 – 1913], qui cultivèrent les simplifications formelles, la violence
graphique, l’irréalisme de la couleur. A Munich, ceux du groupe « Der Blaue Reiter » [1911 – 1914]
évoluèrent vers l’abstraction lyrique. Au cours de la première guerre mondiale,
l’expressionnisme subsista dans l’art pathétique de l’autrichien Kokoschka
[1886 – 1980], pessimiste de l’allemand Beckmann [1884 – 1950], ou critique des autres
allemands Dix [1891 –
1969] et Grosz [1893 – 1959] (naturalisé américain) – les trois derniers
représentant le mouvement de la « nouvelle objectivité ». En
Belgique, les peintres de l’école « de Laethem-Saint-Martin » - tels Permeke
[1886 – 1952], Van den Berghe et Gustave De Smet [1877 – 1943] – et, en France,
des individualités puissantes (les peintres Rouault [1871 – 1958] et Soutine [1893 – 1943], les sculpteurs Zadkine
[1890 – 1967] et Richier [1902 – 1959]) prolongèrent le courant. Au Mexique,
celui-ci se développa sous l’influence du muralisme, issu de la
révolution. Après 1945, l’expressionnisme connut un renouveau dans des œuvres
qui combinaient la propension au primitivisme et la spontanéité gestuelle
découverte avec les surréalistes. En sont directement issus : en Europe,
le mouvement Cobra [1948 – 1951] ; aux Etats-Unis, les courants dits de l’
« expressionnisme abstrait » (action
painting [fondée sur le geste]), avec Pollock [1912 – 1956], De Kooning [1904 – 1997] et Franz Kline
[1910 – 1962], et de l’ « abstraction chromatique », avec Rothko [1903 – 1970]. Le
groupe des « nouveaux fauves », qui se forma en Allemagne à la fin
des années 1970, peut aussi être rattaché à l’expressionnisme.
Muralisme :
Courant artistique du XXème siècle, essentiellement mexicain,
caractérisé par de grandes peintures murales dont l’inspiration puise aux
sources populaires ou nationales.
- Munch, Le cri, 1893, 102x205cm (Musée Munch, Oslo) :
« D’une
façon générale, le but de l’art
consiste à rendre accessible à l’intuition ce qui existe dans l’esprit humain,
la vérité que l’homme abrite dans son esprit, ce qui remue la poitrine humaine
et agite l’esprit humain. »
Hegel, Esthétique
Ici, nous
sommes sur le mode intuitif, et non discursif. La discursivité est propre aux
projets démonstratifs : l’art ne démontre pas, il montre.
Transition :
L’art peut donc être considéré, non comme un
divertissement qui nous éloignerait (sciemment ou non) de la réalité, mais
comme un moyen singulier d’accéder à une réalité inatteignable autrement telle
que la réalité d’un sentiment, celle de l’ordre (ou du désordre) du monde, ou
encore celle d’une situation de vie particulière.
D’ailleurs,
n’est-ce pas la noblesse de l’art, et, par-là, de la culture humaine, de ne pas
se réduire à la mise en œuvre de techniques ? C’est notamment ce que
souligne Hegel qui inscrit l’art
dans une recherche de l’universel.
III / L’art
est-il une technique ? :
L’art est d’une autre nature que la technique :
l’activité artistique ne demande ni travail ni habileté, mais d’abord de la grâce.
Cette grâce
peut être accordée par Dieu dans une conception religieuse de l’art.
Si l’art
n’est ni travail ni habileté, il est alors d’abord surgissement, spontanéité,
naturel : l’art sort des tripes de l’artiste, et non de sa réflexion.
C’est pour cette raison que l’on parle de création artistique, en référence au
principe religieux de Création qui ne
désigne pas le fait de donner une forme à un matériau pré-existant, mais l’acte
de création ex nihilo, c’est-à-dire à
partir de rien, du néant. L’art doit proposer quelque chose de nouveau et
d’individuel, de personnel, de vécu.
Pourtant, à
l’opposé de cette conception de l’art qui fait dépendre cette activité d’une
grâce, d’un génie, d’une spontanéité, d’une inspiration aussi, Nietzsche déconstruit ce mythe de la
création artistique afin de réhabiliter le travail de l’artiste qui nécessite
des efforts :
Texte de
Nietzsche :
« Comme
nous avons bonne opinion de nous-mêmes, mais sans aller jusqu’à nous attendre à
jamais pouvoir faire même l’ébauche d’une toile de Raphaël ou une scène
comparable à celles d’un drame de Shakespeare, nous nous persuadons que
pareilles facultés tiennent d’un prodige vraiment au-dessus de la moyenne,
représentent un hasard extrêmement rare, ou, si nous avons encore des
sentiments religieux, une grâce d’en haut. C’est ainsi notre vanité, notre
amour-propre qui nous poussent au culte du génie : car il nous faut
l’imaginer très loin de nous, en vrai miraculum,
pour qu’il ne nous blesse pas (même Goethe, l’homme sans envie, appelait
Shakespeare son étoile des altitudes les plus reculées ; on se rappellera
alors ce vers : « Les étoiles, on ne les désire pas »). Mais,
compte non tenu de ces insinuations de notre vanité, l’activité du génie ne
paraît vraiment pas quelque chose de foncièrement différent de l’activité de
l’inventeur mécanicien, du savant astronome ou historien, du maître en
tactique. Toutes ces activités s’expliquent si l’on se représente des hommes
dont la pensée s’exerce dans une seule direction, à quoi toutes choses servent
de matière, qui observent toujours avec la même diligence leur vie intérieure
et celle des autres, qui voient partout des modèles, des incitations, qui ne se
lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien non plus que
d’apprendre d’abord à poser des pierres, puis à bâtir, que de chercher toujours
des matériaux et de toujours les travailler. Toute activité de l’homme est une
merveille de complication, pas seulement celle du génie : mais aucune
n’est un « miracle ». – D’où vient alors cette croyance qu’il n’y a
de génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe ? qu’eux seuls ont
de l’ « intuition » ? (ce qui revient à leur attribuer une sorte
de lorgnette merveilleuse qui leur permet de voir directement dans l’
« être » !). Manifestement, les hommes ne parlent de génie que
là où ils trouvent le plus de plaisir aux effets d’une grande intelligence et
où, d’autre part, ils ne veulent pas éprouver d’envie. Dire quelqu’un « divin » signifie : « Ici, nous
n’avons pas à rivaliser. » Autre chose : on admire tout ce qui
est achevé, parfait, on sous-estime toute chose en train de se faire. Or,
personne ne peut voir dans l’œuvre de l’artiste comment elle s’est faite ; c’est là son
avantage, car partout où l’on peut observer une genèse on est quelque peu
refroidi. L’art achevé de l’expression écarte toute idée de devenir ;
c’est la tyrannie de la perfection présente. Voilà pourquoi ce sont surtout les
artistes de l’expression qui passent pour géniaux, et non pas les hommes de
science. En vérité, cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu’un
enfantillage de la raison. »
Nietzsche, Humain,
trop humain, 1878, I, IV, Paragraphe 162 : « Culte du génie par vanité. », Folio essais, Pages 142 – 143
Nietzsche dénonce
ceux qui parlent de « génies » en art, qui divinisent les artistes de
talent : en effet, il convient, pour rester raisonnable et pour avoir
l’audace de tenter de concurrencer les « génies », de se rappeler que
les œuvres « géniales » ne sont que des résultats de travaux
préalables. Ainsi, selon Nietzche, tout le monde, avec de l’entraînement, en
ayant sa pensée qui « s’exerce dans une seule direction », peut égaler
les maîtres : c’est le discours relatif aux « génies » qui nous
freine, qui crée en nous de l’auto-censure par peur de paraître orgueilleux. Ainsi, il ne
faut pas négliger le fait que l’artiste se livre à un travail, travail dans
lequel nous pourrions tous parvenir à des résultats dignes si nous nous en
donnions les moyens. Nietzsche nous incite ici à ne pas abandonner l’effort au
profit d’une admiration passive de ceux qui font. L’art ne peut donc pas se
passer de travail, comme il en peut se passer de règles. En effet, d’un point
de vue purement logique, l’artiste ne peut se soustraire à toutes les règles,
ne serait-ce parce qu’il travaille une matière. Ainsi, un architecte, par exemple,
est soumis à certaines règles de construction, au moins pour que son œuvre ne
s’écroule pas. Et il en va de même dans chaque art : l’art ne peut donc
pas se passer d’une certaine technique qui nécessite un travail
d’apprentissage.
Conclusion :
Afin de
répondre à la question, nous pouvons maintenant dire que la création
artistique nous détourne ou nous rapproche du réel en fonction des différentes
conceptions que l’artiste se fait de son art. L’art est soit illusoire, soit il
cherche à saisir la réalité d’une manière qui lui est propre. L’art est alors
soit condamné, soit promu au rang de l’unique moyen d’accéder à la réalité des
choses. Ainsi, tout art ne nous détourne pas du réel : un certain type
d’art permet, au contraire, de l’atteindre.
Notions étudiées :
Principales :
- L’art
- La raison et le réel
- La vérité
Secondaires :
- La culture
- Le travail et la technique
- La religion
- Sources :
Bibliographie :
- Aristote, Poétique
- Maupassant, Pierre et Jean
Référence
cinématographique :
- Dans la maison